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Du portrait chez Sainte-Beuve au pastiche chez Proust : un parcours historique et poétique

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Du portrait chez Sainte-Beuve

au pastiche chez Proust

Un parcours historique et poétique

Mémoire

Émilie Turmel

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

© Émilie Turmel, 2015

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Résumé

Le présent mémoire porte sur la critique littéraire telle que pensée et pratiquée par Charles-Augustin Sainte-Beuve ainsi que son disciple infidèle Marcel Proust, et ce dans une perspective poético-historique. Il tente de montrer que la critique proustienne n’est pas radicalement opposée à la critique beuvienne, qu’elle ne se positionne pas absolument « contre » elle comme l’ont compris plusieurs lecteurs de Contre Sainte-Beuve, mais qu’elle la prolonge en la corrigeant. Plus précisément, et pour mettre en évidence cette filiation, ce mémoire compare la forme de prédilection de la critique beuvienne, le portrait littéraire, à son pendant proustien, le pastiche.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

1. Sainte-Beuve : le Critique malgré lui ... 11

1.1. Mise en contexte : enfance et éducation ... 12

1.2. Sainte-Beuve au Globe : la critique classique « élargie » ... 13

1.2.1. Premiers comptes rendus beuviens ... 13

1.2.2. Sur les Odes et Ballades de Victor Hugo ... 14

1.3. Sainte-Beuve au Cénacle : la critique romantique ... 15

1.3.1. Le Tableau ... 16

1.3.2. Joseph Delorme ... 20

1.3.3. À la Revue de Paris : les premiers portraits ... 22

1.4. Au tournant de la Révolution : la critique transitoire... 27

1.4.1. Chez Saint-Simon, puis Lamennais... 27

1.4.2. Critiques et Portraits littéraires : l’intimisme beuvien ... 29

1.4.3. Volupté ... 31

1.4.4. Désillusions : vers une critique indifférente ... 35

1.4.5. Portraits de femmes et Portraits contemporains... 36

1.4.6. Le Livre d’amour et les Pensées d’août ... 44

1.5. Sainte-Beuve après Lausanne : la critique beuvienne ... 45

1.5.1. Port-Royal ... 47

1.5.2. À la Revue des Deux Mondes : pessimisme littéraire ... 49

1.6. Aux salons : la critique prudente... 54

1.6.1. À la Revue Suisse ... 54

1.6.2. Les recueils : éclectisme et dogmatisme ... 55

1.6.3. Les recueils : psychologie et histoire ... 59

1.6.4. Sainte-Beuve à Liège : Chateaubriand et son groupe littéraire ... 60

1.7. Causeries du lundi et Nouveaux Lundis : la critique émancipée ... 62

1.7.1. Définition positive de la critique beuvienne ... 63

1.7.2. Définition négative de la critique beuvienne ... 65

2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve ... 71

2.1. Proust à la rencontre de Sainte-Beuve ... 71

2.1.1. Mise en contexte : enfance et éducation ... 71

2.1.2. Des articles au recueil : Les Plaisirs et les Jours ... 74

2.1.3. Projet de roman : Jean Santeuil... 80

2.1.4. Traduire Ruskin ... 81

2.1.5. Proust pasticheur ... 88

2.2. Lire Sainte-Beuve ... 94

2.2.1. Sainte-Beuve : réception contemporaine ... 94

2.2.2. Sainte-Beuve : réception au tournant du XXe sièce ... 100

2.2.3. Sainte-Beuve : réception proustienne ... 108

2.3. Contre Sainte-Beuve : la critique selon Proust ... 113

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2.3.2. Contre Sainte-Beuve : fiction narrative ... 116

2.3.3. Contre Sainte-Beuve : explication essayistique ... 124

2.3.4. Proust, disciple infidèle de Sainte-Beuve ... 139

2.4. Du portrait beuvien au pastiche proustien ... 142

2.4.1. Jusqu’à Sainte-Beuve, maître portraitiste ... 142

2.4.2. Jusqu’à Proust, maître pasticheur ... 145

2.4.3. Poétique du portrait littéraire ... 149

2.4.4. Poétique du pastiche littéraire ... 154

2.4.5. La critique idéale : du portrait au pastiche… au roman ... 160

Conclusions ... 165

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Remerciements

Je remercie d’abord Marie-Andrée Ricard, professeure à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, pour avoir abordé Contre Sainte-Beuve dans le cours Introduction à l’esthétique, que j’ai suivi à l’automne 2011. C’est en lisant Proust avec des lunettes philosophiques que j’ai ensuite pu l’apprécier avec un regard franchement poétique.

Je remercie également Guillaume Pinson, qui a su diriger mes recherches en me laissant la latitude dont j’avais besoin pour réaliser ce projet. Considérant la masse colossale du corpus ainsi que l’ampleur de la question, et malgré les proportions thétiques que commençait à prendre mon mémoire, il n’a cessé de m’encourager dans la voie que j’avais choisi de suivre. Je le remercie donc pour son écoute, sa patience et surtout pour la confiance qu’il m’a accordée.

Je tiens aussi à remercier mes examinateurs pour leur temps, leur considération et leurs précieux conseils : Luc Fraisse, professeur de littérature française à l’Université de Strasbourg et directeur de la collection « Bibliothèque proustienne » aux éditions Classiques Garnier ; Katerine Gosselin, professeure de littérature contemporaine à l’Université du Québec à Rimouski ; ainsi que Guillaume Pinson, professeur de littérature française à l’Université Laval.

Je remercie également mon époux, Julien Carbonelli, ainsi que ma famille et mes amis, qui ont su comprendre les conditions ardues de la rédaction et qui ont su s’adapter aux longues périodes où j’ai eu besoin de silence et de solitude. Je les remercie surtout d’avoir su briser ce silence et cette solitude aux moments opportuns.

Enfin, merci à Charles-Augustin Sainte-Beuve et à Marcel Proust, dont les œuvres m’ont profondément marquée. C’est au contact d’une telle grandeur que j’ai senti la nécessité de créer, nécessité à laquelle l’achèvement de ce mémoire me permet désormais de répondre pleinement.

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La réalisation de ce mémoire a été rendue possible grâce à la bourse de Leadership et développement durable de l’Université Laval (Hydro-Québec), la bourse de maîtrise en Littérature/Recherche-création en littérature du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FQRSC) ainsi que la bourse Joseph-Armand Bombardier du Conseil de Recherche en Sciences humaines du Canada (CRSH).

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Introduction

Il existe une pléthore de travaux sur la vie et l’œuvre du romancier français Marcel Proust. Cette production atteint trois sommets distincts, chacun correspondant à une recrudescence d’intérêt pour l’écrivain et son art. La postérité littéraire de Proust est d’abord attribuable à la publication des derniers tomes du roman À la recherche du temps perdu1 qui s’est poursuivie jusqu’en 1928, soit

six ans après sa mort. L’entre-deux-guerres est effectivement la première période où les études critiques sur Proust se multiplient. On ne connaissait alors que la Recherche, les quelques articles et pastiches que Proust avait publiés ainsi que certaines parties de sa correspondance. En 1947, l’Exposition Marcel Proust a lieu à la Bibliothèque Nationale de France et on publie un hommage à l’écrivain dans la revue Plaines et collines. Puis, en 1950, est publié le premier numéro du Bulletin de

la Société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray, société tout juste créée. La réputation de

Proust n’est pas encore celle qu’on lui connaît aujourd’hui ; il faut attendre la publication de Jean

Sauteuil et Contre Sainte-Beuve2, édités par Bernard de Fallois en 1952 et 1954, pour déconstruire

l’image de dilettante qu’on s’était forgée de lui. A cela s’ajoute la publication de nouveaux recueils de correspondance ainsi que d’une nouvelle édition de son œuvre romanesque ; c’est le second moment où foisonnent les travaux consacrés à Proust, et le plus important par son ampleur. D’importants ouvrages biographiques et bibliographiques (George D. Painter, André Maurois, Philip Kolb) ainsi que maints ouvrages généraux (Germaine Brée, George Cattaui, Léon Guichard) ont déjà été publiés lorsque les travaux sur Proust et la critique littéraire commencent à paraître, vers les années soixante. Proust and Literature: The Novelist as Critic, de Walter A. Strauss, est d’abord publié aux États-Unis en 1957. Cet ouvrage, compte-rendu de tout ce qui se rapporte à l’activité critique chez Proust, n’est pas suffisant pour comprendre la problématique ici soulevée, car Strauss y juge l’activité critique comme étant secondaire par rapport à la pratique artistique de Proust. Une autre publication d’envergure paraît en 1962 : Proust. The Critic-Novelist, thèse de doctorat soutenue par Marlene Cecilia Foote à l’Université du Texas. Cependant, cette étude traite davantage de l’influence subie par Proust que de sa vision esthétique de la critique littéraire, et ne rend pas compte de tous les écrivains à qui Proust s’est intéressé. C’est pour combler les lacunes de Strauss et de Foote que René de Chantal publie les deux tomes de son

Marcel Proust, critique littéraire3, en 1967. Cet important ouvrage reconnait que l’activité critique de

1 PROUST, Marcel, À la Recherche du temps perdu, texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadié d’après l’édition de la

« Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Quarto Gallimard, [1987-1992] 1999.

2 PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, précédé de Nouveaux mélanges, préface de Bernard de Fallois, Paris, Gallimard, 1954,

(dorénavant CSB-1954).

3 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, préface de Georges Poulet, Montréal, Presses de l’Université de

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Proust n’est pas secondaire, mais primaire, c’est-à-dire qu’elle est la réflexion qui guide l’entreprise créatrice proustienne.

Suite à cette publication, une nouvelle version de Contre Sainte-Beuve4 est éditée. Complètement différente de celle de Bernard de Fallois, l’édition de Pierre Clarac et d’Yves Sandre, parue en 1971, jette un regard neuf sur la composition de l’essai. On y opère un élagage radical, ne conservant que les fragments essayistiques ayant un rapport direct avec Sainte-Beuve. Plusieurs études proustiennes sur l’art, la littérature et la critique littéraire, sont ensuite publiées par des spécialistes préférant la première ou la seconde édition du Contre Sainte-Beuve, selon les intentions formelles qu’ils prêtent à la rédaction de cet essai.

Il faut savoir que la plupart des recherches qui suivirent bénéficièrent d’informations supplémentaires. En fait, à partir de 1962, l’équipe « Proust », du Centre d’Analyse des Manuscrits, futur Institut des Textes et Manuscrits modernes du CNRS, crée le fonds Proust de la Bibliothèque nationale de France. Visant à réunir les manuscrits de l’auteur, ce groupe de recherche réalise des inventaires considérables et rend peu à peu accessibles les documents ayant contribué à la genèse de l’œuvre proustienne. Complété en 1985, ce fonds constitue une estimable banque d’inédits. Deux ans après que cette collaboration ait porté fruit, l’œuvre de Marcel Proust entre dans le domaine public, rendant ainsi accessibles ces précieuses informations à l’ensemble des chercheurs. Troisième apogée des recherches sur l’écrivain, la vague d’intérêt ainsi soulevée ne rejoint cependant pas les records de publications que la parution du Contre

Sainte-Beuve avait engendrés en 1954. Notons au passage les analyses les plus utiles pour la rédaction de ce mémoire : Marcel Proust. Théories pour une esthétique (1983) d’Anne Henry, Le

Processus de la création chez Marcel Proust. Le Fragment expérimental (1988) et L’esthétique de Proust

(1995) de Luc Fraisse, Contre Saint Proust ou la fin de la littérature (2006) de Dominique Maingueneau, Proust et le fait littéraire : réception et création (2010) de Mireille Naturel ainsi que Tout

contre Sainte-Beuve (2013) de Donatien Grau. Bref, certains comme George Poulet voient en

Proust le « fondateur de la critique thématique5 ». Non loin de l’École de Genève, la Nouvelle

critique s’empare en effet du Contre Sainte-Beuve pour en faire un de ses textes phares dans sa lutte contre l’histoire littéraire.

4 PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition générale établie

par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971 (dorénavant CSB-1971).

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Le foisonnement quelque peu excessif des études proustiennes inspire à Antoine Compagnon un article intitulé « Ce qu’on ne peut plus dire de Proust »6. Double mise en garde contre la

redondance et l’ignorance des nouvelles découvertes, ce texte implique cependant qu’il reste quelque chose à dire de Proust ; il s’agit d’identifier et d’exploiter ces reliquats. Or, à la première séance d’un séminaire intitulé « Proust, mémoire de la littérature »7 qu’il présente au Collège de

France en 2006-2007, Compagnon affirme que les recherches proustiennes doivent désormais s’employer à retracer le contexte culturel et social ayant permis l’émergence de l’œuvre du grand romancier. Ainsi, si l’on compte renouveler les travaux sur Proust et son œuvre, il faut à présent se faire historien de la littérature afin d’alimenter une réflexion plus vaste visant à comprendre le fonctionnement de l’œuvre de Proust en regard des influences sociales et poétiques qu’il a subies. C’est dans cette perspective que nous nous proposons d’aborder les fragments qui composent le

Contre Sainte-Beuve.

Les chercheurs n’ont d’ailleurs pas encore fait le point sur la nature de cette œuvre et le rôle qu’elle a joué dans la composition du roman À la recherche du temps perdu. Si Bernard de Fallois, dans son édition de 1954, a conservé les morceaux qui relevaient davantage de la fiction, Clarac et Sandre, dans leur édition de 1971 pour la Bibliothèque de la Pléiade, ont cru bon évacuer les parties relatives à la préparation du roman pour ne conserver que celles concernant directement l’article sur la méthode de Sainte-Beuve. En 1987, Antoine Compagnon décide néanmoins de republier l’édition de Fallois, décision critique déjà perceptible dans la nouvelle édition de la

Recherche qui paraît dans la Pléiade deux ans auparavant. Bernard Brun, dans « À la recherche du Contre Sainte-Beuve »8, cite de nombreuses autres éditions à travers le monde, notamment en

Allemagne et en Espagne, qui témoignent de l’irrésolution des éditeurs quant à la question suivante : doit-on considérer l’essai critique comme le germe ayant permis le développement du grand roman ? Selon Brun, « les éditeurs successifs ont transformé [les] brouillons [de Proust] en

textes inédits, empêchant d’appréhender le moment de l’écriture9 ». La publication des

manuscrits, dont soixante-quinze feuillets ont disparu, reste donc au cœur du problème. L’intérêt est ici de dépasser ce débat en contournant la querelle des généticiens pour mieux retourner à l’essence même des fragments et observer la conquête, par Proust, de la méthode qui lui a permis de structurer une œuvre cohérente. Autrement dit, nous interrogerons Proust en tant que

6 COMPAGNON, Antoine, « Ce qu’on ne peut plus dire de Proust », dans Littérature, n°88 « Formes et mouvements – Proust

éditions et lectures » (1992), p. 54-61.

7 COMPAGNON, Antoine, « Proust, mémoire de la littérature », cours du 5 décembre 2006, document audiovisuel, 57 min.,

Collège de France, [en ligne]. http://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/ #|m=course| q=/site/antoine-compagnon/course-2006-2007.htm|p=../antoine-compagnon/course-2006-12-05-16h30.htm| [Site consulté le 31 décembre 2012].

8BRUN, Bernard, « À la recherche du Contre Sainte-Beuve », Item, [en ligne]. http://www.item.ens.fr/ index.php?id=76070 [Site

consulté le 5 janvier 2013.]

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récepteur de la littérature médiatique : lecteur d’articles de journaux et de revues, lecteur de critique littéraire (par et sur Sainte-Beuve).

Voulant comprendre l’importance de l’activité critique pour le romancier, plusieurs comme De

Chantal et Poulet y voient une pratique essentielle au processus créatif proustien, tant au plan ontologique que chronologique. D’autres, et ce depuis La Naissance de Minerve de Louis Carette (Félicien Marceau) en 194310, qui ne disposait alors pas du Contre Sainte-Beuve pour appuyer son

propos, vont jusqu’à suggérer que les liens étroits qui unissent la critique d’auteur11 et l’écriture

romanesque passent inévitablement par la pratique du pastiche littéraire, cette critique en entéléchie où Proust s’évertue à retrouver le rythme et l’accent de l’auteur qu’il imite. Clarac écrit d’ailleurs que la rédaction du Sainte-Beuve est le passage que Proust s’oblige à franchir lorsqu’il veut montrer à ceux qui ne le comprennent pas que ses pastiches sont de la critique à leur manière12. Vers le mois de mai 1908, Proust commence à se détourner des pastiches, mais ne se

résout pas encore à écrire cet essai. S’il en rédige quelques ébauches à l’été 1909, il n’achèvera cependant jamais ce texte et, vers la fin de l’année 1909, il s’absorbera tout entier dans l’écriture de son roman13. Si le pastiche est une critique « en action » et « [qu’il] n’est pas faux d’affirmer

que la Recherche est un gigantesque pastiche du discours social fin de siècle [parce que] son phrasé imite des styles de vie, des manières d’être à la fois mondaines et artistiques14 », comme le

mentionne Aron, on peut certainement considérer le Contre Sainte-Beuve comme un moment charnière de l’écriture proustienne. Cette parenté entre les pastiches et la critique littéraire est aujourd’hui généralement admise ; il n’est pas étonnant que Contre Sainte-Beuve soit publié de concert avec Pastiches et mélanges. Cependant, aucun des ouvrages consultés n’élabore de réflexion exhaustive sur le choix formel qu’emprunte la critique d’auteur chez Proust, soit celui du pastiche. La filiation logique entre ces trois moments d’écriture qui se recoupent par la forme et le fond mérite par conséquent d’être poussée plus avant. Or pour comprendre ce choix esthétique tant dans son origine que dans ses retombées, il semble nécessaire, comme le rappelle Compagnon, de replacer Proust dans son contexte historique, soit en tant qu’héritier des idées du XIXe siècle, en particulier de celles de Sainte-Beuve. D’où l’intérêt de consacrer un mémoire

aux conceptions beuvienne et proustienne de la critique littéraire, et plus précisément sur l’évolution poétique qui s’opère entre le portrait beuvien et le pastiche proustien.

10 CARETTE, Louis (MARCEAU, Félicien), Naissance de Minerve, Bruxelles, Éditions du Houblon, 1943, p. 81.

11 Par critique d’auteur, nous entendons une critique faite de l’intérieur, du point de vue du créateur, et donc par quelqu’un qui

possède non seulement un savoir, mais aussi un savoir-faire.

12 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », dans CSB-1971, op. cit., p. 821. 13 Ibid., p. 822.

14 ARON, Paul, Histoire du pastiche : le pastiche littéraire français, de la Renaissance à nos jours, Paris, Presses universitaires

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Il est aujourd’hui impossible d’étudier l’histoire de la critique littéraire française sans mentionner l’influence décisive du Contre Sainte-Beuve. On ne compte plus les travaux qui rappellent que cet essai est à l’origine d’un changement de paradigme dans le milieu de la critique, qu’il a provoqué la régression de l’approche biographique et même le recul de l’histoire littéraire en général15.

José-Luis Diaz va jusqu’à qualifier cette publication de « véritable traumatisme16 » pour la

réputation posthume de Charles-Augustin Sainte-Beuve. Les jugements et les arrêts qu’on retrouve dans le Contre Sainte-Beuve ont effectivement contribué à former le stéréotype de l’ennemi à combattre, du modèle désuet à dépasser. « Autour de [Sainte-Beuve] se livrent tous les débats de la critique, tous les efforts de renouvellement consistent à essayer de s’affranchir de cette obsédante présence17 », écrit Pierre Moreau peu de temps avant que Jean-Pierre Richard

affirme, à l’occasion du colloque Les chemins actuels de la critique, tenu à Cerisy-la-Salle, en 1966, qu’il est nécessaire de comprendre la pensée beuvienne afin de poser les problèmes de la Nouvelle critique18.

Depuis lors, le champ de la critique littéraire semble s’organiser autour de cet axe, dont il faut décider de quel côté se ranger. Beaucoup, après Proust, ont effectivement senti le besoin de concevoir les bases de leur esthétique en regard de la méthode beuvienne. Pour Sainte-Beuve de José Cabanis, Pour la critique d’Annie Prassoloff et José-Luis Diaz, Sainte-Beuve contre la madeleine de Sue K. Williams, Pour ou contre Sainte-Beuve : le Port-Royal (colloque de Lausanne, Genève, 1992), « Pour ou contre Sainte-Beuve » de Gérald Antoine, dans Sainte-Beuve ou l’invention de la critique (colloque de Cerisy-la-Salle, 1994), Contre Saint Proust de Dominique Maingueneau et Tout contre

Sainte-Beuve de Donatien Grau, sont autant d’exemples que recense partiellement Roxana M.

Verona19, qui revient elle-même, à l’instar de Wolf Lepenies20, sur la précarité du jugement

proustien à l’égard de Sainte-Beuve. À leur suite, Gérald Antoine écrit: « Laver le lundiste des accusations que Proust et ses émules ont portées contre lui n’est pas suffisant. Il faut encore […] examiner de façon positive en quoi son œuvre critique est riche de contenu, porteuse de nouveautés, et à bien des égards jusqu’à nos jours insurpassée.21 »

15 FRAISSE, Luc, « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la correspondance », dans Robert Kopp [dir.], La

biographie, modes et méthodes : actes du deuxième colloque international Guy de Pourtalès, Université de Bale, 12-14 février 1998, Paris, Champion (Cahiers Guy de Pourtalès), 2001, p. 105.

16 DIAZ,José-Luis, « Aller droit à l’auteur sous le masque du livre », dans Romantisme, revue du dix-neuvième siècle, SEDES,

n°109 « Sainte-Beuve ou l'invention de la critique », 2000, p. 45.

17 MOREAU, Pierre, La critique selon Sainte-Beuve, Paris, SEDES, 1964, p. 8.

18 RICHARD, Jean-Pierre, « Sainte-Beuve et l’expérience critique », dans POULET, Georges [dir.], Les chemins actuels de la

critique, actes du colloque tenu au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle du 2 au 12 septembre 1966, Paris, Union générale d’éditions, 1968.

19 VERONA, Roxana M., Les « salons » de Sainte-Beuve : le critique et ses muses, préface de Gérald Antoine, Paris, H.

Champion (Romantisme et modernités), 1999, p. 16.

20 LEPENIES,Wolf, Sainte-Beuve au seuil de la modernité, traduit de l'allemand par Jeanne Étoré et Bernard Lortholary, Paris,

Gallimard, 2002.

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Les spécialistes de la question sont donc constamment confrontés au défi de réhabilitation que pose la disgrâce beuvienne. Certains des plus éminents chercheurs sont aussi des défenseurs de Sainte-Beuve : André Bellessort pense que rien, dans les littératures anciennes ou modernes, ne saurait égaler l’œuvre du critique22 et André Billy croit qu’il a été l’un « des plus nourrissants, des

plus substantiels, des plus français23 », bref, des plus importants écrivains du XIXe siècle. D’autres

se cantonnent, à la grande surprise de Gérald Antoine, du côté des détracteurs : « Comment la critique – tous les critiques réunis ont-ils pu ignorer […] les véritables objectifs de Sainte-Beuve ? Selon toute vraisemblance parce qu’ils n’ont pas pris le temps de regarder de près la suite des

Lundis, Nouveaux Lundis, Portraits contemporains, etc.24 »

La portée effective du Contre Sainte-Beuve est incalculable, mais son origine surprend par sa modestie. Il ne s’agit en réalité que d’un ensemble de fragments, brouillons rédigés entre octobre 1908 et septembre 190925 en vue de composer un article dont le projet fut abandonné, et qui

demeura donc inédit du vivant de son auteur. À en croire la correspondance de Proust, c’est dans une lettre de 190126 qu’apparaît pour la première fois l’idée générale qui servira de ressort au

Contre Sainte-Beuve, à savoir la thèse selon laquelle il existe en nous une part essentielle et une part

accidentelle, qu’il faille donner préséance à la première et que la deuxième ne doit nous intéresser que dans la mesure où elle est une trace, reproduite sur une multiplicité de plans, de la première. Il y a là les premiers balbutiements de la célèbre doctrine des deux moi (profond et social) que Proust emprunte plus à Henri Bergson et dont il sera question au second chapitre de ce mémoire. Mais avant que sa pensée ne se construise grâce à l’influence du philosophe, Proust est d’abord marqué par la lecture d’un roman : Le Cas étrange du Dr Jekyll, de Robert Louis Stevenson. Luc Fraisse relève cette information dans une lettre adressée par Proust à son ami Gabriel de La Rochefoucauld, en 190427. Cette année correspond d’ailleurs au centenaire de la naissance de

Sainte-Beuve.

Les travaux de Sainte-Beuve avaient déjà été élevés au rang de référence absolue par ses disciples les plus fervents, Ernest Renan et Hippolyte Taine, qui croyaient comme lui que le développement des sciences naturelles ou positives était gage de progrès. Les célébrations du

22 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, cours professé à la Société des conférences, Paris, Perrin, 1927, p. 2.

23 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, Paris, Flammarion, [1952] 1971, p. 8.

24ANTOINE, Gérald, « Sainte-Beuve et l’esprit de la critique dite « universitaire », dans Sainte-Beuve et la critique littéraire

contemporaine : actes du colloque tenu à Liège du 6 au 8 octobre 1969, Paris, Les Belles Lettres (Bibliothèque de la faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège), fascicule CXCVIII, vol. 63, 1972, p. 119.

25 DE FALLOIS, Bernard, « Préface », dans CSB-1954, op. cit., p. 17.

26 FRAISSE, Luc, « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la correspondance », loc. cit., p. 106. Luc Fraisse

base son analyse sur la Correspondance de Marcel Proust, éditée en vingt et un volumes, de 1970 à 1993, chez Plon par Philip Kolb.

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centenaire de naissance de l’« oncle Beuve28 » eurent pour effet de l’introniser. Sainte-Beuve entre

dans la postérité telle une « véritable icône, une image qu’il [faut] révérer29 », il devient à la fois le

père et le prince30 de la critique française, « sorte de divinité tutélaire de l’humanisme scolaire et

universitaire31 ». Cette consécration officielle32 et la pluie d’éloges l’accompagnant ont pu irriter

Proust et lui inspirer cette fameuse affirmation de son article Sur la lecture33, dans lequel il s’en prend pour la première fois publiquement au lundiste : « […] Sainte-Beuve a méconnu tous les grands écrivains de son temps.34 ».

En effet, le centenaire de la naissance de Sainte-Beuve contribue aussi à revigorer le débat méthodologique sur la critique littéraire. Bien que jamais définie par Sainte-Beuve de manière systématique35, l’approche esthétique dont attestent ses publications, telles que les Causeries du

Lundi et les Nouveaux Lundis, témoigne de l’importance capitale que ce dernier accorde à

l’élaboration minutieuse de la biographie et de la bibliographie des auteurs qu’il étudie36. En fait,

selon Sainte-Beuve, l’œuvre d’art est directement tributaire de la vie de son créateur. Ce postulat lui permet entre autres de formuler son projet de classification des écrivains par « famille d’esprits ».

Des différentes attaques menées contre le lundiste, les reproches les plus fréquents concernent surtout son manque de méthode. En fait, Sainte-Beuve cumule les fonctions : glissant du métier d’écrivain à celui de critique, puis de celui de journaliste à celui de professeur, il brouille les pistes et devient ainsi inclassable, selon G. Antoine37 et R. M. Verona38. Polyvalent et versatile, il

échappe à toute catégorisation. Sainte-Beuve est instable, il change d’opinions et « [joue] de plusieurs manières et de plusieurs méthodes39 »; sa personnalité est un véritable « amas de

contradictions40 », car il pratique une critique de métamorphoses, se faisant caméléon,

empruntant les couleurs des textes qu’il examine. Cependant, et malheureusement, cette particularité est considérée par les détracteurs du critique comme une lacune, un manque de

28 NORDMANN, Jean-Thomas, La critique littéraire française du XIXe siècle (1800-1914), Paris, Livre de poche (Références),

2001, p. 80.

29 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, Paris, Grasset & Fasquelles (Figures), 2013, p. 64. 30 BRUNEL, Pierre, La Critique littéraire, Paris, PUF (Que sais-je ?), 2001, p. 4.

31 NORDMANN, Jean-Thomas, La critique littéraire française du XIXe siècle (1800-1914), op. cit., p. 80.

32 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », dans PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 819.

33 Publié le 15 juin 1905 dans La Renaissance latine, cet article devient la préface de la traduction proustienne de l’œuvre de

John Ruskin, Sésame et les lys, qui paraît en 1906. Voir CSB-1971, op. cit., p. 160-194.

34 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit.,., p. 190.

35 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les « Lundis » : essai sur la formation de son esprit et de sa méthode critique,

Fribourg, Libraire de l’Université, et Paris, Librairie A. Fontemoing, 1903, p. VI.

36 MOREAU, Pierre, La critique selon Sainte-Beuve, op. cit., p.12-13. 37 ANTOINE, Gérald, « Pour ou contre Sainte-Beuve ? », loc. cit., p. 41. 38 VERONA, Roxana M., Les « salons » de Sainte-Beuve, op. cit., p. 20.

39 ANTOINE, Gérald, « Sainte-Beuve et l’esprit de la critique dite « universitaire », loc. cit., p. 108. 40 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 7.

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spécialisation et de rigueur, ce qui lui vaut l’étiquette « d’amateur et d’amuseur41 ». Son

inconstance, défaut s’il en est un – Billy y voit le caractère le plus humain de tous les grands esprits de son temps42 –, entraîne certaines difficultés de recherche.

Les charges qui pèsent contre la pensée du critique remontent à ses contemporains, et la querelle se perpétue au XXe siècle par l’entremise de Ferdinand Brunetière, Gustave Lanson, Maurice

Barrès et bien d’autres. Proust n’a donc pas jeté la première pierre, il n’a fait que prendre position dans un débat qui a marqué son époque et qui faisait déjà rage au cœur des disciplines que sont la création et la critique littéraires. En condamnant lui aussi les tendances positivistes de la critique beuvienne ainsi que l’engouement de celle-ci pour un certain psychologisme, Proust saisit l’occasion de formuler sa propre théorie esthétique. Le Contre Sainte-Beuve, à la frontière entre l’essai et la fiction – les réflexions théoriques y étant livrées par le biais d’une conversation entre le narrateur et sa mère – se sert du renversement des méthodes beuviennes afin de se ressaisir des questions portant sur la légitimité ainsi que sur les formes idéales de la critique littéraire. De là naissent les articulations logiques permettant à Proust de conclure que la critique d’auteur, plus précisément le pastiche, qu’il considère comme de la critique « en action43 » et qui consiste en

une « imitation des qualités ou des défauts propres à un auteur ou à un ensemble d’écrits44 »,

mérite le titre de forme critique par excellence. Pressé d’élaborer ses thèses personnelles, l’écrivain ira même jusqu’à affirmer que « [la] méthode de Sainte-Beuve n’est peut-être pas au premier abord un objet si important45 ».

Toutefois, malgré l’absence de système, qui rend plus complexe l’étude de la pensée beuvienne, ce qui exige de notre examen une attention minutieuse aux détails, la connaissance des méthodes et des influences de Sainte-Beuve paraît nécessaire à la compréhension de l’esthétique proustienne, tant pour en montrer les taches aveugles et les jugements erronés que pour en révéler, au final, la parenté. Il faut passer les œuvres du lundiste au peigne fin pour éventuellement émettre l’hypothèse œdipienne que Verona esquisse brièvement et selon laquelle « chez Proust se mêlent à la fois l’admiration et le rejet de ce qui pourrait rappeler un désir inconscient de "tuer le père" [Sainte-Beuve-Laïos] pour s’assurer une place, en tant que critique d’abord, et comme créateur ensuite46 ». Persuadé qu’une telle filiation existe, Donatien Grau

compare d’ailleurs les biographies et les démarches artistiques de Sainte-Beuve et de Proust dans

41 VERONA, Roxana M., Les « salons » de Sainte-Beuve, οp. cit., p. 20. 42 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 7. 43 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. 18. 44 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p.5.

45 PROUST, Marcel, CSB-1954, op. cit., p. 59.

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son récent ouvrage Tout contre Sainte-Beuve : L’inspiration retrouvée, où « tout contre » signifie « en contact direct », « collé sur ». Nous suivrons une démarche similaire.

La question des influences proustiennes, en ce qui a trait au choix esthétique qu’est la défense de la critique d’auteur, sera abordée par le biais de l’histoire poétique et de la généalogie médiatique. Et notre recherche sera balisée par L’histoire littéraire, ouvrage méthodologique d’Alain Vaillant. Dans un premier chapitre, nous exposerons les principes de la critique littéraire de Charles-Augustin Sainte-Beuve. Nous aborderons en priorité les œuvres qui témoignent des grandes transformations esthétiques de sa critique afin d’en dégager les idées et les pratiques les plus influentes et les plus novatrices. Pour ce faire, nous nous appuierons sur des ouvrages généraux sur la critique littéraire du XIXe siècle ainsi que des travaux spécialisés sur l’œuvre beuvienne

(Bellessort, Billy, Bonnerot, Diaz et Prassoloff, Lepenies, Michaut, Moreau, Verona).

Le second chapitre a pour but d’exposer la méthode beuvienne telle que conçue par Marcel Proust, c’est-à-dire la façon dont ce dernier se la réapproprie, principalement dans son Contre

Sainte-Beuve. Nous tenterons de voir quand et de quelle manière commence à germer l’intérêt de

Proust pour Sainte-Beuve. Pour ce faire, nous étudierons les œuvres proustiennes qui précèdent la création de l’essai qui nous intéresse. Nous porterons une attention particulière aux incursions de Proust dans le domaine de la critique littéraire, où il est presque impossible d’ignorer l’obsédante présence du lundiste. Nous retracerons les retombées esthétiques de la méthode de Charles-Augustin Sainte-Beuve, et plus précisément les jugements contemporains et posthumes de la critique beuvienne ayant pu influencer Proust. Grâce à la correspondance proustienne, au

Carnet de 1908 ainsi qu’au manuscrit qui contient la genèse de Contre Sainte-Beuve, nous pensons

obtenir un aperçu du corpus beuvien auquel Proust s’est intéressé, c’est-à-dire la sélection qu’il a opérée volontairement ou non à travers l’œuvre de son prédécesseur. S’ensuivra une analyse de la partie fictive et de la partie essayistique du Contre Sainte-Beuve. Le but de cette démarche étant de comprendre l’élaboration « négative » de l’esthétique proustienne, laquelle se forge à même les réfutations de la méthode beuvienne, nous interpréterons le texte en nous aidant d’ouvrages spécialisés sur l’œuvre de Proust (De Chantal, Fiser, Fraisse, Henry, Naturel, Schulte Nordholt, etc.). De cette manière, nous pensons parvenir d’une part à la conclusion selon laquelle Proust considère la critique d’auteur comme la critique littéraire par excellence ; et d’autre part à l’hypothèse selon laquelle le pastiche proustien, à la fois prolongement et correction du portrait beuvien, serait la forme idéale pour accomplir ce travail. Dans cette dernière partie, nous nous baserons entre autres sur l’étude spécialisée de Jean Milly, Les Pastiches de Proust, ainsi que des

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ouvrages plus généraux sur la poétique du portrait (Dufour) et du pastiche (Aron, Dousteyssier-Khoze, Genette).

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1. Sainte-Beuve : le Critique malgré lui

Un grand ciel morne, un profond univers roulant, muet, inconnu, où, de temps en temps, par places et par phases s'assemble, se produit et se renouvelle la vie ; l'homme éclosant un moment, brillant et mourant avec les mille insectes, sur cette île d'herbe flottante, dans un marais ; voilà, mathématiques ou pyrrhonisme de forme à part, la grande solution suprême. Tout ce que Montaigne y a prodigué de riant et de flatteur au regard, n'est que pour faire rideau à l'abîme, et, comme il le dirait, pour gazonner la tombe.

Charles-Augustin Sainte-Beuve Port-Royal La compréhension des principes et des procédés beuviens est directement liée à la connaissance des circonstances et des événements de la vie de Sainte-Beuve. Cependant, puisque la présente étude concerne la filiation entre le lundiste et l’auteur de la Recherche, et que ceux-ci n’ont pu se rencontrer que par le biais de la lecture, nous concentrerons nos efforts de recherche sur les œuvres à partir desquelles Proust a pu fonder les jugements qu’il formule dans le Contre

Sainte-Beuve et qui participent à forger sa conception et sa pratique de la critique littéraire. Pour le détail

biographique, nous invitons le lecteur à se référer aux ouvrages suivants : Sainte-Beuve avant les

Lundis et Sainte-Beuve de Gustave Michaut, Sainte-Beuve et le XIXe siècle d’André Bellessort,

Sainte-Beuve, sa vie et son temps d’André Billy, Portrait de Sainte-Beuve de Maurice Allem et Sainte-Beuve de

Maurice Regard.

Nous aborderons les étapes déterminantes de la formation de sa méthode critique par l’entremise des œuvres les plus représentatives de celle-ci : Sainte-Beuve au Globe rationaliste et l’article sur les Odes et ballades de Victor Hugo ; au Cénacle, avec la publication du Tableau de la poésie française

au XVIe siècle (1828), de Joseph Delorme (1829), des Consolations (1830) ainsi que des premiers portraits à la Revue de Paris (1829) ; au Globe saint-simonien (1831-1833), puis à la Revue des Deux

Mondes (1831-1848) ainsi que les publications de Critiques et Portraits littéraires (1831-1839) et du

roman Volupté (1834) ; au salon de l’Abbaye-aux-Bois, avec la série des Portraits littéraires et des

Portraits de femmes (1844) ainsi que celle des Portraits contemporains (1846) ; à Lausanne (1837-1838)

et son cours sur Port-Royal (1867) ; à Liège (1848) et son cours sur Châteaubriand (1861) ; et enfin, au Constitutionnel (1849-1869) et toute la suite des Causeries du lundi (1851-1862) ainsi que des

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1.1. Mise en contexte : enfance et éducation

Orphelin de père, Charles-Augustin (1804-1869) est élevé dans une atmosphère pieuse à Boulogne-sur-Mer, par sa mère et sa tante. Très tôt, l’histoire et les mémoires de guerre le fascinent. Doté d’une intelligence précoce et d’une grande sensibilité, c’est un lecteur avide. En 1818, insatisfait de la formation académique qu’il reçoit à l’Institut Blériot, il convainc sa mère de l’envoyer à Paris, au lycée Charlemagne. Il entre alors à la pension Landry. Là-bas, la liberté dont il jouit lui permet d’assister aux cours de chimie, d’histoire naturelle et de physiologie que donne le groupe de l’Athénée, auquel l’introduit l’un des derniers représentants des Idéologues du XVIIIe siècle, Pierre Daunou47. Tranquillement, il s’initie au sensualisme et se détache de la

religion. Cette dernière est remplacée par une sorte de mysticisme romantique issu de ses lectures d’adolescence : René de Chateaubriand, Oberman de Senancour et Werther de Goethe. Mais la plus grande influence qu’il subit à cette époque est sans doute celle de son professeur Jean-Philibert Damiron. Cet historien des idées fut le premier à publier un cours de philosophie en français et à rapprocher l’histoire, et la philosophie de l’histoire. Éclectique, Damiron pensait qu’on n’accédait à la pensée des philosophes qu’en entrant dans le détail des circonstances de leur vie. Maxime Leroy et André Billy voient dans ce que Damiron appelle « la biographie appliquée à la critique philosophique48 », un intérêt pour la psychologie des grands penseurs qui a tout de « beuvien

avant Sainte-Beuve49 ».

En juillet 1823, Sainte-Beuve termine ses études secondaires et s’inscrit à la faculté de médecine. Il prétendra plus tard avoir gardé certains principes de cette discipline : « C’est à elle que je dois l’esprit de philosophie, l’amour de l’exactitude et de la réalité physiologique, le peu de bonne méthode qui a pu passer dans mes écrits, même littéraires.50 » Sentant que la médecine n’est pas

sa véritable vocation, Sainte-Beuve va chercher conseil auprès de son ancien professeur Dubois, qui vient tout juste de fonder le journal Le Globe51. Il lui expose les tensions qui l’habitent et qui

47 Pierre Charles François Daunou (1761-1840), ancien oratorien ordonné prêtre en 1787, avait d’abord enseigné la philosophie

théologique à l’Oratoire avant d’en arriver progressivement à la philosophie matérialiste des Idéologues. Lorsque Sainte-Beuve fait sa connaissance, il est alors âgé de soixante-quatre ans et vient tout juste d’être nommé professeur d’histoire au Collège de France. Voir Maurice ALLEM, Portrait de Sainte-Beuve, Portrait de Sainte-Beuve, Paris, Albin Michel, 1954, p. 34. André Billy ajoute : « Héritiers de Diderot, de d’Holbach, d’Helvétius, esprits modérés et enclins à l’opportunisme, Tracy et Daunou rejetaient les dogmes et, à l’exclusion de toute métaphysique, n’admettaient comme valable que la connaissance de l’homme et de l’histoire. Résolument fermé aux innovations politiques, philosophiques et littéraires, Daunou ne jurait que par Boileau, les Encyclopédistes et La Harpe… » Voir Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 48.

48 LEROY, Maxime, La pensée de Sainte-Beuve, Paris, Gallimard NRF, 1940, p. 147. 49 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 44.

50 SAINTE-BEUVE,Charles-Augustin, « De la liberté de l’enseignement », dans Premiers Lundis, III, troisième édition, Paris,

Calmann Lévy, 1886, p. 281.

51 Pierre Leroux, alors prote à l’imprimerie de Lachevardière, convainc ce dernier ainsi que Dubois d’opposer au Mémorial

catholique (recueil conservateur fondé par les abbés Gerbet, de Salinis et Lamennais, dont le premier numéro parut le 15 janvier 1824) et à l’ultramontanisme qu’il soutient, un organe libéral qui aurait encore plus de succès. Le Globe voit donc le jour. Il paraît alors trois fois par semaine. Voir Maurice ALLEM, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 38.

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le font hésiter entre une carrière littéraire et un avenir en science. Dubois lui propose alors une tâche de journaliste au Globe afin que l’écriture le soulage de ses tourments. Sainte-Beuve accepte.

1.2. Sainte-Beuve au Globe : la critique classique « élargie

52

»

1.2.1. Premiers comptes rendus beuviens

Du 15 octobre 1824 au 1er janvier 1825, Sainte-Beuve publie neuf articles qui témoignent de son

philhellénisme. Puis, en 1825, il en publie une vingtaine sur des thèmes qui piqueront sa curiosité tout au long de sa vie : les mémoires, les correspondances et les récits historiques. Selon Bellessort, ces premiers articles ne sont dignes d’intérêts que parce qu’ils sont de Sainte-Beuve53 ;

le premier qui soit réellement important et où Sainte-Beuve marque enfin son autorité paraît en juillet 1826. Le Cinq Mars d’Alfred de Vigny y est sévèrement critiqué sous le couvert de l’anonymat. Douze autres articles seront publiés par Sainte-Beuve cette année-là. À partir de cette époque, plus spécifiquement des études sur Mignet (28 mars 1826)54 et Thiers (ceux des 10

et 19 janvier 1826)55, Sainte-Beuve commence à reconnaître la valeur critique de ses articles56.

Avant 1827, Sainte-Beuve comme tous les autres critiques du Globe, marche dans les traces de Villemain57 dont il suit les cours à la Sorbonne. Même si les Globistes aspirent à écrire une

critique scientifique basée sur la psychologie et l’histoire, les premiers articles beuviens n’ont rien de novateur. Sainte-Beuve se préoccupe exclusivement du contenu des œuvres qu’il étudie et accorde énormément d’importance à la précision des renseignements matériels qu’il récolte. Il ne s’intéresse pas encore à l’écrivain, et pour cause : Dubois lui commande des comptes rendus. Il se contente donc de reproduire le schéma de l’ouvrage pour y indiquer les faits saillants. Il fait de l’analyse littéraire et se concentre sur la définition du genre, tentant de vérifier si les œuvres qu’il critique correspondent bien à la catégorie dont elles se revendiquent. « Au fond, on le voit, c’est l’ancienne critique, mais un peu élargie, fondée sur l’observation non plus seulement des anciens, mais aussi des modernes et des étrangers ; c’est l’ancienne méthode, un peu rajeunie et déguisée,

52 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 126. Infra, p. 13. 53 BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 26.

54 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. Mignet », dans Premiers lundis, I, op. cit., p. 101-110.

55 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « M. Thiers », dans Premiers lundis, I, op. cit., p. 77-85 et 86-94. Trois autres articles

beuviens sur les tomes subséquents de L’Histoire de la Révolution française de Thiers paraissent en 1827.

56 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Ma biographie », dans Nouveaux Lundis, XIII, Paris, Michel Lévy Frères (Librairie

Nouvelle), 1870, p. 7. Jules Troubat, le secrétaire de Sainte-Beuve, publie également cette biographie dans Souvenirs et Indiscrétions, son volume personnel. Cette biographie est datée de 1862 et s’arrête à l’année 1861. Roxana M. Verona indique que ce texte, « Un mot sur moi-même » fut aussi annexé à l’édition de 1863 des Portraits. Voir Les « salons » de Sainte-Beuve, op. cit., p. 23.

57 « Le cours de Villemain, qui élargissait le domaine de la littérature en l’annexant à celui de l’histoire, où les peintures

historiques et les études littéraires s’éclairaient les unes par les autres, enchantaient le public et avaient pris une immense influence. », « La nouveauté de l’enseignement de Villemain [alors en pleine gloire sorbonnienne] séduisait [Sainte-Beuve] ; mais qu’il y eût après lui autre chose à faire, c’est ce qu’il a exprimé dans une de ces images qui sortent de sa prose comme des eaux vives […]. » Voir AndréBELLESSORT, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, op. cit., p. 27-28.

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pour ainsi dire, honteuse58 », commente Michaut. Même si Sainte-Beuve n’a pas encore de

méthode personnelle, ses études classiques, notamment ses cours de rhétorique, lui ont inculqué le goût des déductions et des développements logiques rigoureusement conduits. Son procédé est professionnel.

Durant les trois premières années de sa collaboration au Globe, Sainte-Beuve pratique et peaufine cette critique rationnelle et d’abord impersonnelle, si bien qu’elle s’infléchit graduellement selon ses tendances et ses goûts. Ses études sur Mignet et sur Thiers sont ses premiers articles originaux, car elles abordent non seulement le contenu des œuvres, mais également l’auteur, et ce dans une perspective historique. Si les deux historiens traitent de la Révolution française, Sainte-Beuve s’occupe de la manière dont le premier aborde son sujet, tandis qu’il s’attarde aux doctrines exposées par le second. Ainsi, il observe comment deux esprits différents ont traité le même fait, comment deux témoins ont fait le récit des mêmes événements. L’évolution de cette critique doctrinaire légèrement teintée d’histoire et de psychologie atteint son apogée en même temps qu’elle est stoppée avec la parution, les 2 et 9 janvier 1827, de deux articles sur les Odes et

Ballades de Victor Hugo. Ces écrits, recueillis par Jules Troubat dans les Premiers lundis59,

constituent un moment charnière de la formation de la méthode beuvienne. Michaut y voit « les deux innovations fondamentales de Sainte-Beuve en ce temps-là[,] le type le plus complet, le plus achevé de ce qu’est sa critique en cette première période60 » (1824-1827). Il convient de les

analyser de plus près.

1.2.2. Sur les Odes et Ballades de Victor Hugo

Dans ces articles, Sainte-Beuve introduit son sujet en deux temps : d’abord historiquement, puis biographiquement. En rappelant l’évolution de la Muse française puis en y insérant Hugo, telle une pièce cruciale du casse-tête romantique, il prend soin d’encadrer la description de l’homme par celle de son milieu tout en évitant de l’y subordonner. Il étudie donc pour la première fois l’auteur en lui-même, sa manière, son esprit. Cette description factuelle n’est cependant pas systématique, car le portrait du poète y est tracé par à-coups. Sainte-Beuve collectionne les détails plutôt qu’il ne les organise, il brosse son analyse par « petites touches successives61 », en se

concentrant davantage sur les défauts que sur les qualités de l’artiste. Les articles de Sainte-Beuve sur les Odes et Ballades contiennent en effet d’importantes réserves quant au style hugolien. Ces reproches concernent surtout l’usage de la force en poésie :

58 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 126.

59 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Victor Hugo. Odes et Ballades. 1831 », I et II, dans Premiers lundis, I, op. cit., p.

164-174 et 175-188.

60 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 131. 61 Ibid., p. 132.

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[Si] on la laisse faire, elle abuse de tout ; par elle, ce qui n’était qu’original et neuf, est bien près de devenir bizarre ; un contraste brillant dégénère en une antithèse précieuse. L’auteur vise à la grâce et à la simplicité, et il va jusqu’à la mignardise et la simplesse ; il ne cherche que l’héroïque, et il rencontre le gigantesque ; s’il tente jamais le gigantesque, il n’évitera pas le puéril.62

En critiquant Hugo de la sorte, Sainte-Beuve ne se contente pas d’expliquer son œuvre : il joue les correcteurs et les conseillers, ce que ses prédécesseurs classiques plus prescriptifs (Boileau, La Harpe, Villemain) auraient approuvé.

Mais ce qui distingue essentiellement ces articles des autres productions beuviennes et même de la critique contemporaine, c’est l’intérêt qu’ils portent à la nature individuelle du talent hugolien. « [L]a trempe de son âme63 », voilà ce que Sainte-Beuve cherche dans les Odes et Ballades d’Hugo,

voilà ce qu’il croit trouver lorsqu’il écrit que dès le premier volume, le poète « s’y [montre] tout entier64 ». Bien qu’ils relèvent encore de la critique doctrinaire, ces articles sont un premier pas

décisif vers l’histoire et la psychologie. Sainte-Beuve délaisse peu à peu le compte rendu, car depuis quelques temps déjà, il ne s’intéresse plus uniquement aux contenus des œuvres. Ce qu’il veut analyser, désormais, ce sont les origines toutes particulières et circonstancielles de ces contenus, l’émergence des idées philosophiques ou littéraires dans l’esprit des auteurs.

Cette nouvelle méthode critique aurait pu évoluer dans le cadre classique et doctrinaire du Globe rationaliste, mais une rencontre déterminante s’apprête à dévier les tendances esthétiques de Sainte-Beuve.

1.3. Sainte-Beuve au Cénacle : la critique romantique

Lors de sa parution, le premier des deux articles (non signés) que nous venons d’analyser brièvement est remarqué de Goethe65, qui y voit une victoire pour Hugo et l’influence de

l’idéalisme allemand. Cette réflexion contribue à renforcer la réputation « romantique » du Globe, laquelle est récusée par ses membres qui se méfient en réalité – Sainte-Beuve y compris – de l’enthousiasme romantique, de son individualisme abusif, et surtout de son mysticisme royaliste. Maurice Regard affirme tout de même « [qu’il] n’est pas excessif de penser que cette publication fut un moment de la bataille romantique66 ». Également reconnaissant, Victor Hugo se rend au

Globe pour remercier Dubois de l’appui de son journal. Le directeur lui apprend alors que l’auteur

62 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Victor Hugo. Odes et Ballades. 1831 », II, loc. cit., p. 179. 63 Ibid., p. 169.

64 Ibid., p. 170.

65 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Notes et Pensées : CCVI », dans Causeries du Lundi, XI, troisième édition, Paris,

Garnier Frères, 1851-1862, p. 532. Sainte-Beuve raconte que Goethe avait noté dans son Journal les réflexions qu’il avait partagées avec Eckermann, le jeudi soir 4 janvier 1827.

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des articles habite à deux pas de chez lui. Hugo décide donc de rendre visite à Sainte-Beuve, qui est absent. Le poète laisse sa carte à l’intention du critique, qui se rend chez lui le lendemain. Bien qu’il démente la rumeur selon laquelle il aurait offert à Hugo de mettre le Globe à sa disposition67, Sainte-Beuve confirme que cette rencontre l’aura fait « dériver […] de cette côte un

peu sévère et sourcilleuse du Globe, vers l’île enchantée de la Poésie68 ». Jusqu’à ce moment, le

critique-journaliste était resté silencieux sur ses propres créations poétiques, mais le bourgeon de

Joseph Delorme69 existe déjà secrètement, et il ne va pas tarder à éclore. De fait, Sainte-Beuve confie tous ses vers à Hugo, en qui il reconnaît la qualité de « juge véritable70 ». Les deux

littéraires se lient d’amitié. Bien vite, Sainte-Beuve deviendra le théoricien et le « héraut71 » du

Cénacle et de son programme esthétique, philosophique et politique : il sera le panégyriste du romantisme.

1.3.1. Le Tableau

Alors que son amitié avec Victor Hugo se développe et que le Cénacle gagne ses faveurs, Sainte-Beuve poursuit le travail que lui a inspiré le thème du concours de l’Académie. Au mois d’août 1826, Daunou avait conseillé à Sainte-Beuve de concourir au prix d’éloquence que l’Académie annonçait pour 1827 et qui prendrait la forme d’un discours sur l’Histoire de la Langue et de la

Littérature françaises depuis le commencement du XVIe siècle jusqu’à 1610. Peut-être voyait-il en son compatriote un talent de critique à révéler ou peut-être voulait-il simplement rendre celui-ci moins assidu à son travail pour le Globe, dont il n’appréciait pas les vues72. Toujours est-il que

tout en restant attaché au journal, Sainte-Beuve commençait déjà à se documenter en vue du concours.

Le 28 juin 1827, grâce à Hugo, Sainte-Beuve est placé sous le patronage de Jean-Charles-Emmanuel Nodier, qui aide le critique à se documenter73. Attiré vers la poésie, c’est sur ce genre

qu’il concentrera ses recherches. Il dépouille les bibliothèques et lit sans arrêt. Son projet prend tant d’ampleur qu’il ne l’achève pas à temps pour remporter le prix, mais il poursuit son immense fresque. De toute façon, cette étude aurait été à la fois incomplète et trop vaste pour correspondre aux exigences du sujet proposé pour le concours. Cette année-là, sur les quinze articles qu’il publie dans le Globe, dix sont des chapitres de l’ouvrage qu’il est en train de bâtir. Le 30 avril 1828, il publie le onzième. Puis, le 19 juillet, la somme des articles sur lesquels

67 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Ma biographie », loc. cit., p. 7.

68 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Notes et Pensées : CCVI », loc. cit., p. 533.

69 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, nouvelle édition très augmentée, Paris, Michel

Lévy Frères, [1829] 1863.

70 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, « Notes et Pensées : CCVI », loc. cit., p. 532. 71 LEROY, Maxime, La pensée de Sainte-Beuve, op. cit, p. 57.

72 ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, op. cit., p. 39. 73 BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, I, op. cit., p. 64.

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Beuve planchait avec l’aide de Nodier, complétée par des Conclusions, est éditée chez les libraires A. Sautalet et Cie et Alexandre Ménière. C’est ainsi que les deux volumes du Tableau historique et

critique de la poésie française et du théâtre français du XVIe siècle74 voient le jour.

Cette œuvre permet d’observer les nouveaux caractères de la méthode beuvienne. D’abord, le

Tableau accorde une place primordiale aux recherches historiques et aux travaux d’érudition. Afin

de le composer, Sainte-Beuve n’a pas uniquement lu les œuvres des auteurs qu’il étudie. Il fouille en périphérie, cherche des informations dans les correspondances et les articles, dans les témoignages et les registres. Dans la dédicace, Sainte-Beuve témoigne de l’évolution de sa méthode. Avec le temps, l’utilisation des preuves que lui fournissent ses fouilles archivistiques s’améliore :

Ce livre a été mon début en littérature ; quand je l’ai commencé, j’étais étudiant en médecine, et j’avais vingt-trois ans : voilà mon excuse pour les incertitudes et les ignorances des premières pages. Ce que je savais le moins, c’était mon commencement. J’avais bien, en général, le goût et l’instinct de l’exactitude ; je n’en avais ni la méthode, ni surtout ces scrupules continuels qui en sont la garantie, et qui ne viennent qu’avec le temps, après les fautes commises.75

Ainsi, il amasse les renseignements nécessaires à ses démonstrations sans les entasser, car il prétend avoir le sens de la mesure et des proportions.

L’érudition de Sainte-Beuve est non seulement balisée par le goût, qu’il définit comme « l’art de discerner et de choisir76 », mais aussi par son « sentiment de la différence77 ». Il sent que le fait de

replacer les productions littéraires dans leur contexte et de les apprécier d’après le point de vue de l’époque de leur publication permet de mieux comprendre et de mieux juger les œuvres en elles-mêmes. Il adopte dès lors une méthode de classification permettant de relativiser la valeur des innovations poétiques. Cela signifie que le rôle de la critique n’est plus uniquement d’apprécier la littérature et d’y apposer ou non le sceau de son autorité : il lui incombe à présent de la rendre intelligible pour le lecteur contemporain, de l’adapter à ses propres catégories de compréhension. Sainte-Beuve reconnaît d’ailleurs lui-même qu’il doit se faire le guide, le traducteur et « l’interprète78 » des œuvres littéraires. Bref, il montre que la critique historique est

une critique explicative :

74 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, édition définitive précédée de la vie de

Sainte-Beuve par Jules Troubat, Paris, Alphonse Lemerre, 1876, 2 tomes.

75 Ibid., I, p. 1. 76 Ibid., p. 70.

77 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 156. 78 Ibid., p. 158.

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Sur ces classifications un peu arides, mais exactes autant que des formules peuvent l’être, si le lecteur, maintenant riche en souvenirs, consent à répandre cet intérêt qui s’attache aux hommes et aux œuvres, ce mouvement qui anime la naissance, la lutte et la décadence des écoles, en un mot, cette couleur et cette vie sans lesquelles il n’est pas d’intelligence du passé, il concevra de la poésie du XVIe siècle une idée assez complète et fidèle. Peut-être

alors, reportant ses regards sur des époques déjà connues, il découvrira des aperçus nouveaux dans des parties jusque-là obscures ; peut-être l’âge littéraire de Louis XIV gagnera à être de la sorte éclairé par derrière, et toute cette scène variée, toute cette représentation pompeuse, se dessinera plus nettement sur un fond plus lumineux. Peut-être aussi pourra-t-il de là jaillir quelque clarté inattendue sur notre âge poétique actuel et sur l’avenir probable qui lui est réservé. Nous-mêmes, en terminant, nous hasarderons à ce sujet, quelques façons de voir, quelques conjectures générales, avec la défiance qui sied lorsqu’on s’aventure si loin.79

Sainte-Beuve, dans la ligne du Globe, se fait véritablement historien, car le Tableau prend la forme d’un panorama. « [En] son esprit est né ce sens de la continuité, du développement évolutif80 »,

remarque Michaut. En effet, le critique montre le mouvement de succession des différents courants en retraçant chaque « filiation littéraire81 ». Sainte-Beuve retourne aux racines pour

mieux goûter les fruits. Les faits historiques qu’il comptabilise comme autant d’éléments scientifiques fournissent une base de données objective à cette critique qui préfigure la théorie de l’évolution des genres. Sainte-Beuve y entrevoit même la possibilité de faire ses propres prédictions littéraires.

Mais le Tableau n’est qu’une étape de l’apprentissage de Sainte-Beuve et sa méthode n’y est pas encore déployée consciemment ni complètement. De fait, le pan historique qui permet de remettre l’œuvre d’un écrivain en perspective n’est abordé par Sainte-Beuve que dans la conclusion des articles qui composent ce recueil. Il ne s’agit d’ailleurs que d’histoire littéraire, et les développements artistiques ne sont jamais confrontés à l’ordre social, politique ou philosophique de l’époque de laquelle ils sont issus. De plus, Sainte-Beuve n’y traite que de la forme. Il ne s’intéresse pas au contenu des œuvres82, mais uniquement aux questions de

grammaire et de langue, d’expression et de versification, qui font l’originalité des poètes de la Pléiade face à leurs prédécesseurs. Ces taches aveugles ou ces angles trop restreints sont peut-être dus à la double vocation du Tableau, qui se veut à la fois un travail historique et une œuvre de polémique littéraire.

Certains contemporains voient effectivement le Tableau de Sainte-Beuve comme une sorte de manifeste romantique. Il faut dire que le second tome a tout pour enchanter les tenants de ce

79 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, II, op. cit., p. 33.

80 MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les Lundis, op. cit., p. 152.

81 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, I, op. cit., p. 180.

82 Aborder les idées d’ordre politique ou philosophique (sur lesquelles il ne tombait pas entièrement d’accord avec les membres

du Cénacle) présentait un risque, celui de décevoir Hugo et de devoir renoncer à son amitié, si précieuse pour le poète que Sainte-Beuve sentait naître en lui.

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