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2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve

2.4. Du portrait beuvien au pastiche proustien

2.4.3. Poétique du portrait littéraire

Le Dictionnaire de l’Académie françoise (1694) définit ainsi le verbe portraire : « Tirer la ressemblance, la figure, la représentation d’une personne au naturel, avec le pinceau, le crayon, etc.693 » et le

nom portrait : « Image, ressemblance d’une personne par le moyen du pinceau, du burin, du crayon694 » dont on accepte aussi cette signification : « La description qu’on fait d’une personne,

tant pour le corps que pour l’esprit695 ». Quant à l’Encyclopédie (1751-1772) de Diderot et

d’Alembert, elle considère le portrait, l’image, la figure et l’effigie comme des synonymes qu’elle distingue cependant ainsi :

L’effigie est pour tenir la place de la chose même. L’image est pour en représenter simplement l’idée. La figure est pour en montrer l’attitude et le dessein. Le portrait est uniquement pour la ressemblance. On pend en effigie les criminels fugitifs. On peint des images de nos mystères. On fait des figures équestres de nos rois. On grave les portraits des hommes illustres.696

Le portrait peint y est ensuite traité séparément du portrait prosaïque ou poétique, que le Chevalier de Jaucourt définit comme « [l]’art de bien peindre les qualités particulières de l’esprit et du cœur d’une personne697 » et qui consiste à « caractériser l’air qui forme la ressemblance698 ».

S’ensuit une liste d’exemples cités et comparés entre eux ainsi que quelques prescriptions sur la manière de réaliser un portrait littéraire, en prose ou en vers : « […] il faut savoir peindre fortement et en peu de mots699 » ou encore « […] la qualité des objets ne fait rien à la chose, dès

qu’on la peint avec tous les traits qui lui conviennent700 ». À en croire ces définitions, la principale

692 Ibid., p. 221.

693 Le dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy, t. 2, Paris, Vve J. B. Coignard et J. B. Coignard éditeurs, 1692, p. 586. 694 Ibid.

695 Ibid.

696 D. J., « Portrait, image, figure, effigie », dans DIDEROT, Denis, D’ALEMBERT, Jean Le Rond [dir.], Encyclopédie ou

Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres, t. 13 (1765), Paris, éditeurs : Le Breton, Durand, Briasson et Michel-Antoine David, 1751-1772, p. 153.

697 JAUCOURT, Chevalier de, « Portrait (prose et poésie) », dans DIDEROT, Denis, D’ALEMBERT, Jean Le Rond [dir.],

Encyclopédie, op. cit., p. 155.

698 Ibid. 699 Ibid. 700 Ibid.,p. 157.

fonction du portrait littéraire est de présenter ce qui est absent, autrement dit de substituer le représenté par le représentant (description d’une personne).

Il est important de distinguer le portrait biographique ou historique, qui décrit une personne réelle, et le portrait fictif, qui décrit un personnage inventé ; ainsi que les combinaisons possibles entre ces deux types de représentation. Sainte-Beuve a pratiqué ces deux types de portraits, mais en tant que critique littéraire, il n’a retenu que le premier701. En effet, les auteurs qu’il étudie sont

des personnes ayant existé. Ses portraits sont basés sur des modèles historiques ou contemporains. La question du modèle est d’ailleurs une problématique importante du portrait littéraire, qui participe surtout de la fonction référentielle, car elle met en cause la relation entre l’auteur, le monde (réel ou imaginaire) et l’écrit. Sainte-Beuve prétend décrire la réalité biographique. Le portrait beuvien repose donc sur un pacte référentiel ; son authenticité dépend de l’adéquation entre la description de la personne peinte (issue d’une observation empirique ou d’un témoignage), le modèle même, ainsi que l’horizon d’attente du lecteur (sa propre expérience du modèle ou de modèles semblables, ses préjugés, etc.). De ce fait, le portrait dépend également de la fonction impressive (ou conative) puisque son efficacité dépend de la reconnaissance du modèle par le lecteur, de l’acceptation du portrait comme reproduction vraisemblable ; il tente de lui montrer, de lui apprendre quelque chose. Afin de parvenir à ce résultat, le portraitiste dispose de plusieurs moyens descriptifs.

D’abord, pour définir la personne qu’il veut faire connaître, il peut user de deux types de descriptions : la prosopographie et l’éthopée. La première figure de style consiste à décrire les caractéristiques physiques d’une personne ou d’un personnage, tandis que la seconde consiste à décrire ses qualités morales et/ou psychologiques. Sainte-Beuve tente de comprendre l’esprit humain, le génie littéraire, les sources secrètes de l’inspiration ; il utilise davantage l’éthopée. Influencé par les théories physiognomoniques des Idéologues, il s’adonne aussi à la prosopographie. Afin de mettre en œuvre ces deux outils du portraitiste, Sainte-Beuve doit disposer de preuves lui permettant de bâtir la ressemblance physique ou morale du modèle choisi. Ces preuves sont les différents témoignages secondaires qu’il recueille (correspondance, notices, etc.), les œuvres de l’artiste, ainsi que son expérience personnelle (sa connaissance de l’homme en société : son apparence, son caractère, etc.). Ainsi le portrait se construit bien comme une transposition littéraire du monde empirique par le prisme de l’éthopée et de la prosopographie. Cette combinaison est d’ailleurs merveilleusement traduite par sa quête de la

701 L’exception réside dans son article « Du roman intime » (Supra, p. 29), où il fait le portrait d’un personnage de roman afin de

« ride intime »702. Sainte-Beuve ne fait cependant pas que des descriptions statiques. Celles-ci

viennent plutôt interrompre la course d’un récit, celui de la vie de l’auteur qu’il étudie. Nous l’avons vu, Sainte-Beuve retrace les origines et la jeunesse des écrivains, jusqu’à leur premier chef d’œuvre703. Il aborde ensuite leurs œuvres en se permettant maintes digressions704 (du type de

l’éthopée) sur ce que ces auteurs pensent des thèmes généraux comme l’amour, l’art, la mort, etc. Souvent même, lorsqu’il peint un portrait, il emprunte le style de son modèle. Bref, Sainte-Beuve ne fait pas que décrire, il raconte et il imite ; ses portraits tiennent donc davantage de l’hypotypose. Cela contribue à augmenter l’effet de réel. Le défi du portraitiste consiste effectivement à faire voir ce qu’il a vu, à faire connaître l’inconnu en le ramenant au connu du lecteur, à présenter l’Autre grâce aux catégories du Même. Le portrait beuvien sollicite l’imagination du lecteur, il lui permet de se figurer l’auteur étudié, de se représenter sa vie comme une scène pittoresque. Il fournit les outils nécessaires au lecteur pour qu’il puisse apprécier une œuvre ancienne comme si elle était contemporaine705.

Mais Sainte-Beuve va plus loin. Grâce à l’introspection, le portraitiste s’observe lui-même ; il rapporte sa propre expérience subjective à celle de ses modèles et arrive ainsi à tirer des conclusions sur l’individu qu’il étudie et sur l’esprit humain en général. En effet, le portrait véhicule des informations, il a pour but d’enseigner et de renseigner. Le portrait est une description dont la fonction est testimoniale, mais aussi rhétorique. Conséquemment, en tant que critique littéraire, le portraitiste doit se soucier de la réception, surtout s’il veut guider et conseiller les artistes et le public. Le portrait s’adresse au pathos du lecteur ; au moyen de l’hypotypose, il parvient à le convaincre sans nécessairement recourir à une démonstration logique. Il donne à voir plutôt qu’il n’impose à penser. De fait, Sainte-Beuve s’emploie à ressusciter les figures du passé et à les laisser vivre... à les re-présenter. L’art du portrait, laissant la liberté d’interprétation au lecteur, s’apparente ainsi à celui de la suggestion et de l’insinuation, armes efficaces du discours argumentaire. Cet effet persuasif est peut-être dû à la dimension narrative du portrait. Contrairement à l’explication purement scientifique, ce type de description littéraire permet au critique d’introduire sa voix dans le texte sans que celle-ci ne soit nécessairement perçue comme un jugement dogmatique. L’exégèse académique suppose une approche extradiégétique et hétérodiégétique, voire un regard qui n’admet aucune diégèse, tandis que la critique du portraitiste peut profiter du spectre narratif en entier et même jouer des différents niveaux de focalisation. Pas étonnant que le portrait beuvien soit né du temps de la période romantique de Sainte-Beuve.

702 Supra, p. 42. 703 Supra, p. 24. 704 Supra, p. 25. 705 Supra, p. 23.

En portraiturant les auteurs qu’il étudie, Sainte-Beuve se met aussi en scène comme lecteur et utilise donc des procédés d’énonciation qui trahissent son identité, même s’il tente parfois de disparaître derrière son sujet. « Le portrait modifie la relation critique en introduisant une dimension intersubjective706 », atteste Hélène Dufour. En peignant d’autres sujets, le portraitiste

se peint de biais : sa personnalité se révèle sous le masque des auteurs qu’il représente. Sainte- Beuve l’avait lui-même admis707. En conséquence, la fonction poétique (ou stylistique) est également

mise à contribution. Dufour ajoute :

C’est le même, l’identique à soi, que le critique poursuit chez les autres, chaque portrait nous livre en fait deux profils : celui du modèle et, derrière, en ombre grise portée, celui du portraitiste. Cette projection de l’auteur dans ses portraits est un trait permanent […]. À la recherche de lui-même dans les autres, le choix de ses modèles par le portraitiste [est révélateur].708

Puisque le portrait est une transposition du monde empirique dans le langage, il est inévitable d’y déceler la trace de celui qui effectue cette transposition et agit comme un filtre. Il est effectivement impossible d’imiter directement le réel dans un texte, même réaliste. Le style de Sainte-Beuve est donc très présent dans son œuvre, tant au niveau formel qu’au niveau thématique et idéologique. En effet, le choix du modèle et le rapport qu’entretient le portraitiste avec celui-ci sont symptomatiques de la conception que se fait ce dernier de la littérature. Le lundiste, lui, s’intéressait surtout aux hommes de lettres, plus particulièrement aux auteurs mineurs (dont quelques femmes), comme nous l’avons vu. Il préféra d’abord parler des anciens plutôt que de ses contemporains, mais il accorda éventuellement leur place à ses derniers. La postérité prit donc de plus en plus les vivants pour modèles. Toujours est-il que Sainte-Beuve brossa le portrait des personnes qui étaient à sa portée, celles qu’il avait la capacité de décrire, mais aussi de suivre et d’imiter.

Du côté de la publication, les portraits, après avoir paru dans la presse, sont souvent recueillis en « galeries » suivant certaines classifications. Ainsi chaque portrait, considéré comme un morceau, est mis en relation avec d’autres peintures afin de former une collection plus ou moins harmonieuse selon les talents de composition du portraitiste. Sainte-Beuve avait un grand souci d’architectonique, conférant une unité d’intention et de méthode aux divers fragments rassemblés et ordonnés. La logique derrière cette organisation témoigne elle aussi des allégeances esthétiques du portraitiste. Sainte-Beuve, par exemple, ne classe pas ses portraits par ordre chronologique de naissance ou de mort des auteurs étudiés, mais par ordre chronologique de

706 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases, op. cit., p. 26. 707 Supra, p. 28.

lecture, créant une sorte d’histoire de ses impressions personnelles. C’est accorder toute l’importance à son jugement critique, à sa conception de la littérature. La mise en valeur de certains portraits est aussi révélatrice. On n’a qu’à penser au portrait de La Rochefoucauld, placé en plein milieu du recueil des Portraits de femmes comme pour symboliser le pôle subjectif qu’est le critique littéraire, prisme moral par lequel passe chaque modèle féminin figurant dans le recueil709. Autre caractéristique des recueils de portraits, selon Dufour : il s’agit d’œuvre ouvertes,

c’est-à-dire de galeries pouvant toujours être complétées par d’autres portraits, qu’il s’agisse de l’énième portrait d’un même modèle ou du portrait d’un nouveau modèle710. De fait, ces recueils

sont essentiellement inachevés. « Les galeries de portraits ont pour tentation la totalisation de la diversité des figures du réel, mais c’est bien davantage un horizon inaccessible qu’une réalité, elles s’avouent fragmentaires711 », estime Dufour.

De par leur inachèvement assumé, les portraits s’éloignent des notices biographiques que contiennent les dictionnaires et les encyclopédies. Bien qu’il y ait des recoupements de vocabulaire et de méthode entre ces deux pratiques, le portrait n’a pas la même finalité que la notice. « [Le] portrait ne redit pas ce qui est connu de tous, mais cerne la "physionomie" de l’homme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus individuel, il fixe son essence au-delà des accidents historiques712 », explique Dufour. Le portrait rend les contradictions de la vie, il s’intéresse à

l’individu dans toute sa complexité. La notice n’essaye pas de ressusciter l’homme en le représentant, en le présentifiant, ce que le portrait tente de faire par les différentes figures de la description (éthopée, prosopographie, hypotypose, etc.). Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’anatomie d’un esprit et d’un corps. Le portrait participe donc davantage à la fonction mimétique que ne le fait la notice biographique ; il est bien plus un art, bien moins une science. Il s’inspire d’ailleurs des autres arts, notamment de la peinture à laquelle il est intimement lié, mais aussi à la sculpture, proposant parfois des portraits plus amples ou « en pied » et des portraits plus concentrés, plus succincts, comme des bustes ou des « médaillons »713. Sainte-Beuve, on l’a

vu, préfère les analyses minutieuses et copieusement documentées714. Il est le sculpteur de frises

et de colonnes, mais aussi de statues colossales. Le portrait beuvien s’apparente effectivement à la critique érudite. Truffé de comparaisons et de digressions, il accorde une importance capitale à l’exactitude de l’information qu’il collige. De l’ordre du commentaire, il n’est toutefois pas figé ;

709 Supra, p. 50.

710 DUFOUR, Hélène, Portraits en phrases, op. cit., p. 72-73. 711 Ibid., p. 74.

712 Ibid., p. 79.

713 Hélène Dufour emprunte cette distinction à une série mallarméenne intitulée Quelques Médaillons et portraits en pied. Ibid.,

p. 109-110.

la narration beuvienne, s’armant des figures de la description, lui confère toute sa vitalité715, sa

pertinence et son efficacité critique. Il faut toutefois concéder que les premiers portraits beuviens touchent davantage au pathos du lecteur que les morceaux plus tardifs, qui jugent bien plus et s’adressent particulièrement au logos ; Sainte-Beuve ayant échoué comme poète et endossé définitivement le rôle du critique. En effet, s’il a posé les bases de cette pratique littéraire, le lundiste ne l’a pas exploitée pleinement ni en parfaite adéquation avec ses intentions. D’autres comme Balzac, voulant repousser les limites du portrait, préfèrent aux études touffues les récits anecdotiques, sortes de clichés ou d’instantanés de vie. Chez ceux-ci, la monstration prend le pas sur la démonstration. D’autres inventent des portraits de toutes pièces, donnant ainsi naissance à des personnages de fiction. Le cadre référentiel devient alors celui du monde de l’œuvre dans laquelle ces figures apparaissent. D’autres encore préfèrent les médaillons, brefs exercices de style, souvent présentés sous forme d’épigrammes, dont le but est davantage de divertir que d’instruire. Le portrait commence donc à pencher du côté de la parodie, de cette littérature « au second degré » selon l’expression de Genette. Certains vont jusqu’à remplacer l’homme par l’œuvre et la description par l’imitation, ce qui donne lieu à des portraits de style, des morceaux « à la manière de… ». Nous atteignons ici l’une des formes limites du portrait littéraire. Regardons-la de plus près afin d’en comprendre la genèse et la valeur critique.