Ç Soudainement, tout le monde a une culture. Les Aborignes dÕAustralie, les Inuit, les habitants de lÕle de Pques, les Chambri, les Ainu, les Bushmen, les Kayapo, les Tibtains, les Ojibway : mme les populations dont on croyait le mode de vie disparu ou en voie de disparatre depuis quelques dcennies exigent aujourdÕhui un espace autochtone dans un monde en voie de modernisation, au nom de leur "culture". Ils emploient ce mot ou bien un terme quivalent. Ils appuient leurs revendications sur des rfrences des traditions et des coutumes distinctives, qui soulignent toujours le contraste avec lÕamour de lÕargent et les autres tares caractristiques de leurs anciens matres coloniaux È.
Marshall Sahlins (1999 : 401)
Le point de dpart de ma recherche, nonc scientifique auquel je me rfre en premier lieu, considre que les politiques traditionalistes et leur corollaire, les identits collectives culturelles ou ethniques post-coloniales, non seulement peuvent, mais doivent faire lÕobjet dÕune interrogation sociologique, et ce dÕautant plus quÕelles sÕinscrivent avant tout dans un rapport moderne des populations autochtones leur tradition (Babadzan, 1988 ; 2009) 114.
Ma rflexion sÕappuie sur la thorie anthropologique Ç constructiviste È et sa version dite Ç moderniste È, qui sÕest affirme partir des annes 1980. Selon la dfinition quÕen donne Babadzan :
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114 Le terme postcolonial ou post-colonial est pris ici au sens largi que lui donne Georges Balandier, et qui est repris par Jean-Franois Bayart (2010 : 7) : une situation postcoloniale ne serait pas simplement ce qui vient chronologiquement aprs la colonisation, ni ce qui procde exclusivement dÕune Ç intelligentsia compradore È indigne conduite rflchir et crire, avec des concepts occidentaux, sur la nature et les effets du fait colonial ; plus largement, la post-colonialit serait lÕensemble et la variabilit de situations localises, impactes par le colonialisme, et engages dans un processus de globalisation. Bayart ajoute : Ç Tout au plus peut-on souligner que le prfixe "post" est plus logique que chronologique. Il "renvoie moins au constat empirique que les empires coloniaux appartiennent au pass quÕ un projet de dpassement par la critique de ce qui survit aujourdÕhui de ce pass dans les manires de voir et les discours qui les expriment". Or, en tant que telles, les tudes postcoloniales sont plus encore idologiquement postnationalistes que chronologiquement post-coloniales È (Bayart, 2010 : 16 ; la citation quÕil utilise est tire dÕun article de Pouchepadass de 2007). Cf. aussi Abdellali Hajjat : Ç LÕpithte "postcolonial" a quant elle pour fonction de souligner un autre souci : valuer les consquences sociales et symboliques de la colonisation (É). En ce sens, on continue tudier les effets de la colonisation qui perdurent aprs la disparition formelle de sa cause. Et la colonisation nÕest jamais autant prsente que dans les mmoires È,
Ç "Moderniste" est entendre ici au sens dÕauteur oppos aux divers courants "primordialistes" ou "prennialistes" pour lesquels les nations (et les usages modernes de lÕethnicit) procdent soit de protonationalismes (prmodernes), soit de lÕexistence pralable dÕ"ethnies" et/ou de la prgnance de symboles et de valeurs ethniques (2009 : 135, note 105).
La notion de modernit prsuppose une mise distance (objectivation) des pratiques et des modes de vie dits traditionnels, ainsi quÕun choix conscient, dlibr, qui sÕopre ncessairement dans le prsent, et qui est fond sur la valorisation idologique de certains lments culturels extraits du pass, puis recontextualiss selon un schma politique vise identitaire115.
Avant tout, le travail prsent ici se nourrit donc abondamment du dbat entre Ç modernistes È et Ç postmodernistes È qui a anim lÕanthropologie anglo-saxonne sur le Pacifique dans les annes 1990, propos de lÕmergence des mouvements dits Ç revivalistes È et des luttes nationalistes difis sur des bases culturelles (selon lÕquation : une culture autochtone = un peuple = une nation). Ce dbat nat de lÕintroduction, au sujet des mouvements identitaires autochtones anticoloniaux, dÕun concept tendanciellement polmique, devenu en quelques annes paradigmatique : celui de Ç lÕinvention des traditions È, comme clef dÕinterprtation de lÕidologie nationaliste post-coloniale et des usages politiques de la Kastom (la Ç coutume È)116.
Il me parat ncessaire, avant dÕaller plus loin, de rappeler sur quelles bases sÕest construit le paradigme de lÕinvention des traditions dans le champ de la recherche anthropologique, plus particulirement en Ocanie, mais galement comment ce paradigme a t mis en exergue ou au contraire Ç disqualifi È, et sur la base de quels arguments ses dfenseurs ou ses dtracteurs ont construit leurs propres argumentations, quÕelles soient scientifiques ou, le cas chant, plutt partisanes. Ce travail doit permettre, dÕune part, de souligner les ruptures pistmologiques et les apports thoriques fondamentaux gnrs par lÕapproche Ç objectivo-constructiviste È des cultures et lÕinterprtation des nationalismes identitaires travers le prisme de lÕinvention des traditions. Si ces dernires ont indniablement
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115 Cette position thorique sera qualifie de Ç constructivisme objectiviste È. Cf. infra.
116 QuÕil soit employ dans sa version anglicise (Ç Kastom È) ou francise (Ç Coutume È), ce concept renvoie aux modes de vie, aux us et coutumes des populations autochtones colonises, sans plus de prcisions. Dans le dbat sur les usages politiques de la tradition, la Kastom se trouve place au cÏur de la rflexion de lÕanthropologie ocaniste (cf. infra).
aliment et influenc les orientations de recherche et les pratiques de lÕethnographie depuis les annes 1990, il convient galement dÕvaluer les limites de ce paradigme, les cueils (thoriques ou acadmiques) quÕil a pu rencontrer, ou encore les dvoiements (ou les contournements) auxquels il a pu conduire, plus particulirement propos de la Nouvelle-Caldonie.
Pour mieux me situer au cÏur du champ scientifique qui, depuis plus de vingt ans, prend pour objet de recherche les processus de construction et de valorisation des identits culturelles et politiques, jÕai choisi, en premier lieu, de dresser une sorte dÕinventaire des textes et des auteurs qui font dsormais figure de rfrences sur le thme de lÕinvention des traditions et de lÕidologie no-traditionaliste (chapitre 1). JÕexpliquerai de quelle manire le contexte intellectuel propre aux campus universitaires anglo-saxons a finalement abouti marginaliser la question de lÕinvention des traditions en regard du nationalisme, pour faonner une sorte de doxa scientifique postmoderniste, plus ou moins consensuelle, qui sÕarticule autour de lÕide du changement culturel comme expression dÕune rsistance lÕacculturation (chapitre 2).
Il incombe tout chercheur qui dfend une thse de citer les travaux des auteurs qui lÕont prcd et inspir ; de rappeler le contexte dans lequel certains crits ont t publis, puis repris ou critiqus ; de concder dÕautres lÕaudace de leurs positions ; dÕexpliquer, enfin, le point de dpart dÕune recherche et les rfrences, autres quÕobliges, qui lÕont fait natre et progresser. JÕvoquerai donc pour commencer la littrature anthropologique ocaniste ( dominante anglo-saxonne), avant de me concentrer sur un cas bien particulier, au cÏur de lÕensemble mlansien : celui de lÕanthropologie de la Nouvelle-Caldonie, dont le moins que lÕon puisse dire est quÕelle a t presque totalement absente de ce dbat pistmologique et acadmique117. Comme jÕespre le montrer (chapitre 3), cette spcificit de lÕanthropologie de la Nouvelle-Caldonie rside principalement dans la manire dont elle sÕest dveloppe depuis les annes 1980, cÕest--dire dans un contexte de violence coloniale qui a pu induire sa mise lÕcart du dbat constructiviste ocaniste et des rivalits de Ç lgitimit acadmique È entre anthropologues Ç blancs È et nationalistes autochtones. Ce retour sur les conditions pratiques de la pratique anthropologique, pour paraphraser Bourdieu, permet ensuite de questionner la place quÕoccupe aujourdÕhui cette discipline dans le renouvellement des approches en sciences sociales, quÕelles aient pour objet les reformulations et les (r)inventions contemporaines des identits collectives (politiques, associatives, esthtiques, patrimoniales, juridiquesÉ), ou bien
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quÕelles sÕinterrogent sur les conditions pistmologiques dÕune Ç dcolonisation de la recherche È (Fillol et Le Meur (dir.), 2014 ; Trpied, 2011) et dÕune Ç anthropologie de la dcolonisation È comprise comme une nouvelle manire de penser lÕaltrit (Glowczewski et Henry, 2007 : 313).
DÕaucuns mÕobjecteront peut-tre que lÕhermneutique dÕun paradigme vieux de plus de trente ans Ð la thorie des traditions inventes fait son apparition au dbut des annes quatre-vingts118 Ð, qui invitait une lecture socio-anthropologique des changements sociaux et politiques dans lÕEurope du XIXe sicle, puis dans les socits post-coloniales ( travers une objectivation des essentialismes culturels et une hagiographie des lites nationalistes), puisse paratre aujourdÕhui, sinon dpasse, du moins redondante. En effet, il existe dj plusieurs synthses ou essais critiques en franais, spcifiquement centrs sur le thme des Ç politiques de la tradition È en Ocanie et sur la position de lÕanthropologie en regard de ce paradigme.
Du ct des auteurs Ç objectivistes È, je pense en particulier la synthse publie par Alain Babadzan dans un numro spcial du Journal de la Socit des Ocanistes supervis par le mme auteur (Babadzan, 1999 : 13-35). Dans ce recueil, Stphanie Lawson propose galement Ç une mise au point critique È sur la question des politiques de lÕidentit culturelle (Lawson, 1999 : 36-51), quÕelle soumettait dj une critique pistmologique dans un prcdent ouvrage (Lawson, 1996). La rflexion anthropologique sur les usages politiques de la Kastom et du traditionalisme a t explicite et discute par Marc Tabani en tte dÕun ouvrage issu de sa thse de doctorat sur lÕidologie nationaliste de la Kastom Vanuatu (Tabani, 2002 : 19-73)119. Plus rcemment, la question de Ç lÕinvention des traditions È et des traditionalismes en Ocanie a fait lÕobjet un ouvrage exgtique particulirement abouti, publi en 2009 par Alain Babadzan : Le spectacle de la culture. Globalisation et traditionalismes en Ocanie (Paris, LÕHarmattan). Le second chapitre de cet ouvrage, auquel mon argumentation se rfre abondamment, se prsente comme Ç une synthse et un commentaire critique des controverses au sujet des "politiques de la tradition" È (Babadzan, 2009 : 10), dont il mÕa paru opportun de rappeler ici les grandes lignes. Son auteur, dont il faut rappeler quÕil a t partie prenante dans ce dbat Ð il fut dÕailleurs violemment pris partie dans ces controverses Ð, est galement mon
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118 LÕouvrage de rfrence reste, aussi du fait de son titre, celui dÕHobsbawm et Ranger (The invention of Tradition, 1983). Auparavant, Roy Wagner avait crit The Invention of Culture (Englewood Cliffs, 1975), un livre novateur en ce quÕil envisageait la culture en tant que production symbolique : Wagner est frquemment cit dans la littrature anthropologique sur les traditions inventes, sa position thorique tant juge moins Ç radicale È que celle des anthropologues dits Ç modernistes È (Linnekin, 1992 : 249 ; 252-253).
119 Tabani y affiche une Ç filiation È thorique avec certains auteurs, laquelle je mÕapparente galement pour ce qui touche la construction de mon objet de recherche.
directeur de recherche. Il mÕa surtout sembl que les contributions quÕil a pu apporter, depuis plus de vingt-cinq ans, la thorie de lÕinvention des traditions et, plus prcisment, la comprhension socio-anthropologique des phnomnes culturalistes et nationalistes en Ocanie post-coloniale, ont t trs largement ngliges ou caricatures grands traits, sans rellement faire lÕobjet dÕanalyses et de discussions120. Je souhaite ici, pour les besoins de ma propre argumentation, faire dialoguer les propositions formules par Babadzan et par dÕautres chercheurs Ç objectivistes È, avec celles dÕethnologues et de thoriciens spcialistes de lÕOcanie. Il ne sÕagit nullement pour moi de dresser une historiographie exhaustive des coles de pense (moderniste vs postmoderniste, objectiviste vs subjectiviste), sur le thme de lÕinvention des traditions dans le Pacifique Sud. Je me bornerai ici rappeler les points les plus polmiques de ce paradigme, et envisager la manire dont il pourrait tre utilement mis au service dÕune rflexion anthropologique actualise et dpassionne, favorisant la comprhension des changements sociaux et culturels qui se poursuivent en Nouvelle-Caldonie depuis quatre dcennies.
Bien que ses crits fussent prcurseurs, Babadzan nÕest plus le seul anthropologue ocaniste franais avoir pos les jalons dÕune rflexion sociologique et critique sur les processus de Ç renaissance culturelle È et de politisation des rfrences culturelles des fins politiques, si lÕon se rfre notamment la situation de lÕidentit et de la culture kanak. DÕautres travaux portant plus ou moins directement sur la Nouvelle-Caldonie voquent la question de lÕinvention des traditions en rapport avec lÕdification de lÕidologie politique kanak, parfois dans des postures plus distancies ou clairement critiques : ric Wittersheim publie par exemple dans LÕHomme, en 1999, un article qui entend retracer et dpasser le dbat entre anthropologues Ç modernistes È et Ç postmodernistes È propos du paradigme de lÕinvention des traditions (1999 : 181-205). Le mme auteur cosigne galement avec Christine Hamelin lÕintroduction dÕun ouvrage collectif sur la question des traditions inventes et des nationalismes en Ocanie (2002 : 11-23). A la mme poque, ric Soriano (2000a : 29-41), qui termine alors une historiographie des lites politiques kanak, sÕappuie sur la thorie constructiviste pour sÕefforcer de dpasser la dichotomie quÕil juge simplificatrice entre, dÕun ct, lÕaffirmation dÕune Ç survivance È de cultures ayant exist de toute ternit, et de lÕautre, la dnonciation de leur Ç instrumentalisation È politique. Enfin, en 2006, ric Wittersheim
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120 De lÕaveu mme de ce dernier, le texte quÕil publie en 1988 Ç a dÕailleurs t cit le plus souvent de seconde main, comme le rvle parfois le recopiage dÕune coquille dans sa rfrence bibliographique È (Babadzan, 2009 : 84, note 65).
propose une version remanie et largement enrichie de son texte de 1999, dans un ouvrage dont la premire partie sÕarticule principalement autour dÕune critique plutt svre de Ç lÕinventionnisme È (2006 : 37), et de sa disqualification au profit dÕune forme de relativisme qui veut aussi se dmarquer du postmodernisme121. Les textes et ouvrages voqus ci-dessus seront eux aussi largement cits et comments dans la suite de mon argumentation.
Enfin, je crois utile de prciser, au pralable, que si certains de ces auteurs ont plus volontiers envisag la question de la tradition sous lÕangle dÕune anthropologie historique du nationalisme ou dÕune historiographie des lites politiques ocaniennes122, ma rflexion se concentre plutt sur les tapes successives du processus de Ç culturisation È et de rification des identits post-coloniales en Nouvelle-Caldonie, et sur la dynamique sociale et symbolique qui sÕobserve, non plus dans le champ politique, mais au sein du champ culturel et artistique qui merge durant cette priode dite Ç post-coloniale È. En cela, elle doit beaucoup aux premires rflexions sur la rification et la mise en spectacle des cultures traditionnelles, telles quÕelles ont t observes sur diffrents terrains ethnographiques dans le Pacifique Sud, et ainsi introduites dans lÕanthropologie ocaniste des annes 1980 par les thoriciens Ð historiens, politistes et anthropologues Ð de lÕinvention des traditions.
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121 Le chapitre 1 sÕintitule : Ç Les anthropologues face la renaissance mlansienne È (Wittersheim, 2006 : 21-62).
122 C. Hamelin et . Wittersheim rappellent que Ç lÕtude du politique (É) a fait la gloire de lÕanthropologie de la Mlansie È, tout en soulignant galement Ç le caractre complexe et souvent imprvisible des relations entre culture et politique È (2002 : 20), particulirement en Nouvelle-Caldonie (cf. lÕarticle de Bensa, 2002, dans lÕouvrage dirig par ces deux mmes auteurs). CÕest un des points que je me suis employe dvelopper dans le cadre de cette recherche.