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2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve

2.2. Lire Sainte-Beuve

2.2.3. Sainte-Beuve : réception proustienne

Luc Fraisse, dans son article « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la

Correspondance », estime que l’idée qui sous-tend l’essai de Contre Sainte-Beuve, la doctrine des deux moi, apparaît pour la première fois sous la plume de Proust dans une lettre datée de 1901534. Il

affirme que cette théorie provient d’une lecture que Proust mentionne dans une lettre, en 1904535 : Le Cas étrange du Dr Jekyll de Robert Louis Stevenson. Sans nier la thèse de Fraisse, nous

soutenons l’hypothèse émise par Donatien Grau selon laquelle Proust aurait également pris cette idée du côté des Goncourt ou plutôt d’Eudore Soulié, qu’ils citent dans leur Journal536. Déjà, en 1867, Soulié observait cette dualité du moi créateur et du moi social chez nul autre que Sainte- Beuve lui-même. Mais plus encore, nous risquons l’hypothèse que cette idée de dualité a été ébauchée dans les écrits du lundiste et que c’est aussi une source possible de la théorie proustienne. Dans le Tableau, Sainte-Beuve parle déjà de ces « contradictions, dont le cœur humain abonde537 ». Puis, dans Volupté, il décrit le « […] cœur humain contradictoire et

changeant, dont il faut dire, comme le poète a dit de la poitrine du Centaure, que les deux natures y

sont conjointes538 ». Il reprendra l’idée de cette « incurable duplicité539 » du cœur humain dans Port-

Royal. Et il peindra plus en détails le dédoublement d’une personnalité sensible, près de celle de

l’artiste, dans son Chateaubriand :

Quand on est René, on est double ; on est deux êtres d’âge différent, et l’un des deux, le plus vieux, le plus froid, le plus désabusé, regarde l’autre agir et sentir ; et, comme un mauvais œil, il le glace, il le déjoue. L’un est toujours là qui empêche l’autre d’agir tout simplement, naturellement, et de se laisser aller à la bonne nature.540

Cette description rappelle non seulement l’épisode de l’article du Figaro, qui constitue l’une des parties essentielles du Contre Sainte-Beuve, mais également l’attitude du narrateur envers le protagoniste de la Recherche, le premier étant la version vieillie du second. Certes, les théories de la « pluralité des moi » avaient récemment été mises à la mode par les psychanalystes, mais Bourdeau

534 FRAISSE, Luc, « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la Correspondance », loc. cit., p. 106-107. 535 Ibid., p. 107. Luc Fraisse cite la Correspondance (IV, 144) de Proust.

536 Supra, p. 93.

537 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, II, op. cit., p. 312.

538 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Volupté, op. cit., p. 126. 539 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Port-Royal, I, op. cit., p. 276.

rappelle, dans Le Livre d’or de Sainte-Beuve, que ce dernier était déjà conscient des contradictions qui habitaient les différentes personnalités qu’il analysait541, surtout en ce qui a trait aux génies :

Plus l’individu a de facultés de ressorts intérieurs, quand la religion n’y tient pas la main, plus le faux et le juste se mêlent en lui, coexistent bizarrement et s’offrent à la fois l’un dans l’autre. La corruption, la contradiction de la nature spirituelle déchue est plus visible en ces grands exemples, tout ainsi que les bouleversements de la nature physique se voient mieux dans les pays de volcans et de montagnes. Quel chaos! que d’énigmes! quelles mers peu navigables que ces âmes des grands hommes!542

La duplicité qui intéresse Sainte-Beuve se rapproche davantage du dédoublement de personnalité du protagoniste de Stevenson, basé sur une dichotomie entre le bien et le mal, que de la théorie bergsonienne qui précisa la pensée de Proust à ce sujet. Le génie, chez Sainte-Beuve, se présente comme une bizarrerie, une anomalie effrayante, tout comme Hyde est le monstre qui surgit des profondeurs de Jekyll. Agacé par cette marginalisation beuvienne du génie artistique et aiguillonné par les cours de Gabriel Séailles, son professeur d’esthétique à la Sorbonne, qui jugeait que le génie était « loin d’être une névrose543 », Proust a donc adapté la formule à sa

propre doctrine544. Ainsi par un habile renversement, l’homme mondain associé au Dr Jekyll,

devient ce moi social quelque peu grotesque et insignifiant, tandis que l’homme de l’intériorité, le génie monstrueux associé à Hyde, devient le moi profond, la partie spirituelle et authentique de l’artiste.

La date à laquelle Proust mentionne le roman de Stevenson à son ami Gabriel de La Rochefoucauld coïncide avec l’année du centenaire de la naissance de Sainte-Beuve. Jean Bonnerot accorde d’ailleurs une grande importance à cette date, qui figure dans le titre d’un de ses ouvrages, Un demi-siècle d’études sur Sainte-Beuve : 1904-1954545. Il y expose entre autres la liste de toutes les commémorations d’anniversaire546 qui eurent lieu en l’honneur de Sainte-Beuve

durant cette période. Les cent ans de la naissance de Sainte-Beuve sont célébrés dès 1903 avec l’inauguration d’un buste, installé au Jardin du Luxembourg et portant la devise « Le vrai, le vrai seul ». Cette année-là paraît également l’imposante thèse de Gustave Michaut, Sainte-Beuve avant les

« Lundis » : essai sur la formation de son esprit et de sa méthode critique, qui est toujours considérée

comme une référence indispensable. Michaut n’hésite d’ailleurs pas à affirmer qu’il voit en

541 Supra, p. 105.

542 SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Volupté, op. cit., p. 261.

543 SÉAILLES, Gabriel, Essai sur le génie de l’art, Paris, Alcan, 1883, p. 263. Séailles a aussi écrit que « le génie n’est pas un

monstre » (p. VIII) et qu’il « est la santé de l’esprit, son retour à la nature » (p. 264). Anne Henry révèle l’influence de cette lecture sur Proust dans Marcel Proust. Théories pour une esthétique, Klincksieck, 1981.

544 FRAISSE, Luc, « Proust contre Sainte-Beuve? Enquête dans les arcanes de la Correspondance », loc. cit., p. 108.

545 BONNEROT,Jean,Un demi-siècle d’études sur Sainte-Beuve, 1904-1954, publié avec le concours du Centre National de la

Recherche scientifique, Paris, Les Belles Lettres, 1957.

Sainte-Beuve le critique par excellence, le plus complet d’entre tous ses prédécesseurs et ses contemporains, incluant du Bellay, Malherbe, Boileau, Bayle, La Harpe, Villemain et Taine547.

Puis, en 1904, on organise plusieurs fêtes et cérémonies officielles à l’occasion desquelles sont lus de nombreux discours dont la conférence de Gustave Lanson, intitulée « Sainte-Beuve. Ce qui fait de lui le maître de la critique et le patron des critiques ». Bonnerot estime que cette allocution, probablement de par ses prétentions élevées, eut de grandes répercussions sur le milieu littéraire548. Les cérémonies du centenaire servirent également de prétexte à la publication

d’un Livre d’or549, à l’apposition de plaques commémoratives ainsi qu’à la parution de numéros spéciaux, de dossiers et d’articles dans les revues universitaires françaises et même un peu à l’étranger.

Proust a lu la plupart de ces publications et en a laissé des traces çà et là, confirme Grau550.

Autant de manifestations publiques ont pu l’énerver, pense Pierre Clarac, éditeur du Contre Sainte-

Beuve (1971) : « Dans la Revue universelle de janvier 1905 Fernand Bournon assure que Sainte-

Beuve est entré "définitivement dans cette immortalité où il n’y a plus de place pour les querelles littéraires… ". Des éloges de ce type ont pu inspirer à Proust le désir d’une protestation.551 » Le

futur romancier a effectivement « beaucoup lu de et sur Sainte-Beuve552 », mais « […] rares

étaient ceux qui, comme le sagace directeur de la Nouvelle Revue française Jacques Rivière, avaient compris, du vivant de Proust, combien [il] était intéressé et irrité par son illustre précurseur553 ».

Ses devoirs de lycéen, et surtout ses chroniques littéraires à la manière de Sainte-Beuve montrent, selon Grau, « l’admiration sans limites que vouait Proust à son prédécesseur554 ». Dans sa

jeunesse, il avait espéré que le lundiste soit infaillible. C’est peut-être pourquoi sa désillusion est si grande. Proust s’était même identifié à Sainte-Beuve. En effet, de Joseph Delorme et Volupté aux

Plaisirs et les Jours et à Jean Santeuil, il existe plusieurs similitudes: les deux auteurs commencent par

quelques articles de critique (portraits, salons, chroniques mondaines) et abordent la littérature par le biais de la poésie avant de connaître l’échec de leur premier roman. « [La] pratique [de Proust] est exactement celle de Sainte-Beuve555 », affirme Grau. Jusque-là, l’écriture proustienne

est effectivement une sorte de palimpseste beuvien. Non seulement Proust s’identifie-t-il au lundiste, mais il se met en scène à travers lui. « Proust se voit comme un autre Sainte-Beuve556 »,

547 Ibid., p. 2.

548 BONNEROT,Jean,Un demi-siècle d’études sur Sainte-Beuve, 1904-1954, op. cit., p.43.

549 Le livre d’or de Sainte-Beuve, publié à l’occasion du centenaire de sa naissance 1804-1904, Paris, Fontemoing, 1904, 462 p. 550 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit., p. 69.

551 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 819. 552 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit., p. 72. 553 Ibid., p. 62.

554 Ibid., p. 84. 555 Ibid., p. 87. 556 Ibid., p. 91.

assure Grau lorsqu’il commente la composition du premier article où celui-ci attaque son prédécesseur.

Le 15 juin 1905, dans La Renaissance latine, Proust porte le premier coup au lundiste avec son article « Sur la lecture », qui deviendra, en 1906, la préface de Sésame et les lys et qui sera repris sous le titre de « Journées de lecture557 », en 1919, dans Pastiches et mélanges. Ce texte, dont nous

avons déjà analysé les ressorts esthétiques, condamne le péché intellectuel par excellence, l’idolâtrie. Or Proust et Sainte-Beuve sont semblables sur ce point : tous deux possèdent une immense étendue de connaissances. Et Proust craint de tomber dans l’excès. En attaquant le lundiste, c’est donc comme s’il posait ses propres limites. Il écrit : « […] Sainte-Beuve a méconnu tous les grands écrivains de son temps. […] Cette cécité de Sainte-Beuve, en ce qui concerne son époque, contraste singulièrement avec ses prétentions à la clairvoyance, à la prescience.558 » Cette

note soutient l’argumentaire selon lequel les grands écrivains, même ceux considérés comme romantiques, sont en réalité toujours classiques ; ils préfèrent lire les œuvres du passé plutôt que les œuvres modernes. Et tel est le cas, selon Proust, des Lundis de Sainte-Beuve (bien qu’il ne considère pas ce dernier comme un grand écrivain) et de la Vie littéraire d’Anatole France559, qui

accordent une place prépondérante à la littérature ancienne. Aux yeux de Proust, Sainte-Beuve est être un piètre critique des vivants (puisqu’il se laisse berner par le snobisme et la mondanité, les apparences sociales), mais un bon lecteur des morts. Il écrit, dans la note suivante :

[Les] classiques n’ont pas de meilleurs commentateurs que les « romantiques ». Seuls, en effet, les romantiques savent lire les ouvrages classiques, parce qu’ils les lisent comme ils ont été écrits, romantiquement, parce que, pour bien lire un poète ou un prosateur, il faut être soi-même, non pas érudit, mais poète ou prosateur. Cela est vrai pour les ouvrages les moins « romantiques ».560

Proust semble accuser Sainte-Beuve du péché d’idolâtrie en ce qui concerne ses contemporains tout en reconnaissant son érudition quant aux anciens. Mais il y a plusieurs Sainte-Beuve. À commencer par celui de la jeunesse, de Joseph Delorme, de Volupté, des débuts de Port-Royal, ainsi que celui de la maturité et des Lundis. En fait, comme on l’a vu, Sainte-Beuve est devenu critique un peu malgré lui. Il a été poète, il a été prosateur, mais découragé il n’a pas poursuivi sa carrière de créateur et s’est cantonné du côté des lecteurs et des spectateurs. Or se contenter de la critique, faire de l’érudition sa propre fin, voilà l’insuffisance selon Proust ; lire pour lire, voir pour voir, savoir pour savoir, voilà le Veau d’or. Outre la dichotomie auteur/critique, Sainte- Beuve possède d’autres personnalités. On a vu au premier chapitre qu’il glissait d’une pratique à

557 PROUST, Marcel, « Journées de lecture », loc. cit., p. 160-194. 558 Ibid., p. 190.

559 Ibid., p. 189. 560 Ibid., p. 190.

une autre, d’un groupe à un autre, tel un caméléon, passant par exemple du Globe rationaliste au Cénacle romantique ou de la fonction de journaliste à celle de professeur. Chez Sainte-Beuve, toutes ces activités semblent compartimentées et chacune possède sa forme littéraire appropriée ; nulle fiction ne doit entrer dans un portrait historique, par exemple. Et pourtant, nous avons vu que la scission est moins évidente qu’elle n’y paraît et que l’écriture beuvienne porte déjà en elle le germe, la volonté d’une œuvre totale et unifiée, volonté qui se trouve au centre de l’entreprise proustienne. Sainte-Beuve, comme Proust, avait le souci de la composition. Il prêtait une grande attention à l’architectonique de ses recueils, car il avait déjà l’intuition que l’ensemble valait davantage que la somme de ses parties. Port-Royal témoigne d’ailleurs de cet effort et Grau considère cet ouvrage comme étant l’équivalent, « le monument rival561 » de la Recherche (rival

parce qu’il repose sur le présupposé épistémologique selon lequel l’homme aurait accès à une connaissance objective du monde). « Sainte-Beuve louait en La Fontaine "la gloire d’être créateur inimitable dans un genre qu’on croyait usé", selon la pratique antique de la variatio, c’est-à-dire de la "reprise décalée", qui est autant un renouveau qu’un hommage562 », explique Grau. Or cet

exercice mimétique issu de la rhétorique latine et récupéré par Sainte-Beuve, Proust l’applique aussi, comme on l’a vu, dans son activité permanente qu’est le pastiche. Bref, Sainte-Beuve est un modèle pour Proust, mais un modèle qu’il faut dépasser dans l’espoir de fertiliser, grâce à la création, une critique devenue stérile à cause de ses fondements épistémologiques.

En décembre 1908, Proust annonce à Georges de Lauris qu’il « [va] écrire quelque chose sur Sainte-Beuve563 ». Il lui expose déjà les deux formes possibles que pourrait prendre cet article sur

(et non contre) Sainte-Beuve, soit l’essai et la conversation fictive avec sa mère. À la fin de l’année, il n’a toujours pas commencé à rédiger ce Sainte-Beuve564, mais tout est écrit dans sa tête depuis « l’année dernière565 » et il se prépare à la transcription en lisant abondamment et en prenant des

notes, ce qui, selon Clarac, est contraire à son habitude566. Proust, qui n’accorde habituellement

guère d’importance à la possession physique des livres, « [demande] qu’on lui envoie de nouveaux volumes [de Sainte-Beuve], et […] les détient en quatre, cinq exemplaires pour chaque livre567 ». Le futur romancier lit et relit donc les œuvres beuviennes depuis un bon moment (plus

sérieusement du moins, depuis le pastiche qu’il en a fait au début de l’année 1908) : « […] cette

561 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve : L'inspiration retrouvée, op. cit., p. 163. 562 Ibid.

563 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 822. Clarac cite la Lettre XLIII, probablement datée de

décembre 1908.

564 Clarac ne considère ici que les Cahiers, que Proust fait acheter à la fin de 1908. Mais Proust, selon Tadié, avait entamé la

rédaction de son Sainte-Beuve en novembre si ce n’est plus tôt. La correspondance semble effectivement en avance sur les brouillons qui subsistent, car en mai 1908, il écrivait : « J’ai en train […] un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert… » (Correspondance, t. VIII, p. 112-113). Voir Tadié, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 613.

565 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 601. Tadié cite Correspondance, t. VIII, p. 320 (à Georges de

Lauris, décembre 1908). Il s’agit de la même lettre que cite Clarac ci-haut.

566 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 823.

malle plein au milieu de mon esprit me gêne et [il] faut se décider à partir ou à la défaire…568 »,

écrit-il encore à Lauris. L’article que Paul Bourget avait fait paraître dans Le Figaro du 7 juillet 1907 à l’occasion de la mort de Spoelberch de Lovenjoul569 et que Proust cite au début du Contre

Sainte-Beuve semble avoir été le catalyseur de ce projet. Mais on a vu que Proust s’intéressait à

Sainte-Beuve bien avant cette date et que d’autres circonstances, en partie reliées au centenaire de naissance du lundiste, ont pu donner l’idée à Proust de publier une étude et un pastiche de longue haleine sur ce critique qu’il avait aimé et dont il devait à présent s’émanciper. De par sa nature profondément mimétique, Proust passe immanquablement par un médiateur afin d’accoucher de ses idées ; « [il] aura toujours besoin d’intercesseur, qu’on le mette sur la voie, mais alors il ira plus loin que personne570 », écrit Tadié. Sainte-Beuve est l’un de ces géants qu’il

doit apprivoiser, il représente l’une des étapes essentielles, voire la plus importante étape qu’il doit franchir afin de fonder son esthétique et d’écrire son roman, l’un n’allant pas sans l’autre.