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Contre Sainte-Beuve : explication essayistique

2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve

2.3. Contre Sainte-Beuve : la critique selon Proust

2.3.3. Contre Sainte-Beuve : explication essayistique

Dans cette partie, nous baserons notre analyse sur l’édition de Pierre Clarac, qui complète les fragments essayistiques présentés par Bernard de Fallois de quelques morceaux choisis au travers des manuscrits proustiens.

2.3.3.1 Attaquer Sainte-Beuve

D’entrée de jeu, dans le fragment intitulé « La méthode de Sainte-Beuve », Proust énonce son intention :

Il me semble que j’aurais ainsi à dire sur Sainte-Beuve, et bientôt beaucoup plus à propos de lui que sur lui-même, des choses qui ont peut-être leur importance, qu’en montrant en quoi il a pêché, à mon avis, comme écrivain et comme critique, j’arriverais peut-être à dire, sur ce que doit être la critique et sur ce qu’est l’art, quelques choses auxquelles j’ai souvent pensé.609

L’exposé de sa propre esthétique passe d’abord par la démonstration et la réfutation de l’esthétique beuvienne. Son plan s’articule en trois temps : 1) critiquer Sainte-Beuve et « le [prendre] comme occasion de parler de certaines formes de vie610 » ; 2) critiquer « quelques-uns

de ses contemporains sur lesquels [il a] aussi quelque avis611 » ; 3) « dire ce qu’aurait été pour [lui]

l’art612 ». Nous traiterons pour l’instant des deux premières parties, qui consistent en une

608 Ibid., p. 300.

609 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 219. 610 Ibid.

611 Ibid. 612 Ibid.

élaboration de la critique idéale par la négative, pour ensuite traiter la troisième, qui en est l’explication positive.

Se référant à l’article de Bourget et faisant allusion aux critiques du même type, que nous avons eu l’occasion d’étudier brièvement à la fin du chapitre précédent, Proust fait la description de la méthode beuvienne :

Avoir fait l’histoire naturelle des esprits, avoir demandé à la biographie de l’homme, à l’histoire de sa famille, à toutes ses particularités, l’intelligence de ses œuvres et la nature de son génie, c’est là ce que tout le monde reconnaît comme son originalité, c’est ce qu’il reconnaissait lui-même, en quoi il avait d’ailleurs raison.613

Proust concède au moins au lundiste l’innovation qui lui revient de droit. Il admet même que Taine s’empara de ce projet pour le systématiser et le codifier davantage, entreprise dont Sainte- Beuve redoutait les écueils. La grande différence entre le maître et l’émule, est que Taine voulait faire de la critique littéraire une science, alors que Sainte-Beuve la considérait encore comme un art. Le lundiste rêve pourtant d’établir les lois du génie, il a foi en une espèce de progrès scientifique qui permettrait de découvrir les paramètres de l’évolution littéraire. Mais ce qui dérange vraiment Proust, dans la méthode beuvienne, c’est qu’elle fait dépendre l’œuvre de l’homme, qu’elle interroge les conditions matérielles de la création afin d’en révéler l’essence. « [Cette] méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestions dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices614 », ajoute-t-il. En d’autres mots, il reproche à Sainte-

Beuve de chercher à l’extérieur ce qu’il ne peut trouver qu’à l’intérieur de lui-même.

L’une des conséquences de ce défaut est que Sainte-Beuve a mal jugé ses contemporains. Proust l’avait déjà énoncé dans son article « Sur la lecture » et il le répète encore ici en prenant d’abord l’exemple de Stendhal, à propos duquel il a émis des jugements étroits et sévères. S’il ne rend pas justice à ses congénères, ce n’est pas tellement, comme plusieurs l’ont pensé, à cause de l’envie et de la jalousie que Sainte-Beuve éprouvait à leur égard, pense Proust, qu’à cause de sa curiosité malsaine pour les cancans et les anecdotes ainsi que parce qu’il avait une conception superficielle de l’inspiration artistique et du travail littéraire. Il écrit : « Il ne faisait pas de démarcation entre l’occupation littéraire où, dans la solitude, faisait taire ces paroles qui sont aux autres autant qu’à nous, et avec lesquelles, mêmes seuls, nous jugeons les choses sans être nous-mêmes, nous tâchons d’entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, – et la conversation!615 » Le problème

613 Ibid., p. 220. 614 Ibid., p. 221-222. 615 Ibid., p. 224.

avec la conception beuvienne de l’intime, selon Proust, est qu’il se vit sur le mode de la confession. Sainte-Beuve s’adresse toujours à quelqu’un. Il rédige donc en réfléchissant à l’impression que ses mots laisseront chez le lecteur. Le moi qui crée ses œuvres se met « en scène », il joue pour un public ; il n’est pas le « moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, qu’on sent bien le seul réel, et pour lequel seuls les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu’ils quittent de moins en moins et à qui ils ont sacrifié une vie qui ne sert qu’à l’honorer616 ». Sans faire de lui le débutant qui lit son premier

article paru dans Le Figaro, Proust compare Sainte-Beuve à celui qui lit ses propres mots dans le journal en imaginant leur impact sur ses amis et ses relations mondaines. « Aussi son œuvre, écrite avec l’inconsciente collaboration des autres, est-elle moins personnelle617 », conclut Proust.

Celui-ci a d’ailleurs en horreur le style beuvien, cette « délicieuse mauvaise musique qu’est le langage parlé, perlé, de Sainte-Beuve618 ». Précieuse et maniérée, son écriture trahit son désir de

plaire, lui qui attache trop d’importance à l’influence des cours et des salons, ainsi que son indifférence face à la postérité à laquelle il lègue, en « pâtissier » littéraire dilettante, non pas une critique « pain de ménage », mais une critique « friandise »619. Bref, rien de substantiel.

En d’autres termes, Proust reproche à Sainte-Beuve la forme et le ton de sa critique littéraire (le portrait et la causerie) parce que ceux-ci trahissent les défaillances du fond esthétique qui les sous-tend. Fondamentalement, l’erreur de Sainte-Beuve est, selon Proust, de « [voir] la littérature sous la catégorie du temps620 ». Pour le lundiste, qui fait preuve de relativisme historique, les

lettres sont une chose d’époque. Et son jugement, selon la période et selon le régime politique en place, semble d’ailleurs changer, dévier, voire se contredire. S’adapter ainsi aux circonstances, selon Proust, c’est être servile, ce n’est pas être libre. Et peut-on dire la vérité lorsqu’on n’est pas libre? Pour Proust, la critique beuvienne est une sorte de « jeu de l’esprit » qui approche les hommes et les choses « de biais avec mille adresses et prestiges621 ». Sa critique littéraire est

mensongère. Il l’oppose en cela à sa poésie, qu’il juge sincère et authentique. Lorsque la forme diffère, le fond semble suivre, comme si la première imposait sa loi au second… Qui cherche la vérité, selon Proust, doit passer par la poésie, par la fiction, par ces reproductions et ces créations réalisées en soi et pour soi.

616 Ibid. 617 Ibid., p. 228.

618 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. 71. De Chantal cite Marcel Proust, Chroniques, 35e édition,

Paris, Gallimard, 1949, p. 206.

619 Ibid., p. 74. De Chantal cite Marcel Proust, Chroniques, op. cit., p. 170. Cette allusion à la pâtisserie n’est pas sans rappeler le

fameux mot de Sainte-Beuve selon lequel la manière d’un auteur est comme un gaufrier, un moule qui s’imprime sur tout, comme chez lui la causerie donne le ton de toute sa critique : « Un de mes amis qui s’entend à analyser les styles, quand il a une fois saisi le procédé et la manière d’un de ces écrivains de parti-pris, a coutume de dire en posant le livre : "Oh! toi, je connais maintenant ton gaufrier." » Voir Port-Royal, t. 2, p. 80 (note ajoutée à la quatrième édition, en 1878).

620 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 228. 621 Ibid., p. 231.

Dans la seconde partie de son exposé, toujours sous la forme d’une conversation avec sa mère (ou plutôt d’un monologue écouté par sa mère), Proust parle de quelques contemporains du lundiste. « Gérard de Nerval », « Sainte-Beuve et Baudelaire », « Sainte-Beuve et Balzac » et « À ajouter à Flaubert » complètent les attaques contre la méthode beuvienne.

Proust semble aborder le premier auteur pour montrer en quoi Sainte-Beuve a mal jugé ses contemporains. Dans ce cas-ci, le lundiste a carrément omis de parler de Nerval et de son œuvre

Sylvie. Proust lui consacre quelques pages de critique et répare ainsi la bévue du lundiste tout en

illustrant le propos qu’il vient de tenir dans le chapitre précédent, à savoir que Sainte-Beuve est trop intelligent, trop rationnel, pas assez sensible et inspiré, et que les œuvres géniales sont donc hors de sa portée. Le lundiste n’a probablement pas parlé de Nerval parce qu’il ne l’a pas compris, parce qu’il ne se sentait pas la force d’attaquer ce génie « à pic ».

La cécité de Sainte-Beuve se remarque également dans son refus d’accorder à Baudelaire l’article qu’il sollicite. Dans le second fragment, Proust déplore que « le plus grand poète du XIXe siècle,

et qui en plus était son ami, ne figure pas dans les Lundis622 » où figurent tant de personnages secondaires. Le nom de Baudelaire est cependant inclus dans le recueil de Sainte-Beuve. Après avoir refusé de lui accorder un portrait, le lundiste écrit une lettre afin de défendre Baudelaire des accusations qui pèsent sur lui. Cette lettre, faible éloge de l’homme, sera reprise dans les Causeries

du lundi. Sainte-Beuve précisera qu’elle avait été rédigée pour la défense de Baudelaire, ce qui en

diminue encore la portée. Sur son œuvre, presque rien, que des compliments qui pourraient aussi bien être des critiques voilées. Le lundiste fait souvent cela : flatter la personnalité des auteurs qu’il étudie afin d’adoucir ou de pallier à la rudesse ou au manque de commentaires sur leurs œuvres. Les éloges de Sainte-Beuve à l’égard de ses amis irritent Proust qui aurait souhaité que le lundiste s’intéresse davantage à leurs créations qu’à leur personne morale. Il écrit : « […] l’homme qui vit dans un même corps avec tout grand génie a peu de rapport avec lui, […] c’est lui que ses intimes connaissent, et […] ainsi il est absurde de juger comme Sainte-Beuve le poète par l’homme ou par le dire de ses amis.623 » La grande injustice que commet le lundiste à l’égard

de Baudelaire s’explique par ce que Proust a déjà expliqué en décrivant sa méthode critique : Sainte-Beuve, soucieux de sa réputation, considère la littérature comme une chose d’actualité. Il reste donc sur ses gardes, ne voulant pas choquer les personnages haut placés dont il dépend. Et il ne parle que des écrivains qui ont la cote, c’est-à-dire qu’il prend en considération leur renommée dans la société française. Or Baudelaire n’était pas connu, ce qui pourrait expliquer le silence et la prudence du critique. Afin de réparer cette erreur du lundiste (comme il vient de le

622 Ibid., p. 243. 623 Ibid., p. 248.

faire pour Nerval), Proust donne à la suite de ces considérations, sa propre critique de la poésie baudelairienne, une critique prenant appui sur l’œuvre elle-même et la citant abondamment. Dans « Sainte-Beuve et Balzac », Proust explique en quoi le critique a méconnu le romancier réaliste. Ce réalisme d’ailleurs, Proust en expose le principal défaut : « il [explique] au lieu de suggérer624 ». Balzac, selon lui, compose ses œuvres comme il construit sa vie ; son écriture est si

près du réel qu’elle n’a pas de style personnel. Plutôt que de livrer ses impressions, il donne des détails précis ; il définit le monde au fur et à mesure qu’il le présente au lecteur, plutôt que de le laisser être interprété. Cette absence de style est néanmoins profitable lorsque Balzac met en scène des conversations, car n’y ajoutant rien qui lui appartienne, il arrive à reproduire le naturel du langage de chaque personnage. Or c’est justement à travers ses personnages que Balzac innove. Le fait de conserver toujours la même galerie permet à l’auteur de comparer les psychologies, mais également de leur donner un relief, une histoire, des souvenirs. « C’est l’idée de génie de Balzac que Sainte-Beuve méconnaît là625 », indique Proust. Ces personnages, en effet,

viennent lier toutes les parties de l’œuvre balzacienne. Ils sont comme le rayon de lumière qui traverse Contre Sainte-Beuve, une sorte de constante, de fil d’Ariane. Ils permettent à l’auteur d’organiser, d’unifier « l’immensité même de son dessin, […] la multiplicité de ses peintures, [que Sainte-Beuve] appelle […] un pêle-mêle effrayant626 ». Proust réprouve également les autres

critiques beuviennes à l’égard de Balzac, tant sur son style que sur ses intentions esthétiques. Sainte-Beuve avait effectivement reproché à Balzac ses « délices de style [et ses] fautes de goût627 », qui se traduisent surtout, selon lui, par des flatteries adressées à un public ciblé comme

les résidents des villes qu’il cite ou les femmes du même âge ou de la même condition que celles qu’il met en scène dans ses œuvres. Proust pense qu’il n’y a rien de plus absurde que ces présomptions. Selon lui, le projet de Balzac ne consistait pas uniquement à plaire à la société dont il se voulait le peintre : « Ses livres résultaient de belles idées, d’idées de belles peintures si l’on veut, car il concevait souvent un art dans la forme d’un autre, mais alors d’un bel effet de peinture, d’une grande idée de peinture.628 » Et Proust ajoute, quant au principe qui gouvernait la

création balzacienne : « […] toujours c’était une idée, une idée dominante, et non une peinture préconçue comme le croit Sainte-Beuve.629 » En d’autres mots, le dessein de Balzac est bien plus

haut et bien plus profond que ce que s’imagine le lundiste. Cela, Proust le remarque encore en disant que « Sainte-Beuve, avec Balzac, fait comme toujours. Au lieu de parler de la femme de 624 Ibid., p. 270. 625 Ibid., p. 274. 626 Ibid., p. 275-276. 627 Ibid., p. 275. 628 Ibid., p. 276. 629 Ibid.

trente ans de Balzac, il parle de la femme de trente ans en dehors de Balzac630 ». Ainsi le critique

tente-t-il de rapporter l’œuvre à l’homme, à la société, au réel. Selon Proust, il juge en « […] simple amateur qui ne réalise pas, qui ne produit pas, qui ne comprend pas qu’il faut se donner tout entier à l’art pour être artiste631 ». Les défaillances du jugement beuvien sont donc une

affaire de point de vue : au lieu de juger de l’intérieur, en créateur, il juge de l’extérieur, en académicien. C’est exactement pour cette raison, estime Proust, que Balzac a mieux compris Homère que ne l’a fait Sainte-Beuve :

Que les conditions extérieures de la production littéraire aient changé au cours du dernier siècle, que le métier d’homme de lettres soit devenu chose plus absorbante et exclusive, c’est possible. Mais les lois intérieures, mentales, de cette production n’ont pas pu changer. […] On est plus près de comprendre les grands hommes de l’antiquité en les comprenant comme Balzac qu’en les comprenant comme Sainte-Beuve.632

Le lundiste n’est pas un authentique créateur, selon Proust ; il est incapable de réelle intropathie et ne peut se mettre dans la peau de celui qui écrit afin de le juger. Suite à ces considérations sur les griefs injustes de Sainte-Beuve contre Balzac, Proust présente quelques lecteurs (fictifs) de l’auteur réaliste : l’érudit et bibliophile comte Henri de Guermantes, l’indiscrète et moraliste marquise de Villeparisis et la mesurée comtesse de Guermantes. Ces trois types représentent à leur manière chacun des défauts que Proust a décelé chez Sainte-Beuve : le pêché d’idolâtrie, la tendance biographique et l’argument du goût. Et Proust s’identifie particulièrement au premier, car il avoue avoir « […] pendant toute [son] enfance […] lu de la même manière633 ». Ses

premiers articles sur Ruskin ne témoignent-ils pas de cette volonté d’éviter les écueils de l’érudition que Proust partage avec lui et Montesquiou? Si Proust se reconnaît dans la figure du comte de Guermantes comme lecteur de Balzac, c’est qu’il se voit aussi, en quelque sorte, dans les défauts de la critique beuvienne. Ses attaques contre cette dernière ont donc quelque chose de purgatoire ; sa sévérité à l’égard du lundiste n’ayant d’égal que son propre sentiment de culpabilité.

« À ajouter à Flaubert » clôt la seconde partie du plan de Proust sur les contemporains de Sainte- Beuve. Ce fragment est inachevé634. Ici comme dans les trois textes précédents, Proust s’emploie

à redresser le jugement beuvien, car le lundiste n’avait pas reconnu l’innovation flaubertienne, qui réside dans l’originalité syntaxique et grammaticale (révolution kantienne du sujet de la phrase,

630 Ibid., p. 278. 631 Ibid. 632 Ibid. 633 Ibid., p. 295.

usage du parfait et d’un participe présent, symétries de substantifs et adjectifs opposés, etc.). Bref, Proust se fait encore justicier littéraire.

En somme, en se positionnant par rapport à la méthode de Sainte-Beuve, Proust pose les fondations de son esthétique. Ce qui les distingue essentiellement, et qui permet à Proust de réfuter la thèse beuvienne, c’est leur conception de la réalité. En calquant la méthode propre aux sciences naturelles, Sainte-Beuve endosse la proposition selon laquelle le monde empirique existe

a priori et qu’il est garant d’objectivité et de vérité. Même s’il a parfois eu l’intuition, la tentation

de faire de la critique impressionniste, le lundiste demeure résolument matérialiste. La thèse proustienne, quant à elle, ne dépend pas d’une telle proposition. Au contraire, un peu comme le fait Husserl par rapport à Brentano, Proust se range contre le positivisme et le psychologisme que prône Sainte-Beuve. Il effectue donc, à sa manière, la mise entre parenthèses suggérée par la phénoménologie : « [une] perception extérieure n’apparaît jamais toute seule, elle est soudée intimement à son écho intérieur. Toute sensation est un mouvement d’âme; elle ne peut jamais être la donnée immédiate de la conscience.635 » Ainsi, non seulement toute connaissance du

monde se résume-t-elle à une impression, mais cette impression supplante éventuellement le réel même, et la réalité intérieure du sujet devient plus vraie et plus importante que celle du monde extérieur. En d’autres termes, tout contact avec l’environnement est médiatisé par le corps et l’esprit, qui agissent comme des filtres et ne permettent jamais de connaître les choses en elles- mêmes ; tout donné de conscience passe par un vécu spatiotemporel. Selon Proust, l’expérience du monde est bien une expérience subjective, personnelle, individuelle : « L’instant où vivent les choses est fixé par la pensée qui les reflète. À ce moment-là, elles sont pensées, elles reçoivent leur forme. Et leur forme, immortellement, fait durer un temps au milieu des autres.636 » C’est

dire qu’il existe autant de conceptions du monde que d’individus qui y évoluent, voire que de personnalités différentes qui se succèdent dans la même personne au cours d’une vie.

Après avoir réfuté le principe sur lequel la critique beuvienne repose, Proust montre l’absurdité de la méthode en découlant. Si tous les sujets diffèrent entre eux, mais également en eux-mêmes, il s’avère effectivement impossible de classer systématiquement les auteurs selon leur famille d’esprit, comme Sainte-Beuve souhaite le faire. Proust reconnaît que le lundiste fut moins systématique que son successeur, Taine. Mais même en négligeant cette volonté de classifier les auteurs, d’en faire la généalogie, l’arborescence, Sainte-Beuve demeure coupable du pêché d’idolâtrie aux yeux de Proust. De fait, la méthode beuvienne, dont la forme idéale est le portrait,

635 FISER, Emeric, L’esthétique de Marcel Proust, préface de Valery Larbaud, réimpression de l’édition de Paris, Genève,