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2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve

2.4. Du portrait beuvien au pastiche proustien

2.4.4. Poétique du pastiche littéraire

Comme le terme portrait, celui de pastiche s’apparente à une technique propre aux arts picturaux. Le terme apparaît aussi pour la première fois dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1694. Paul Aron en relève l’origine :

Le pasticcio, mot italien qui précède le terme français, est un « pâté », un mélange d’aliments. […] Dans les ateliers de peinture, dès la Renaissance, le même mot caractérise la copie des tableaux de maîtres, voire une composition originale dans laquelle se reconnaît la « manière » d’un ou de plusieurs modèles.716

Gérard Genette, dans Palimpsestes : la littérature au second degré717, définit quant à lui la pratique imitative qu’est le pastiche littéraire en la distinguant des autres formes apparentées à la parodie et en précisant sa fonction particulière ou, comme il l’appelle, son régime. Des cinq catégories perméables de la transtextualité, le pastiche relève de l’hypertextualité : il est un type

715 Supra, p. 17, 20, 57 et 59.

716 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 7. Cette première définition alimentaire du pastiche-pâté est sans doute issue du

Dictionnaire National de Bescherelle (1846), ouvrage de référence des auteurs du XIXe siècle, où il est écrit : « de l’ital.

Pasticcio, pâté, parce qu’ordinairement un pâté est composé de différentes viandes », ce qui n’est pas sans rappeler le bœuf en gelé qui est la spécialité culinaire de Françoise et dont le narrateur parle dans la Le Temps retrouvé, « ce bœuf mode […] dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée », comme si Proust en faisait un indice de son propre processus de création, le pastiche.

d’hypertexte, c’est-à-dire un texte dérivant d’un autre texte préexistant, que Genette nomme l’hypotexte718. Ce dernier identifie deux sortes de dérivations, soit la transformation, qui consiste

en une transposition simple et directe de l’action d’un texte, et l’imitation, qui consiste à en reconstituer indirectement certaines caractéristiques essentielles préalablement reconnues (la manière, par exemple)719. Genette attribue l’origine de l’hypertextualité à la parodie :

étymologiquement « ôdè, c’est le chant ; para : "le long de", "à côté" ; parôdein, d’où parôdia, ce serait (donc ?) le fait de chanter à côté, donc de chanter faux, ou dans une autre voix, en contrechant – en contrepoint –, ou encore de chanter dans un autre ton : déformer, donc, ou

transposer une mélodie720 ».

Genette distingue trois types de manipulation possibles : détourner l’objet d’un texte, changer le style d’un texte en laissant intact son objet, emprunter le style d’un texte pour traiter d’un tout autre objet721. Les deux premiers types relèvent de la transformation et s’apparentent davantage à

la parodie et ses dérivés, tandis que la dernière relève de l’imitation et concerne le pastiche et ses dérivés. Les différentes dérivations dépendent de l’intention de ces manipulations, autrement dit du régime emprunté qu’il soit ludique, satirique ou sérieux. En classant les formes de manipulations selon leur relation avec l’hypotexte (transformation ou imitation) et leur fonction (ou régime), Genette obtient le tableau suivant722 :

Régime

Relation Ludique Satirique Sérieux Transformation Parodie

(Chapelain décoiffé)

Travestissement (Virgile travesti)

Transposition (Le docteur Faustus) Imitation Pastiche

(L’affaire Lemoine)

Charge

(À la manière de…)

Forgerie

(La suite d’Homère)

Le pastiche, qui est la forme ludique de l’imitation stylistique, se décline ainsi en charge, dont l’intention est satirique, et en forgerie, dont l’intention est sérieuse. Genette admet que ces régimes peuvent être combinés pour donner les suivants : ironique (entre ludique et satirique), humoristique (entre ludique et sérieux) et polémique (entre satirique et sérieux). Il reconnaît donc la possibilité de pratiques mixtes. De surcroît, il emploie toute une section de son ouvrage à

718 Ibid., p. 13. 719 Ibid., p. 15-16.

720 Ibid., p. 20. À la lumière de cette étymologie, que penser des noms de ces personnages de la Recherche : Odette et Swann (la

petite ode et le cygne déformé ; chant du cygne), surtout si l’on considère Du côté de chez Swann comme un clin d’œil au roman beuvien Volupté?

721 Ibid., p. 22-23. 722 Ibid., p. 45.

expliquer en quoi la distinction de ces régimes est difficile à effectuer dans le cas de la relation imitative à l’hypotexte, autrement dit dans le cas du mimotexte.

Voyons d’abord ce que Genette entend par mimotexte. Reprenant la définition de Fontanier, il se concentre sur l’imitation stylistique, qui est la reprise « [d’]un tour, [d’]une construction » et qui affecte ainsi seulement « l’assemblage et l’arrangement des mots dans le discours »723. Or il existe

uniquement trois manières de perturber cet assemblage, soit en supprimant (ex. : ellipse, zeugme), en ajoutant (ex. : apposition, pléonasme) ou en déplaçant (ex. : inversion, hyperbate) les mots qui le composent, ce qui donne lieu à plusieurs figures. Mais l’imitation n’est pas une figure en soi, elle est la valeur mimétique accordée à une figure ; l’imitation n’est pas non plus un emprunt fait au texte (qui relève plutôt de la dette intertextuelle comme la citation, le plagiat ou l’allusion), mais un emprunt fait au modèle, modèle que le pasticheur doit d’abord caractériser afin d’en dégager des lois qu’il pourra lui-même appliquer par la suite. « L’imitation est donc aux figures (à la rhétorique) ce que le pastiche est aux genres (à la poétique). L’imitation, au sens rhétorique, est la figure élémentaire du pastiche, le pastiche, et plus généralement l’imitation comme pratique générique, est un tissu d’imitations724 », explique Genette. Aussi, afin de clarifier

la nomenclature, tout hypertexte procédant de l’imitation d’un style – aussi mimologie ou mimétisme – (le pastiche et ses dérivés) est-il, selon le mot de Genette, un mimotexte725. Il va même jusqu’à affirmer que la pratique du pastiche pose implicitement le postulat de l’impossibilité d’imiter un texte en soi, ce pourquoi il s’en tient exclusivement à l’imitation du style, c’est-à-dire un genre726. En effet, afin de mimer un texte, le pasticheur doit extraire les

caractéristiques de son modèle et les généraliser, en faire des lois, une matrice. En d’autres termes, il doit identifier « l’idiolecte du corpus imité727 » afin de pouvoir s’en servir indéfiniment. Il y a

donc médiation dans le processus mimétique, qui ne peut être direct ; imiter n’est pas recopier, acte sans valeur significative. Bref, le mimotexte est nécessairement la reproduction d’un genre stylistique reconnu par le pasticheur dans un corpus plus ou moins vaste et varié.

Suite à cette définition plus générale, Genette prend soin de distinguer les différentes sortes de

mimotexte selon le régime duquel ils participent :

[Le] pastiche est l’imitation en régime ludique, dont la fonction dominante est le pur divertissement ; la charge est l’imitation en régime satirique, dont la fonction dominante est

723 Ibid., p. 96-97. Genette cite Fontanier, Les Figures du discours (1821-1827), Flammarion, 1968. 724 Ibid., p. 104.

725 Ibid., p. 106. 726 Ibid., p. 106. 727 Ibid., p. 109.

la dérision ; la forgerie est l’imitation en régime sérieux, dont la fonction dominante est la poursuite ou l’extension d’un accomplissement littéraire préexistant.728

Cette dernière s’apparente à la création d’apocryphe, c’est-à-dire à l’imitation discrète et mesurée ne visant pas à être reconnue comme une imitation. Par conséquent, elle n’attire pas l’attention sur ses mécanismes mimétiques afin que le lecteur, même compétent, ne puisse pas déceler la présence de mimotexte. Les deux premières formes, quant à elles, doivent être perçues comme des imitations pour être efficaces et susciter le rire. Elles useront donc de l’exagération ou de la stylisation (saturation, selon Genette) afin d’annoncer plus ou moins subtilement leur caractère mimétique729. La distinction entre charge et pastiche n’est cependant pas facile à faire. Souvent

subjective, elle réside plutôt dans la réception du mimotexte. En effet, il revient au lecteur de rire du modèle (comique tendancieux, satirique) ou bien du pasticheur ou même de l’imitation en elle-même (comique pur, gratuit). « Ainsi l’opposition entre ces deux pratiques est-elle essentiellement d’ordre pragmatique (affaire de situation plus de que performance), métatextuelle et idéologique730 », explique Genette. Leur opposition idéologique est sans doute la plus

marquée. « Il y a, sous-jacente à la pratique et à la tradition de la charge, selon Genette, une norme stylistique, une idée du "bon style", qui serait cette idée (simple) que le bon style est le style simple.731 » En fait, pour que la charge parvienne efficacement à railler son modèle, celui-ci

doit être reconnaissable (donc connu, célèbre) et imitable (posséder des tics d’écriture). Cela signifie qu’une charge imite uniquement les auteurs ayant une manière d’écrire bien particulière et qu’elle ne s’attaque pas aux grands génies, dont le style est inimitable puisqu’il ne déborde pas. Pratiquer la charge, c’est donc implicitement reconnaître chez certains modèles, un idéal stylistique de clarté, de concision et de justesse dont l’imitation n’aurait aucun effet comique puisque ces qualités ne peuvent être exagérées ou saturées.

Le pastiche, au contraire de la charge, n’a pas cette portée idéologique. D’abord, il ne s’agit pas d’une attaque agressive ou vulgaire, mais plutôt d’une moquerie bien souvent accompagnée d’un hommage équivalent ou plus important. Cette pratique est une plaisanterie, au sens où le pasticheur et le lecteur en tirent un réel plaisir. Cette conception implique de choisir des modèles à la fois imitables et révérés. Les auteurs qui pratiquent le pastiche conçoivent par conséquent que le style des génies est quelque chose d’individuel qui peut être caractérisé, généralisé, et donc imité. Pour eux, il n’y a pas qu’une seule technique idéale et inimitable, mais plusieurs grandes visions qui déterminent différentes manières d’écrire. Par conséquent, à la différence de la

728 Ibid., p. 112. 729 Ibid., p. 114-115. 730 Ibid., p. 116. 731 Ibid., p. 126.

charge, le pastiche s’intéresse non seulement à la manière purement formelle, mais aussi au thème du texte qu’il imite, car les thèmes choisis par un auteur sont révélateurs de sa perception de la réalité. « La singularité d’un "nouvel" artiste, écrit Genette, […] est toujours dans les rapports nouveaux qu’il sait établir entre les choses.732 » L’originalité d’un auteur réside

effectivement dans les associations qu’il crée et des impressions qui en résultent. Pour le pasticheur, le style n’est pas qu’une affaire de technique, et le cas de Proust le montre bien. La pratique imitative de Proust oscille entre le pastiche et la charge, entre le régime ludique et le régime satirique ; il se situe ainsi dans le spectre du régime ironique. C’est que le mimotexte proustien vise à la fois à rendre hommage ainsi qu’à redresser certains jugements erronés, à critiquer ces mêmes modèles qu’il vénère. Proust, on l’a vu, est le genre d’émule qui entretient une relation amour/haine avec ses mentors : réalisant que son admiration, moteur de son érudition, le porte naturellement au péché d’idolâtrie, il finit toujours par se braquer contre ceux qui la suscitent. Or le pastiche lui permet de révéler leurs qualités comme leurs défauts de langue. Proust avoue d’ailleurs ce que ces exercices ont de purgatif733 pour son propre style. « Au lieu de

faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans734 », écrivait-il à Ramon

Fernandez, en 1919. En plus de mettre son goût à l’épreuve, cette pratique lui permet également de former sa plume. Mondain et professionnel, c’est un double exercice de lecture et d’écriture. En fait, en tant que pasticheur, Proust « cherche la performance littéraire735 » ; il s’occupe autant

de production que de réception. Mais le pastiche proustien ne cherche pas à plaire. Son but n’est pas de faire rire, il ne vise pas l’effet comique et s’éloigne autant qu’il peu de la parodie. Ce que ne fait pas, par exemple, le À la manière de… de Reboux et Müller. Le pastiche proustien s’inscrit déjà dans l’esthétique kantienne ; il s’adresse au jugement désintéressé du lecteur et lui pose déjà la fameuse question du Temps retrouvé :

[Je] ne leur [les lecteurs] demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même).736

732 Ibid., p. 143. 733 Supra, p. 91.

734 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, op. cit., p. 37. Milly cite une lettre de Proust parue dans Le Divan, octobre-décembre

1948, p. 433.

735 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 229. 736 PROUST, Marcel, À la Recherche du temps perdu, p. 2390.

De la même manière que le sera la Recherche, les pastiches de Proust sont ces sortes de « verres grossissants737 », instruments sensés améliorer la vision, la perception de la réalité comme celle du

style d’un auteur. En ce sens, ils sont bien ce que Proust appelle de la « critique en action » puisque tout en étant une relecture d’un modèle, ils en fournissent les clés et aident ainsi à mieux discerner, à mieux juger de ce modèle.

Cela s’explique par le fait que « [la] fonction du langage mise en œuvre de façon prépondérante dans le pastiche est la fonction référentielle738 », comme l’explique Jean Milly. Le fonctionnement du pastiche s’articule en effet selon deux référents : celui de la diégèse, qui est direct, et celui du modèle stylistique imité, qui est indirect. Fixer le premier référent (l’Affaire Lemoine, dans le cas de Proust) permet de mettre en relief le second : le fond devient ainsi une constante, tandis que la forme devient une variable. Or cette variable, selon Milly, invoque les fonctions métalinguistique,

impressive (ou conative selon Jakobson) et poétique (ou stylistique selon Riffaterre)739. La première est

intimement liée à la fonction référentielle du pastiche, car elle concerne le modèle pastiché, soit l’orientation esthétique (contenu) et le système d’expression (forme) que le pasticheur dégage de l’ensemble d’œuvres qui lui sert d’hypotexte. La fonction impressive, quant à elle, concerne la reconnaissance du modèle par le destinataire et donc l’ensemble des procédés employés afin de faire sentir la dimension imitative du pastiche et, au final, susciter le rire. Nous avons vu, avec Genette, que ces procédés s’apparentent aux figures de l’exagération. Dans le pastiche, cette fonction l’emporte le plus souvent sur la fonction métalinguistique, car elle met en valeur la manière du modèle grâce à un concentré d’imitation, ce qui est le but de l’exercice. Dans la critique analytique (qui accompagne parfois le portrait littéraire), la fonction métalinguistique l’emporte sur la fonction impressive, car cette pratique repose davantage sur l’explication des référents esthétiques (l’œuvre, ses thèmes, etc.) et stylistiques (tics d’écriture). Ceci permet à Milly d’affirmer que ces deux pratiques sont complémentaires740. Enfin, la fonction stylistique se divise

également sur deux plans, à savoir le style imité (lié à l’aspect formel des fonctions référentielle, métalinguistique et impressive) et le style du pasticheur lui-même. Comme nous l’avons vu, la reconnaissance de l’hypotexte passe par l’accentuation de ses caractéristiques. Il est possible d’attirer l’attention sur un élément en le concentrant ou alors en opérant un décalage, c’est-à-dire en changeant le contexte de son utilisation. Dans le cas du langage, le pastiche use de deux stratégies :

737 Ibid.

738 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, op. cit., p. 25. Milly a défini le genre du pastiche dans « Les Pastiches de Proust :

structures et correspondances », dans Le français moderne, vol. 35, n°1 (janvier 1967) et n°2 (avril 1967). Il se base sur les travaux de Roman Jakobson (Linguistics and Poetics, 1960) et de Michaël Riffaterre (« Vers une définition linguistique du style », dans Word, 1961, p. 318-344 et The Stylistic Function, 1962).

739 Ibid. 740 Ibid., p. 28-29.

[Lorsqu’il] y a renforcement des marques formelles par exagération ou concentration, la démarche est synecdochique ; le nouveau signifié est un accroissement du premier ; lorsque, sur des schémas formels identiques, se produit une substitution de contenu, l’opération est de type métaphorique […].741

Entre d’autres termes, le pasticheur crée le « style-limite742 » de ses modèles à partir de figures

qu’il invente suite à l’ingestion puis à la digestion des emprunts qu’il fait au cours de sa lecture. Le pastiche se situe bien quelque part entre la simple copie et la création originale. En effet, les synecdoques et les métaphores nouvelles contribuent à la fois à imiter le style du modèle qu’à forger celui du pasticheur, duquel dépend le deuxième versant de la fonction stylistique. De par sa nature même, le pastiche tend donc à devenir plus qu’une littérature de second degré puisqu’il développe chez celui qui le pratique une certaine autonomie stylistique lui permettant de s’émanciper de cette pratique (du moins dans sa forme déclarée), ce que Proust fera en devenant romancier.