Ç LÕinvention des traditions È et lÕanthropologie de lÕOcanie : Naissance dÕune controverse
2. Les succs de la thorie Ç inventionniste È
Babadzan et Philibert convergent toutefois sur un certain nombre de thmes essentiels (modernisation des rapports sociaux, politisation et rification de la culture, discours identitaire philo-coutumier port par les lites occidentalisesÉ), et tous deux proposent que lÕanthropologie des socits contemporaines du Pacifique sÕattle un travail de dconstruction des nationalismes culturalistes compris comme des avatars rgionaux dÕune idologie moderne de la tradition (en lÕoccurrence la Kastom). Ils appuient leurs argumentations sur des exemples concrets et localiss de Ç renaissance culturelle indigne È, que ce soit en Nouvelle-Caldonie, en Papouasie-Nouvelle-Guine, ou aux Nouvelles-Hbrides (condominium franco-britannique qui devient indpendant en 1980 et prend le nom de Rpublique du Vanuatu). Plus exactement, tous les deux mentionnent, pour illustrer leurs propos sur la rification et la folklorisation des cultures traditionnelles, le recours deux formes trs particulires Ð la fois nouvelles et universelles Ð de reprsentations destines montrer, Soi (autochtones, indignes, coloniss) et aux Autres (allochtones, touristes, colonisateurs), lÕexistence dÕune communaut culturelle no-traditionnelle, la fois riche de son pass et pleine de vitalit : il sÕagit des festivals et des centres culturels, dont lÕavenir dmontrera effectivement quÕils sÕimposent bel et bien comme des archtypes de la Ç renaissance culturelle È, des moments privilgis dÕune sorte de
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136 Paradoxalement, et sauf omission de ma part, Philibert sera beaucoup moins cit et ouvertement cibl par les critiques des commentateurs que ne le seront Keesing et Babadzan.
Ç catharsis thtrale È la franaise, pour reprendre un mot de Guiart (1996b : 109), qui nÕest rien de moins que la mise en spectacle et la clbration des identits, quÕelles soient ocaniennes ou autres137. Babadzan consacre ainsi un sous-titre au thme des festivals, qui constituent, selon lui, Ç le rituel moderne par excellence des nouveaux nationalismes ocaniens È (1988 : 212 ; cÕest moi qui souligne). La coutume, crit-il, sÕy trouve vritablement mise en scne :
Ç [Elle] apparatra dÕune manire frappante et parfois pittoresque, comme une sorte dÕimmense "bricolage" no-coutumier ou no-traditionnel, une compilation de traits provenant de diffrentes cultures, dtachs, extraits de leur contexte, et juxtaposs des lments directement inspirs de pratiques occidentales ou occidentalises, en particulier des pratiques religieuses È (ibid.)138.
Philibert, pour sa part, voque le National Arts Festival organis Port-Vila au Vanuatu en dcembre 1979 (soit quatre ans aprs Mlansia 2000). Il dcrit une reprsentation de la culture comme un Ç ensemble de survivances È (Ç a set of survivals È), des croyances et des pratiques considres comme ÔanciennesÕ (Ç ÔoldÕ behaviours and beliefs È) rassembles pour la premire fois en un mme lieu, et mises en spectacle.
Sur ce thme de la rification de la culture, les argumentations de Babadzan et Philibert se recoupent jusque dans la forme : lÕun parle du Ç dcoupage È (en franais dans le texte) de la culture, lÕautre voque un Ç bricolage È (en franais galement) de traits culturels ; lÕun dcrit un Ç inventaire È (inventory) des activits proposes lors du festival, quand lÕautre prfre parler dÕune Ç compilation È (medley) ; quand le premier cite plusieurs reprises lÕouvrage de Debord, La socit du spectacle, le second lui fait cho en affirmant que Ç lÕaccent est mis sur la culture en tant que spectacle È ou que Ç la tradition devient alors un spectacle È (Babadzan, 1988 : 199, 212 ; Philibert, 1986 : 3, 7).
Dans son article, Babadzan soulve aussi un paradoxe qui sera repris ensuite par Keesing (1989, cf. infra), et qui traduit surtout le malaise ressenti par les reprsentants dÕune science, lÕanthropologie, qui prend traditionnellement pour objet les cultures Ç autres È. Cette science se voit peu peu conteste dans ses argumentations et dans ses paradigmes, et cÕest
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137 Guiart emprunte vraisemblablement le terme de cartharsis Missotte (1995 : 89, 92), qui lÕutilise propos du festival Mlansia 2000 de 1975.
138 LÕargumentation dveloppe ici fait rfrence au tout premier festival dÕart mlansien, Mlansia 2000, qui fut organis en septembre 1975 en Nouvelle-Caldonie (Babadzan, 1988 : 212-216). Cf. infra.
bien la lgitimit des chercheurs occidentaux qui se trouve ici mise en jeu (et qui ne tardera dÕailleurs pas devenir un enjeu au sein du monde acadmique) :
Ç Aucun discours "scientifique" nÕest plus considr comme acceptable du fait quÕil mane de Blancs, qui sont incapables de "comprendre" (par empathie) la dimension inexprimable de la coutume. Pourtant, cÕest parfois la lecture htive des monographies classiques des ethnographes du dbut du vingtime sicle qui sert dsormais de rfrence pour tenter une reconstruction historique de la coutume (...) È (1988 : 220)139.
Philibert insiste pareillement sur la rappropriation des travaux des ethnographes par les traditionalistes locaux en qute de rfrences culturelles. Il croit plutt dceler dans cette Ç codification È ethnographique de la Kastom les prmisses dÕune Ç ossification È de la culture, qui pourrait cesser dÕtre une Ç pratique vcue È spontanment et sans mme y penser, pour devenir une sorte de convention codifie et consigne dans des textes caractre normatif. Il se rfre pour cela un article extrait du recueil de Keesing et Tonkinson (1982), dans lequel lÕauteur, Joan Larcom, explique sÕtre lance dans les annes soixante-dix sur les traces dÕun autre anthropologue au Vanuatu (alors encore condominium franco-britannique des Nouvelles-Hbrides), A. B. Deacon, prsent sur le terrain, dans lÕle de Malekula, quelque quarante ans plus tt140. Larcom a pu personnellement constater combien, en lÕespace de sept annes (entre 1973-1974, date de son premier sjour de terrain dans le district de Mewun, et 1981, date de son second sjour, soit un an aprs lÕaccession du Vanuatu lÕindpendance), les travaux de Deacon, dont mme les Ç vieux È des tribus autochtones ignoraient tout en 1973, avaient t subitement pris en considration localement : un instrument (tambour) traditionnel qui avait tout particulirement veill la curiosit et lÕintrt de Deacon (il lÕavait donc abondamment dcrit dans ses formes aussi bien que dans ses usages), avait finalement t rig en symbole dÕauthenticit et dÕidentit culturelle, dsormais dfinies sous le terme gnrique et politique de Kastom (Larcom, 1982 : 330-337)141.
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139 Nous verrons plus loin que lÕune des tches des anthropologues sera prcisment de dmontrer le contraire (cf.
par exemple la notion dÕÇ amiti È, utilise par Bensa, qui transformerait lÕexprience ethnographique en un Ç co-apprentissage par lequel, pour lÕethnographe comme pour ses htes, lÕtrange devient familier È (Bensa, 2003 : 57 ; il fait rfrence Naepels, 1998). Bensa faisait dj auparavant mention dÕune Ç dette amicale et professionnelle È dont lÕethnologue serait Ç dbiteur È envers le peuple quÕil tudie (1988 : 196).
140 LÕouvrage de Deacon porte un titre absolument rvlateur du contexte ethnologique de lÕpoque : Malekula : A Vanishing People in the New Hebrides [un peuple en voie de disparition aux Nouvelles-Hbrides], Routledge & Keagan Paul, Londres, 1934.
141 Le texte de Larcom (1982) est galement cit par Jolly (1992b : 341). SÕappuyant sur un texte de James Baldwin (1979), Babadzan voque pour sa part le travail accompli dans les annes 1970 par lÕanthropologue Anthony Crawford, dont lÕaspect performatif dans le processus de Ç renaissance culturelle È des Gogodala en Papouasie-Nouvelle-Guine constitue un modle du genre (1988 : 217-219 ; 2009 : 64-71).
Alors que lÕanthropologie ocaniste anglo-saxonne des annes 1980 continue dÕtre confronte la monte des nationalismes post-coloniaux contre lÕhgmonie occidentale, et la multiplication des expressions de Ç renaissance culturelle È autochtones, dÕautres chercheurs sÕemparent leur tour de la thmatique de lÕinvention de la tradition et de son rle dans le discours nationaliste, pour tenter dÕapprhender les processus de transformation socio-culturelle lÕÏuvre dans le Pacifique et au-del.
LÕanthropologue Jocelyn Linnekin (1983) voque la monte du nationalisme culturel Hawaii ; elle en situe le foyer idologique au sein de lÕuniversit locale, et dcrit un Ç mouvement urbain qui attire surtout de jeunes mtis Hawaiiens qui ne parlent pas la langue de Hawaii et dont les familles ont quitt depuis longtemps la terre et le mode de vie rural È (1983 : 244). Le discours nationaliste est analys l encore comme un processus moderne dÕidalisation de certains lments traditionnels, rinvents si ncessaire, pour tre rigs en symboles identitaires et politiques. Dans la mme priode, Richard Handler (1984 ; 1985) sÕappuie quant lui sur des observations quÕil a menes au Qubec, pour voquer la rification de la culture (Ç the objectification of culture È) par les lites politiques nationalistes. Les deux auteurs proposent galement une analyse conjointe et comparative de leurs terrains respectifs (Qubec/Hawaii) pour asseoir lÕide selon laquelle les traditions culturelles, tout en faisant invitablement rfrence au pass, sont ncessairement labors dans le prsent (Handler et Linnekin, 1984 : 287-288). Leurs argumentations questionnent des notions-clefs de lÕanthropologie, telles que lÕethnicit, lÕidentit ou lÕauthenticit culturelle, pour lesquelles elles mobilisent des rfrences des textes plus anciens142. Assez curieusement, les deux ouvrages cits prcdemment (Keesing et Tonkinson, 1982 ; Hobsbawm et Ranger, 1983) ne sont pas mentionns.
Il faut attendre la parution dÕun nouvel article de Roger Keesing, en 1989, pour retrouver des positions dfendues par lÕauteur dans le recueil de 1982, mais aussi pour voir figurer une rfrence (quoique lapidaire) lÕouvrage dÕHobsbawm et Ranger (Keesing, 1989 : 20), prcision tant faite par Keesing que les phnomnes tudis par les deux historiens (la question thorique de lÕidologie et de la reprsentation, les questions dÕconomie politique, et
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142 Barth, F., (d.), Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference. Little, Brown, 1969 ; S. Eisenstadt, S., Ç Intellectuals and Tradition È, Daedalus, 1972 : 1-20 ; Geertz, C., The interpretation of cultures. New York, Basic Books, 1973 ; Wagner, R., The invention of culture. Englewoods Cliffs, Prentice Hall, 1975 ; Cohen, R., Ç Ethnicity : Problem and focus in anthropology È, Annual Review of Anthropology, 7, 1978, pp.379-403.
les dynamiques de construction identitaire dans les tats-nations post-coloniaux) nÕont pas t explors Ç de manire extensive È pour la rgion Pacifique (ibid.). Dans cet article intitul Ç Creating the Past : Custom and Identity in the Contemporary Pacific È, Keesing appuie surtout sa dmonstration sur le texte de Babadzan, 1988[1983] quÕil cite longuement et plusieurs reprises (Keesing, 1989 : 27, 29, 30, 31-32)143.
La position pistmologique propose par Keesing, qui renvoie aux thses dj formules par ce mme auteur en 1982, et par Babadzan en 1983, se trouve dsormais tendue une plus large zone gopolitique dans le Pacifique (Ç from HawaiÕi to New Zealand, in New Caledonia, Aboriginal Australia, Vanuatu, the Salomon Islands, and Papua New Guinea È, 1989 : 19), o lÕanthropologie voit prosprer autant dÕÇ idologies mergentes du pass È (ibid.). Le cadre thorique et contextuel nÕest plus seulement celui des processus dÕdification nationale, ceux qui ont vritablement donn lieu lÕapparition dÕtats-nations (dont le recueil dÕHobsbawm et Ranger proposait diffrents cas concrets en Europe, en Afrique, ou en Inde), mais il inclut galement les Ç Quart-Mondes È du Pacifique, cÕest--dire ces vestiges des empires coloniaux, dans lesquels les populations autochtones sont devenues des minorits qui portent avec force des sentiments communautaires et comptent bien faire entendre les revendications (culturelles, sociales, foncires, politiques) des domins. Certains parmi eux, subissent toujours une situation de domination (no)coloniale, et nÕont pas, loin sÕen faut, renonc leurs projets dÕmancipation ou dÕindpendance Ð cÕest le cas du mouvement nationaliste kanak de Nouvelle-Caldonie144.
LÕidologie de la Kastom est nouveau prsente par Keesing comme un processus dÕidalisation du pass prcolonial et dÕobjectification (rification) dÕune culture essentialise. Drive dÕidologies occidentales, elle suppose, explique lÕauteur, lÕintriorisation des archtypes coloniaux du Ç primitif È et de Ç lÕauthentique È, mais galement lÕintgration du discours missionnaire et lÕappropriation de certaines valeurs du christianisme (1989 : 27). LÕensemble de ces reprsentations constitue un rpertoire symbolique qui se voit qualifi de
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143 Le texte de Babadzan est dÕailleurs ici dat de 1983 (date de sa communication au colloque Ç Ethnicities and Nations È), et non de 1988 (date de publication des actes du colloque), ce qui atteste, si besoin tait, lÕantriorit des arguments de Babadzan et leur caractre novateur pour lÕpoque (cf. Jolly, 1992 : 51).
144 Aprs une priode de violences et dÕaffrontements entre indpendantistes et anti-indpendantistes (les Ç vnements È de 1984-1988), les parties en prsence ont finalement accept, la demande de lÕtat franais, de signer une forme de compromis politique (accords de Matignon de 1988). En dcembre 1989, lorsque parat lÕarticle de Roger Keesing (qui nÕen fait pas mention), le leader indpendantiste kanak Jean-Marie Tjibaou, co-signataire des accords de Matignon, vient dÕtre assassin par un indpendantiste kanak radical (4 mai 1989). Je reviendrai plus loin sur la spcificit de la situation caldonienne et sur le contexte politique local trs particulier des annes 1980-1990.
Ç traditionnel È, et dont sÕemparent les nouvelles lites politiques autochtones pour faire lÕapologie de la coutume, qui consiste en premier lieu en une critique de la domination coloniale.
Babadzan avait dj dcrit lÕidologie culturaliste des nationalismes ocaniens comme un discours philo-coutumier spectre largi, qui mettait sur le mme plan (et classait dans la catgorie Ç Kastom È), aussi bien des lments culturels issus de la tradition prcoloniale, que des reprsentations ou des pratiques syncrtiques beaucoup moins anciennes, faonnes par des dcennies dÕacculturation sociale et surtout religieuse, et pareillement tenues pour Ç traditionnelles È (Babadzan, 1988 : 209). Cette formulation permet de souligner et dÕillustrer une des caractristiques majeures de lÕidologie nationaliste, qui consiste oprer un choix conscient parmi des traits culturels aptes recueillir lÕadhsion des populations censes sÕy Ç reconnatre È. Or, comme on le verra plus clairement propos de la Nouvelle-Caldonie, le christianisme (dans sa version Ç indignise È, ou syncrtique) constituera un ressort essentiel du sentiment dÕappartenance communautaire et culturelle et, par ricochet, de la mobilisation politique autour des rfrences Ç la coutume È145. Cette interprtation, qui confre sa force paradigmatique la thorie de lÕinvention des traditions, sera vivement critique par les auteurs postmodernes et les sympathisants du nationalisme traditionaliste : ils y verront une dnonciation de Ç lÕartificialit È des traditions, cristallisant alors le dbat sur le registre quasi-exclusif de lÕauthenticit, et glissant rapidement sur celui de lÕefficacit symbolique du processus idologique dÕdification identitaire (cf. infra).
Keesing explique quant lui que le discours port par les lites nationalistes, qui sÕappuie sur des strotypes culturalistes pour riger la Kastom en idologie dÕtat, souffre des mmes Ç maladies conceptuelles È que lÕanthropologie : en effet, dit-il, ce discours sÕapproprie en particulier la description essentialiste et rifie des cultures telle quÕelle a t construite (et surtout crite) par lÕanthropologie, ce que Babadzan et Philibert avaient dj dtect dans lÕusage qui pouvait tre fait, par certains idologues traditionalistes, des monographies produites au dbut du XXe sicle par les ethnographes. Ce rle-clef des concepts utiliss par lÕanthropologie pour lÕtude des cultures ocaniennes, va rapidement devenir un thme central dans la rflexion des chercheurs spcialistes de la rgion : en proposant lÕobjectivation des conditions dÕmergence dÕun discours qui valorise la Ç renaissance culturelle È dans une
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145 Ailleurs, l o le christianisme nÕa pas russi sÕimplanter parmi les populations Ç paennes È, le discours sur la coutume se construira le plus souvent en opposition la religion importe (cf. Tonkinson, 1982 ; Jolly, 1982).
perspective nationaliste, les anthropologues commencent galement, et Keesing en particulier, questionner les conditions pistmologiques et thiques de leur propre recherche146.
Un an plus tard, dans un article intitul Ç Theories of culture revisited È, Keesing consolide encore un peu plus sa position sur ce quÕil qualifie comme tant Ç nos propres maladies conceptuelles È (1990 : 54), en dplaant le curseur de lÕinvention des cultures, dÕabord et surtout, du ct de lÕanthropologie :
Ç Le monde tribal dans lequel nous avons situ lÕaltrit Ð le monde des "socits froides" de Lvi-Strauss Ð fut notre invention anthropologique. (É) Notre conception essentialiste, rifie de "la culture", tant pass dans le sens commun occidental, a t intgre par les lites du Tiers-Monde dans la rhtorique du nationalisme culturel. Si une "culture" est comme une chose, si les essences culturelles persvrent, alors "elle" fournit un instrument rhtorique idal pour des revendications identitaires, formules en opposition la modernit, lÕoccidentalisation, ou au no-colonialisme È (Keesing, 1990 : 47-48).
Il revient sur le rle des lites nationalistes, Ç aussi occidentalises soient-elles È, pour qui revendiquer une Ç culture È quivaut, selon lui, revendiquer Ç une identit, une authenticit, une rsistance et une rsilience È (ibid. : 53 ; cÕest moi qui souligne).
Ç La culture, ainsi rifie et essentialise, peut faire lÕobjet dÕune transformation mtonymique, de sorte que lÕhritage culturel dÕun peuple ou dÕune nation post-coloniale peut tre reprsent par ses formes et ses performances matrielles ftichises : "tenues traditionnelles", danses, artisanat. Ainsi transforme, "elle" Ð un condens smiotique pour dsigner la culture hrite Ð peut tre dploye dans des rituels dÕtat, des festivals dÕart, des performances pour touristes, et des expressions politiques destines raffirmer quÕ"elle" survit malgr lÕoccidentalisation (et du mme coup occulter lÕrosion [des socits traditionnelles], la rorganisation capitaliste, et la pauprisation de la vie rurale) È (ibid. : 53).
Enfin, la suite de Babadzan (1988 : 220), Keesing voit comme une vritable ironie du sort le fait que, prcisment, ce sont ceux-l mme qui ont produit cette rification des cultures Ð les anthropologues occidentaux Ð qui se voient dsormais accuss dÕen tirer des profits usurps (symboliques, acadmiques, etc.), et qui se trouvent ainsi disqualifis au seul motif
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146 Keesing dfend plusieurs reprises (1990 : 52, 56) lÕide selon laquelle les anthropologues auraient trop longtemps peru les cultures exotiques quÕils tudiaient comme des Ç rcifs coralliens È, cÕest--dire comme des ensembles organiques inchangs, des substrats sur lesquels des apports culturels extrieurs seraient venus se sdimenter trs progressivement, sans les modifier. La Ç coral-reef theory È de Keesing (quÕil rappelle encore dans un texte publi en 1993) nÕa gure t retenue ni commente par la suite.
quÕils sont trangers aux cultures quÕils prtendent tudier et connatre147. Pour appuyer son argumentation lÕencontre des lites nationalistes, il se rfre deux auteurs, Epeli HauÕofa et Ranajit Guha (ce dernier tant issu du courant des Subaltern Studies), dont certains crits particulirement Ç anti-lites È seraient enfin la preuve, selon Keesing, dÕune rappropriation et dÕune reformulation autochtones des concepts pistmologiques de lÕanthropologie, et donc de lÕmergence dÕune vritable rflexivit critique endogne148.
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147 Ç JÕavais signal (É) lÕironie qui survient lorsquÕune conception de la culture indirectement emprunte de lÕanthropologie sert dnoncer les chercheurs trangers, parmi lesquels les anthropologues sont les "mchants par excellence" (quintessential villains) È (Keesing, 1990 : 53).
148 HauÕofa (1987) ; Guha (1983) ; (Keesing, 1990 : 58). Voir aussi Linnekin (1992 : 255) ; Lawson (1996 : 4-5, 22), ou encore Rmy (2011) propos du Ç renversement du regard colonial È.