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LÕanthropologie en Nouvelle-CalŽdonie : la recherche militante

1. Ethnologie et nationalisme

Revenant sur la place de lÕanthropologie dans lÕanalyse des dynamiques historiques et coloniales en rŽgion Pacifique, Beno”t TrŽpied rŽsume le cadre ŽpistŽmologique en des termes plut™t manichŽens :

Ç [La] prise de parole des universitaires autochtones du Pacifique sÕest (É) construite pour une large part en rŽaction aux travaux des anthropologues blancs analysant les stratŽgies politiques et culturelles des leaders ocŽaniens en termes dÕ"invention de la tradition". Trs virulentes au sein du monde intellectuel anglophone du Pacifique des annŽes 1980-1990, ces controverses autour de la notion "dÕauthenticitŽ" en OcŽanie ont fortement contribuŽ ˆ cristalliser la tension entre chercheurs non-autochtones et chercheurs (ou leaders) autochtones dans la rŽgion : ce faisant, elles ont dÕautant plus nourri la rŽflexion sur la question de lÕautoritŽ ethnographique et les enjeux dÕune dŽcolonisation de la recherche dans le Pacifique È (TrŽpied, 2011 : 164).

Il ajoute :

Ç Il est frappant de constater combien la Nouvelle-CalŽdonie est relativement Žtrangre ˆ ces dŽbats pourtant incontournables dans son environnement rŽgional immŽdiat, au sein de pays partageant en outre de nombreuses caractŽristiques socio-historiques communes (politiques de peuplement blanc et minorisation dŽmographique des colonisŽs en Australie et en Nouvelle-ZŽlande, colonisation pour partie franaise au Vanuatu) È (ibid. : 164-165).

Pour TrŽpied, cette situation est imputable principalement

Ç ˆ lÕisolement linguistique et intellectuel de la Nouvelle-CalŽdonie francophone dans une OcŽanie trs majoritairement anglophone. La circulation des idŽes, rŽflexions et polŽmiques autour des enjeux de la dŽcolonisation de la recherche ˆ travers le Pacifique a en effet ŽtŽ rendue possible gr‰ce ˆ plusieurs espaces partagŽs de socialisation intellectuelle anglophone : universitŽs rŽgionales dotŽes de grands centres de recherche sur le Pacifique (É), revues scientifiques spŽcialisŽes, confŽrences annuelles des associations de chercheurs anglophones (É).

Or, les cursus scolaires universitaires, linguistiques et professionnels quÕempruntent les Žtudiants calŽdoniens, notamment kanak, sont construits en rŽfŽrence quasi-exclusive au modle mŽtropolitain franais, au dŽtriment des centres de formation anglophones de la rŽgion (dont la qualitŽ est pourtant internationalement reconnue).

(É)

Cet isolement est dÕautant plus sensible dans les sciences sociales que lÕUNC ne compte aucun cursus en sociologie, ni anthropologie. Les rares Žtudiants kanak intŽressŽs par ces disciplines se retrouvent au final socialisŽs pour la plupart dÕentre eux dans les universitŽs mŽtropolitaines de France o les questions de dŽcolonisation de la recherche sont fort peu prŽsentes dans le dŽbat intellectuel (É). De cette situation dŽcoule notamment le fait que la Nouvelle-CalŽdonie nÕa pas ŽtŽ touchŽe par les polŽmiques sur

"lÕinvention de la tradition" et la contestation de lÕautoritŽ ethnographique qui ont profondŽment marquŽ le monde intellectuel du Pacifique anglophone depuis trente ans È (ibid. : 165-166)213.

Si lÕargument de la barrire linguistique avancŽ par TrŽpied est difficilement contestable, tout comme celui des liens Ç historiques È (et humains) plus directs avec certains p™les universitaires mŽtropolitains, en revanche, je serais moins encline ˆ valider lÕhypothse dÕune ignorance des intellectuels nationalistes kanak du dŽbat intellectuel qui occupait le champ acadŽmique du Pacifique ˆ propos du discours anthropologique occidental. De toute Žvidence, plusieurs intellectuels kanak, par ailleurs engagŽs dans la lutte nationaliste, ont eu lÕoccasion de sÕinformer sur la controverse qui agitait les campus rŽgionaux au sujet dÕun Ç inventionnisme È

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213 Ce dernier paragraphe me semble particulirement discutable : en effet, lÕUniversitŽ de la Nouvelle-CalŽdonie (UNC) a accueilli lÕInstitut des Mondes OcŽanien et Australasien (IMOA), placŽ sous la direction du Professeur Paul de Deckker (1950-2009), anthropologue, auteur de nombreux ouvrages et articles (dont certains en anglais) sur la colonisation et les processus dÕaccession ˆ lÕindŽpendance. Selon la brochure ŽditŽe par lÕIMOA dans les annŽes 2000, de Deckker (qui avait dŽbutŽ sa carrire ˆ lÕuniversitŽ dÕAuckland en tant que ma”tre de confŽrence en sociologie, de 1977 ˆ 1983), Žtait arrivŽ ˆ NoumŽa en janvier 1992 Ç pour organiser le dŽveloppement dÕun DEA de sciences humaines et sociales Espaces, Temps et SociŽtŽs dans le Pacifique insulaire, dont lÕintitulŽ est devenu en 1996 SociŽtŽs et Cultures dans le Pacifique insulaire : dynamisme et mutations È. A ce DEA sÕajoutait ds 1992 Ç une Žquipe dÕaccueil de doctorants (EA 3328) "Anthropologie : identitŽs et oralitŽ dans le Pacifique insulaire". Sous sa direction, quelque 110 mŽmoires de DEA et 10 thses de doctorat ont ŽtŽ soutenus dans le cadre de cette structure doctorale È (Brochure IMOA, non datŽ, pp. 15-16). Parmi les membres de lÕEquipe dÕAccueil IMOA (issue de lÕEA 3328), se trouvaient dŽjˆ des auteurs et chercheurs aujourdÕhui incontournables sur la Nouvelle-CalŽdonie, notamment Ismet Kurtovitch et Sylvette Boyer (tous deux docteurs en histoire), Christiane Terrier (agrŽgŽe en histoire et gŽographie) ou Christophe Sand (HDR en archŽologie). Parmi les anciens Žtudiants de lÕIMOA, certains ont poursuivi des Žtudes doctorales en mŽtropole : Eddy Wadrawane (doctorat en sciences de lՎducation, UniversitŽ de Bordeaux, 2010), Hamid Mokaddem (doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS, 2010), tous deux sont actuellement rattachŽs au Centre des Nouvelles Etudes sur le Pacifique (CNEP) de lÕUNC ; LŽon Wamytan (doctorat en droit public, UniversitŽ de Clermont-Ferrand, 2013). Les partenariats dÕIMOA incluaient notamment lÕUniversitŽ de Hawaii et lÕAustralian National University (Research School of Asian and Pacific Studies) de Canberra pour la rŽgion Pacifique. La brochure indique enfin : Ç Dans un environnement scientifique anglophone trs prŽsent, lÕun des objectifs des recherches qui sont rŽalisŽes au sein de lՎquipe IMOA est de promouvoir dans les disciplines concernŽes les approches et les acquis des travaux franais È (ibid., 4e de couverture). Parmi les mŽmoires de DEA prŽsentŽs dans le cadre du programme Espaces, Temps et SociŽtŽs dans le Pacifique insulaire (soit pour la seule pŽriode 1992-1995), on peut citer quelques titres :

ƒglises et aspirations indŽpendantistes mŽlanŽsiennes en Nouvelle-CalŽdonie de 1840 ˆ 1984 (Olivier Apikaoua, 1993) ; Les Žlites kanak au miroir de lÕindŽpendance. Figures et mutations du pouvoir (Olivier Beaunay, 1993),

LÕacculturation urbaine des jeunes OcŽaniens : une qute identitaire inachevŽe (Sylvie Carneau, 1993), Qutes identitaires en Nouvelle-CalŽdonie. SchŽmas dÕanalyse (Jean-Claude Mermoud, 1993), etc. (ibid. : 57-59). Paul de Deckker fut aussi PrŽsident de lÕUniversitŽ de la Nouvelle-CalŽdonie de 2000 ˆ 2005. Cf. lÕouvrage publiŽ en son hommage par Faberon et Hage (2010). Je renvoie Žgalement ˆ lÕintroduction de lÕhistorien calŽdonien FrŽdŽric Angleviel dans un ouvrage collectif (cf. le paragraphe intitulŽ : Ç LՎmergence dÕune vŽritable recherche historique universitaire È), o il est Žgalement fait mention de lՃcole Doctorale en sciences humaines et sociales ˆ lÕUniversitŽ Franaise du Pacifique, crŽŽe au dŽbut des annŽes 1990 dans le cadre du rŽŽquilibrage prŽvu par les accords de Matignon, tandis quÕexiste ˆ partir de 2007 un Master Recherche pluridisciplinaire sous lÕintitulŽ Ç Espaces, sociŽtŽs et littŽratures des mondes ocŽaniens È (2007 : 13). On peut aussi rappeler lÕexistence, depuis la crŽation de lÕuniversitŽ Franaise du Pacifique, dÕun colloque organisŽ annuellement par lÕassociation C.O.R.A.I.L. (Coordination pour lÕOcŽanie des Recherches sur les Arts, les IdŽes et les LittŽratures), dont les actes sont publiŽs depuis 1990. Dans un rapport de 2012, lÕAgence dՃvalution de la Recherche et de lÕEnseignement SupŽrieur souligne Žgalement la Ç jeunesse È de lÕUNC, dont lÕautonomie juridique en tant que telle remonte ˆ peine ˆ 1999 (Rapport dՎvaluation de lÕUNC, AERES, juin 2012, p.11).

qui aurait eu pour seul dessein de dŽlŽgitimer les leaders autochtones, que ce soit ˆ travers leur curiositŽ intellectuelle en tant quՎtudiants ou militants, ou ensuite par les rencontres quÕils pouvaient faire ˆ lÕoccasion des missions dans les autres pays du Pacifique, avec les leaders des pays nouvellement indŽpendants : Gorodey, Naisseline, Poigoune, Tjibaou, WŽa, et dÕautres intellectuels kanak Žtaient tout ˆ fait en mesure de produire une critique des Ç sciences sociales exognes È au nom dÕun refus de lÕimpŽrialisme scientifique franco-franais, et dÕimposer, comme ce fut le cas ailleurs dans le Pacifique, la prise en compte dÕune Ç ŽpistŽmologie autochtone È dans la conduite des recherches sur le monde kanak. Certains Žcrits pourraient dÕailleurs bien tŽmoigner dÕun dŽbut de controverse entre Ç anthropologues È et Ç autochtones È.

Un des pionniers du mouvement nationaliste kanak, Nido•sh Naisseline214, a ouvertement critiquŽ en 1983 les positions de deux anthropologues (Jean Guiart et Pierre MŽtais) ˆ lÕencontre dÕun prtre et intellectuel kanak, le pre Apollinaire Anova Ataba, qui fut le premier auteur dÕun mŽmoire sur le monde mŽlanŽsien215. Naisseline, alors Ç jeune È Žlu indŽpendantiste (il est nŽ en 1945), dŽnonait ce que Soriano dŽcrit comme une Ç mainmise opŽrŽe par les EuropŽens sur le travail ethnologique È (2000 : 450). Soriano cite lÕintervention de Naisseline ˆ la session extraordinaire budgŽtaire de lÕAssemblŽe territoriale (o il sige sous la bannire du Parti de LibŽration Kanak Ð PALIKA Ð depuis 1977) :

Ç En 1974, lorsque jՎtais ˆ Paris, jÕai lu un fascicule de M. Apollinaire, cÕest la premire fois quÕun canaque Žcrivait des choses sur la sociŽtŽ canaque, un canaque qui sÕadresse ˆ sa propre sociŽtŽ, un discours qui ne sÕadresse pas aux universitaires mais un discours coutumier. JÕai vu une critique de MM. Guiart et MŽtais dans le Journal de la SociŽtŽ des OcŽanistes traitant M. Apollinaire de rveur et de non scientifique. Ce qui veut dire quÕun canaque qui sÕadresse aux autres canaques dans un discours coutumier nÕest pas valable. LorsquÕon fait des choses de ce genre de quelle culture parle-t-on, sÕagit-il de discours ethnologique qui sÕadresse au monde blanc universitaire ou bien

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214 Le portrait et lÕengagement de Naisseline seront abordŽs dans la seconde partie, ˆ propos de lՎdification de lÕunitŽ symbolique kanak.

215 Apollinaire Anova Ataba (1929-1966) est un prtre kanak, parti poursuivre ses Žtudes ˆ Paris dans les annŽes 1960. Il prŽpare alors une licence en thŽologie et suit en parallle des Žtudes en sciences sociales et Žconomiques. CÕest dans ce cadre quÕil rŽdige un mŽmoire intitulŽ Histoire et psychologie des MŽlanŽsiens. Atteint dÕune leucŽmie, il sera de retour en Nouvelle-CalŽdonie fin 1965, et dŽcdera peu aprs. Deux extraits du texte dÕAtaba ont ŽtŽ publiŽs en 1969 dans le Journal de la SociŽtŽ des OcŽanistes sous le titre : Ç L'insurrection des NŽo-calŽdoniens de 1878 et la personnalitŽ du grand chef Ata• È (Journal de la SociŽtŽ des OcŽanistes, 25, 1969, pp. 201-219). Le texte complet dÕAtaba sera rŽŽditŽ ensuite sous un titre rŽvŽlateur dÕune dŽmarche plus idŽologique :

DÕAta• ˆ lÕindŽpendance (1984) se veut en effet, selon Gasser, Ç une Ïuvre de combat È : Ç Le titre de 1984, ajoute-t-il, est donc historique et politique È (1998 : 54). Une troisime Ždition du livre dÕAnova Ataba a ŽtŽ publiŽe par Gasser et Mokaddem en 2005, tout aussi politisŽe puisque lÕouvrage sÕintitule dŽsormais : CalŽdonie dÕhier, CalŽdonie dÕaujourdÕhui, CalŽdonie de demain.

est-ce le discours coutumier, genre discours Apollinaire o un vieux canaque sÕadresse aux autres canaques ? È (ibid.)216.

Des annŽes plus tard, le sociologue Bernard Gasser souhaite rappeler les propos Ç polŽmiques È qui pouvaient tre tenus par certains chercheurs en sciences sociales ˆ la lecture des deux extraits du mŽmoire dÕAnova Ataba, publiŽs en 1969 :

Ç Jean Guiart voyait en Apollinaire un pote qui "reconstruit en esprit la sociŽtŽ mŽlanŽsienne", et jugeait ˆ lՎpoque lÕextrait comme la prŽsentation dÕune "cosmogonie mŽlanŽsienne". Pour Alain Saussol, cՎtait en 1979 encore "lÕÏuvre dÕun clerc coupŽ (É) de sa culture traditionnelle dont il garde la nostalgie et quÕil cherche ˆ recrŽer en imagination". Les relisant, je ne peux mÕempcher de penser ˆ "notre savoir immense et ˆ notre profond aveuglement" dÕOccidentaux qui croyons si facilement ˆ nos connaissances, acquises sur les bancs de lÕUniversitŽ ou sur le terrain, sur lÕAutre. (É) Le second extrait, intitulŽ "Pour une Žconomie humaine" (É) a fait juger son auteur comme un utopiste dŽtachŽ de la rŽalitŽ È (Gasser, 1998 : 54 ; cÕest moi qui souligne)217.

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216 Pour Soriano, Ç la confusion de Nido•sh Naisseline entre discours ethnologique et "coutumier" est ici constitutive de ce rapport ˆ la culture caractŽristique de la situation sociale de ces Žlites. Elle assimile de manire significative un discours distanciŽ sur la culture ˆ la culture elle-mme. Cette opŽration restera au fondement du discours identitaire produit par les Žlites È (2000 : 450).

217 Les citations sont extraites de Guiart (1969 : 196), Saussol (1979 : 215, note 246), et Waddell (in K. White, Žd.,

Cahiers de gŽopoŽtique, 5, 1996, p.61). Cf. aussi Wittersheim (2006a : 108). On peut Žmettre quelques rŽserves ici, car le texte de Guiart est en rŽalitŽ beaucoup plus long et mŽriterait sans doute quÕon sÕy intŽresse (jÕen donne ici une version encore incomplte) : Ç NŽ dans un ancien pays de rŽbellion de gens dont les parents avaient connu des annŽes dÕexil, passŽ par le moule dÕune Žducation religieuse effectuŽe, jusquՈ la prtrise, en dehors de sa famille,

nÕayant pas eu le moyen physique de se pŽnŽtrer en dŽtail de la culture traditionnelle des siens, le Pre Apollinaire reconstruit en esprit la sociŽtŽ mŽlanŽsienne. (É) A la recherche dÕune vision de son monde propre quÕil puisse Žgaler ˆ celui des Blancs, Apollinaire Žvoque des personnages et leur attribue une philosophie. Il veut pouvoir prŽsenter ˆ grands traits une cosmogonie mŽlanŽsienne, normalement ŽclatŽe entre les mille et un gestes et mots dÕun lexique de symboles, dÕexpressions et de comportements formalisŽs. Prophte hŽsitant au seuil dÕun messianisme quÕil nÕose revendiquer, il passe de la revendication globale des terres spoliŽes Ð et il a raison dÕinsister sur lÕattachement portŽ aux anciens habitats dÕavant la conqute Ð ˆ la recherche dÕune formule idŽale assurant le retour des terres sans rŽaction hostile des EuropŽens. (É) Sa description de lÕunicitŽ dÕune sociŽtŽ mŽlanŽsienne Ð pourtant profondŽment divisŽe et parcourue de tensions dues pour une part notable ˆ la colonisation Ð gouvernŽe par des conseils dÕanciens auxquels il laisse le soin de rŽgler le problme de la sŽparation des terres nouvelles, est ˆ la fois la traduction dÕune volontŽ tenace dÕautonomie de la part des siens et un Žcho direct des idŽes fouriŽristes, saint-simoniennes (sinon marxistes) du sicle dernier. Le pouvoir collectif de la tribu, forme du communisme primitif, Žtait lÕidŽologie des textes lŽgislatifs pris par les premiers gouverneurs militaires, la justification de la rŽgression collective et de la spoliation foncire. Par un retour inattendu des choses, le Pre Apollinaire parle le mme language que les conquŽrants. Il poursuit lÕimpossible dialogue dÕAta• avec la gŽnŽration morte des premiers militaires et colons. Mal ˆ son aise au niveau des manipulations politiques et Žconomiques actuelles, dont, malgrŽ ses efforts, il nÕarrive pas ˆ suivre tous les fils imbriquŽs, ˆ saisir tous les tenants et aboutissants, Apollinaire choisit de se placer ˆ un niveau, quÕil dŽfinit comme de christianisme pratiquŽ, o les oppositions peuvent sÕamenuiser, o lՎquilibre et la complŽmentaritŽ subliment la violence des heurts dÕintŽrts. Apollinaire Ataba est un pote È (Guiart, 1969 : 196-197 ; cÕest moi qui souligne). Les commentateurs nÕont retenu que quelques mots sortis de leur contexte et accolŽs dÕune manire qui peut donner lieu ˆ des interprŽtations un peu ŽloignŽes du sens initial. Certains ŽlŽments, o il est notamment question de lÕintŽriorisation par le prtre de concepts et de reprŽsentations exognes sur la sociŽtŽ kanak, doivent ˆ mon sens tre soulignŽs. Le portrait dÕAtaba fait par Guiart rappelle surtout une autre trajectoire, celle de Jean-Marie Tjibaou, dont on sait par ailleurs quÕil a ŽtŽ profondŽment marquŽ par la lecture des Žcrits dÕAnova Ataba (Rollat, 1989). En revanche, Guiart produit ailleurs un long compte-rendu extrmement critique de la rŽŽdition de la thse dÕAtaba (1984), qui tend surtout ˆ souligner le poids intellectuel et politique des rivalitŽs entre catholiques et protestants (Guiart, 1985).

Mokaddem rappelle opportunŽment quÕune des figures du nationalisme kanak, Djubelly WŽa, originaire de lՔle dÕOuvŽa, militant indŽpendantiste et membre du FLNKS218, fut Žtudiant ˆ lÕuniversitŽ de Fidji Ð ƒtat anglophone indŽpendant depuis 1970 Ð dans les annŽes 1970. FormŽ ˆ lՎcole protestante, Ç il tient le discours classique des thŽologies de la libŽration È, et rŽdige durant ses Žtudes, en 1977, un texte intitulŽ An Education for the Kanak Liberation (Mokaddem, 2005 : 290-291). Selon Mokaddem, le projet portŽ par WŽa (et mis en Ïuvre partiellement ensuite notamment au travers des Ç Žcoles populaires kanak È219) constituait

Ç le projet dÕune Žducation pour la libŽration kanak. Ce projet Žducatif voulait servir de modle et dŽvelopper un rŽseau avec les peuples autochtones du Pacifique anglophone. LÕouverture vers des rŽseaux extŽrieurs plut™t anglophones caractŽrisait aussi le mode de vie dÕune autre figure kanak, Yann CŽlŽnŽ Uregei, natif dÕune autre des Iles LoyautŽ, Tiga. Celui-ci tentera de crŽer des rŽseaux avec le forum des pays mŽlanŽsiens du Fer de Lance pour faire reconna”tre la lŽgitimitŽ de Kanaky en dehors de la Nouvelle-CalŽdonie È (2005 : 291)220.

Les documents dÕarchives des premiers organismes culturels de Nouvelle-CalŽdonie dŽmontrent Žgalement que plusieurs des futurs leaders kanak ont participŽ ˆ des missions en lien avec lÕorganisation du Festival des Arts de 1984, en effectuant des dŽplacements rŽguliers dans les pays de la rŽgion (Fidji, Australie, ”les CookÉ), auprs dÕintellectuels, de responsables culturels, et dÕartistes ocŽaniens221.

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218 CÕest lui qui assassinera Jean-Marie Tjibaou et YeiwŽnŽ YeiwŽnŽ le 4 mai 1989 lors de la levŽe de deuil des dix-neuf indŽpendantistes (auteurs dÕune prise dÕotages o quatre gendarmes furent tuŽs le 22 avril 1988), qui furent abattus par les hommes du GIGN au cours de Ç lÕOpŽration Victor È du 4 mai 1988 ˆ OuvŽa.

219 Sur le thme des ƒcoles Populaires Kanak (EPK), cf. le livre de Jacques Gauthier, Les ƒcoles Populaires Kanak. Une rŽvolution pŽdagogique ? Paris, LÕHarmattan, 1996 ; cf. aussi lÕintervention de Marie-Adle JorediŽ ˆ lÕatelier Ç IdentitŽ, Education, Langue, Culture È, 1er Congrs des Peuples Autochtones Francophones, Agadir, 2-6 novembre 2006 (http://www.unesco.org/culture/fr/indigenous/Dvd/pj/KANAK/JOREDIE.pdf) et, plus rŽcemment, NŽchŽro-JorŽdiŽ (2015).

220 Mokaddem ajoute : Ç Intellectuel, grand lecteur, auteur (É), Djubelli Wea mit en place la premire Žcole populaire kanak. Il implanta ˆ Gossanah une universitŽ populaire et organisa des ramifications avec les pays anglophones : les Fidji, les Samoa, la Papouasie Nouvelle-GuinŽe. Des Aborignes sŽjournrent ˆ Gossanah pour trouver des modles Žventuels contre la dŽcimation qui acculturait les enfants de la civilisation aborigne en Australie È (ibid. : 257). Selon Guiart, cette universitŽ ne vit jamais le jour et Žtait simplement une Ç invention en lÕair È (2007 : 247).

221 On retrouve dans les compte-rendus de ces missions les noms de personnalitŽs montantes du champ politique, issues de lÕadministration territoriale : Louis Kotra Urege•, LŽopold JorŽdiŽ, Roch Wamytan, Edmond Nekiriai (Archives de Nouvelle-CalŽdonie, ANC, carton 538W-1 : OCSTC). Dans les annŽes 1970, les indŽpendantistes des territoires franais du Pacifique Sud, ˆ la recherche dÕappuis rŽgionaux et internationaux, avaient Žtabli des liens avec leurs voisins anglophones, Ç un mouvement qui sÕamplifia tout au long des annŽes 1980 È (Mohamed-Gaillard, 2010 : 90-91). DŽwŽ Gorodey, auteur et femme politique kanak, faisait Žgalement partie de cette Žlite nationaliste active dans le dŽveloppement dÕun rŽseau rŽgional et international : cf. lÕarticle intitulŽ Ç Une "ponoche" ˆ lÕO.N.U. Interview exclusive de Melle Dewe Gorodey, membre du groupe 1878 È, dans le journal Les

RŽtrospectivement, TrŽpied sÕemploie ˆ justifier par lÕimpŽratif de la mobilisation politique et par le militantisme des intellectuels kanak, lÕabsence de tout discours endogne vŽritablement hostile ˆ lÕanthropologie exogne dans les annŽes 1980. Il Žcrit :

Ç (É) les prioritŽs "historiques" de la revendication kanak ont toujours ŽtŽ lÕaccs au pouvoir politique, la redistribution foncire, le dŽveloppement Žconomique, la promotion de lÕidentitŽ kanak et la dŽcolonisation de lՎcole. Parce que lÕobjectif final de la lutte consistait ˆ crŽer un nouvel ƒtat et ˆ en assumer les responsabilitŽs affŽrentes, les leaders kanak se sont fortement investis dans les activitŽs militantes, Žlectorales et reprŽsentatives (É). Leur engagement consistait Žgalement ˆ lutter contre les formes les plus prŽgnantes et visibles de lÕhŽritage colonial dans la sociŽtŽ calŽdonienne de la fin du XXe sicle, en lÕoccurrence la question des terres, les inŽgalitŽs socio-Žconomiques, lÕaliŽnation culturelle et lՎchec scolaire kanak Ð mais non pas "lÕimpŽrialisme scientifique occidental". ConfrontŽs ˆ ces enjeux sociaux dŽterminants dans leurs pratiques politiques quotidiennes et ne disposant que de moyens humains et financiers