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2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve

2.1. Proust à la rencontre de Sainte-Beuve

2.1.5. Proust pasticheur

Le 26 septembre 1905, la mère de Proust meurt et celui-ci devient orphelin (son père était mort le 26 novembre 1903). Pendant plus d’un an, le futur romancier est en deuil ; il cesse de travailler et d’écrire. Tadié estime que l’inaction a dû augmenter le nombre de ses lectures, mais la correspondance de Proust n’en laisse que peu d’indications407. Avant cette période creuse, outre

ses devoirs beuviens de lycéen, quelques morceaux flaubertiens de son recueil Les Plaisirs et les

Jours, et certains passages balzaciens de Jean Santeuil, Proust avait aussi pastiché Saint-Simon dans

un texte intitulé « Fête chez Montesquiou à Neuilly (Extraits des Mémoires du duc de Saint- Simon) »408. Le principal intéressé, content du portrait qu’on faisait de lui et de sa petite cour,

avait d’ailleurs publié ce pastiche dans Le Figaro du 18 janvier 1904, sans en connaître l’auteur409.

À l’été 1905, avant la mort de sa mère, Proust avait aussi envisagé de répondre aux pastiches que Jules Lemaître avait fait paraître dans En marge des vieux livres410. Un an plus tard, on retrouve des traces de son activité d’imitateur dans sa correspondance :

[Il] écrit à Raynaldo […] des vers de mirliton, dont la fin pastiche Baudelaire […]. Puis ce sont plusieurs pastiches de la comtesse Greffulhe, une « chanson », un air qui rime en ac, parodie de la ballade de Kleinzach au prologue des Contes d’Hoffmann d’Offenbach et un pastiche de Mme de Sévigné, de sa lettre à Coulanges sur le mariage de Lauzun, en s’appuyant « d’un côté sur l’étrier d’une mémoire branlante, et de l’autre côté sur l’étrier de l’inspiration reconstructive », comme il dit plaisamment, définissant ainsi sa technique de pasticheur.411

Ainsi, en lisant et en assimilant plusieurs auteurs qu’il pastichera bientôt plus sérieusement, Proust met en pratique la première étape de la critique littéraire telle qu’il la définissait dans ses articles sur Ruskin, à savoir comme le don d’une « mémoire improvisée » par la reproduction (et l’exagération) des traits essentiels des œuvres qu’il lit.

Au début de l’année 1907, Proust emménage sur le boulevard Haussmann. Il sort alors peu à peu de la torpeur du deuil. En janvier, il recommence même à écrire. Son article, intitulé « Sentiments filiaux d’un parricide »412, paraît dans Le Figaro du 1er février. Dans ce morceau, Proust s’inspire

d’un fait d’actualité (le meurtre d’une mère par son fils) et le compare aux exemples de la mythologie grecque (Œdipe, Ajax, Oreste) – qu’il connaît non grâce à Freud, mais par le Cours de

407 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 564.

408 PROUST, Marcel, « Fête chez Montesquiou à Neuilly : (Extraits des Mémoires du duc de Saint-Simon) », dans CSB-1971, op.

cit., p. 710-713.

409 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 521. 410 Ibid., p. 549.

411 Ibid., p. 562.

littérature dramatique de St-Marc-Girardin413. Il illustre le motif de la faute (qu’il rappelle en

mentionnant Les Frères Karamazov de Dostoïevski) par une confession finale :

Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. [L’homme qui saurait] voir dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la douloureuse tendresse qui l’anime […], reculerait devant l’horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil pour mourir tout de suite. Chez la plupart des hommes, une vision si douloureuse (à supposer qu’ils puissent se hausser jusqu’à elle) s’efface bien vite aux premiers rayons de la joie de vivre. Mais quelle joie, quelle raison de vivre, quelle vie peuvent résister à cette vision? D’elle ou de la joie, quelle est vraie, quel est « le Vrai »?414

Proust la ressent profondément, cette espèce de faute ou de péché originel du progrès, de la succession des générations, du « Ceci tuera cela » hugolien. Il se sent coupable de la mort de ses parents et estime de son devoir de les ressusciter par la narration comme il se sent obligé de perpétuer la pensée des auteurs dont il est le successeur, l’héritier. Il avait d’ailleurs déclaré, dans une lettre à Georges Goyau, en 1905 : « […] je crois que chacun de nous a charge des âmes qu’il aime particulièrement, charge de les faire connaître et aimer…415 ». Ainsi l’immortalité est

garantie par la mémoire, mémoire de la pensée plutôt que du corps, spirituelle et non matérielle. Dans « Sentiments filiaux d’un parricide » se trouve un épisode de lecture qui sera repris tel un motif proustien et qui annonce non seulement son prochain article « Journées de lecture », qui est un pastiche de Sainte-Beuve, mais également le début de Contre Sainte-Beuve ainsi que l’épisode d’Albertine disparue lors duquel Mme Verdurin prend plaisir, pendant la guerre, à lire des catastrophes dans le journal en mangeant son croissant. Dans ce premier texte, Proust écrit avec une délicieuse ironie :

[…] je voulus jeter un regard sur Le Figaro, procéder à cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal et grâce auquel tous les malheurs et les cataclysmes de l’univers pendant les dernières vingt-quatre heures, les batailles qui ont coûté la vie à cinquante mille hommes, les crimes, les grèves, les banqueroutes, les incendies, les empoisonnements, les suicides, les divorces, les cruelles émotions de l’homme d’État et de l’acteur, transmués pour notre usage personnel à nous qui n’y sommes pas intéressés, en un régal matinal, s’associent excellemment, d’une façon particulièrement excitante et tonique, à l’ingestion recommandée de quelques gorgées de café au lait. Aussitôt rompue d’un geste indolent, la fragile bande du Figaro qui seule nous séparait encore de toute la misère du globe et dès les premières nouvelles sensationnelles où la douleur de tant d’êtres « entre comme élément », ces nouvelles sensationnelles que nous aurons tant de plaisir à communiquer tout à l’heure à ceux qui n’ont pas encore lu le journal, on se sent soudain allègrement rattaché à l’existence qui, au premier instant du réveil, nous paraissait bien inutile à ressaisir.416

413 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 575.

414 PROUST, Marcel, « Sentiments filiaux d’un parricide », loc. cit., p. 158-159.

415 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 517. Tadié cite Correspondance, t. IV, p. 399. 416 PROUST, Marcel, « Sentiments filiaux d’un parricide », loc. cit., p. 154.

Chaque fois que Proust met en scène l’acte de lire, il réaffirme les thèses qu’il supporte contre et

après Ruskin. Chaque reconstitution de ce type est pour lui l’occasion de critiquer la lecture, et par

là de critiquer la critique. Dans le passage tout juste cité, on sent bien la distance entre le réel et la réaction qu’il suscite, entre la vision d’horreur présentée par le texte et l’indifférente joie de vivre du lecteur. Ici, ni catharsis, ni expérience du sublime. Le problème est-il donc dans la forme sous laquelle est présenté le message? Le type d’article de journal qu’il évoque est-il trop éloigné – par son intention ou ses prétentions – de la mimésis?

Dans « Journées de lecture »417 (Le Figaro, 20 mars 1907), Proust étaye encore sa position. Il

montre combien les gens préfèrent causer plutôt que de lire et qu’empêchés de se voir, ils s’appellent au téléphone, et qu’empêchés de s’appeler, ils se résolvent enfin à plonger dans un livre, mais pas n’importe lequel : celui-là même qui imite les conversations de salon et qui « comme les Mémoires de Mme de Boigne418, […] donnent l’illusion que l’on continue à faire des

visites419 ». Cette lecture peut paraître futile, mais Proust montre que la frivolité ne vient sans

doute ni de l’auteure420, ni d’un lecteur intelligent qui saura tirer son miel de cette « trame de

frivolités, poétique pourtant, parce qu’elle finit en étoffe de songe, pont léger jeté du présent jusqu’à un passé déjà lointain, et qui unit, pour rendre plus vivante l’histoire, et presque historique la vie, la vie à l’histoire421 ». Ainsi la qualité d’une lecture ne dépend-elle pas de celle de

l’œuvre lue, mais de celle de son lecteur. Plus loin, Proust avoue que le titre de cet article aurait dû être « Le Snobisme et la Postérité », titre qu’il révise après avoir si peu parlé de ces sujets. Belle ironie, puisque tout l’article s’emploie à illustrer, sous d’apparents détours, ce qui demeure et perdure grâce à la littérature par-delà les illusions de la mondanité ; que sous tel détail à prime abord insignifiant survit tout un monde. Et Proust l’illustrera bientôt dans la Recherche, qui regorge de ces petits traits de la vie quotidienne. En somme, et pour en revenir à la fois aux théories de la lecture et à la philosophie proustienne de l’histoire, l’indifférence ou le snobisme face au texte résulteraient donc plutôt d’une sensibilité défaillante de la part du récepteur que d’un manque de talent de la part de l’émetteur. Toute lecture fournit un matériau à traiter, une substance à juger ou à réutiliser ; si seulement le lecteur se montre apte à saisir cette essence et à la révéler… même si ce n’est que pour en rire!

417 PROUST, Marcel, « Journées de lecture » (Le Figaro, 7 mars 1907), dans CSB-1971, op. cit., p. 527-533. 418 L’exemple n’est pas fortuit ; Sainte-Beuve était un des habitués du salon de la comtesse de Boigne. 419 Ibid., p. 530.

420 Il écrit, dans un passage coupé par Le Figaro : « Tout de même j’imagine que la postérité, même pour le snobisme, sera plus

exigeante et ne se contentera pas de si peu ; que même pour arriver à ne lui donner qu’une impression de frivolité, beaucoup de sérieux aura été nécessaire, ce sérieux spécial qui, dans un salon, sentit si désagréablement le pédantisme et la cuisine. La pure frivolité est impuissante à éveiller aucune impression, même celle de la frivolité. Un ouvrage frivole est encore un ouvrage, et c’est tout de même un auteur qui l’écrit. » Voir « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 927.

La lecture, comme la critique, est pour Proust une question d’impression. Et cela, il le montre encore dans son compte rendu du recueil « Les Éblouissements : par la comtesse de Noailles »422 (Le

Figaro, 15 juin 1907). Il écrit : « Elle [Mme de Noailles] sait que la pensée n’est pas perdue dans

l’univers, mais que l’univers se représente au sein de la pensée.423 » Et, dans un passage coupé,

racontant sa propre expérience, il ajoute : « La vie n’était pas hors de moi dans le monde ; elle était en moi. Je n’étais pas perdu dans l’univers ; l’univers était perdu dans mon cœur infini où je m’amusais dédaigneusement à le jeter dans un coin.424 » Pour Proust, la force du recueil de la

comtesse réside dans sa composition : grâce aux artifices de la métaphore et de la comparaison, la poétesse arrive non pas à reconstruire le réel, mais à en faire renaître l’impression chez son lecteur. L’esthétique proustienne est aussi basée sur cette « résurrection de ce que nous avons senti (la seule réalité intéressante)425 », sur cet « impressionnisme littéraire426 » que Proust relève

chez Mme de Noailles.

Pas étonnant d’ailleurs, qu’après avoir passé l’été 1907 à Cabourg, Proust publie « Impressions de route en automobile »427 (Le Figaro, 19 novembre 1907), morceau qui contient déjà en germe bon

nombre de passages de la Recherche. Suivant son mécanicien et chauffeur Agostinelli tel un guide (qui éclaire ingénieusement la cathédrale de Lisieux avec les phares de sa voiture afin qu’on puisse la voir malgré la noirceur de la nuit), Proust observe les clochers d’église. La promenade rappelle étrangement une comparaison que Sainte-Beuve fait, dans Port-Royal, entre la faculté- maîtresse d’un auteur et les clochers d’une ville vue de loin, tous deux occultant le reste du paysage428 comme s’ils étaient « seuls, s’élevant du niveau informe de la plaine et comme perdus

en rase campagne429 ». Proust compare ces clochers aux monastères qui n’occupent qu’une place

toute relative au reste des éléments dans les tableaux de Turner, mais qui pourtant leur donnent leur nom. N’en va-t-il pas de même pour la faculté-maîtresse et la formule générale que Taine aimerait en faire découler, ce fameux « dernier mot de l’esprit » que Sainte-Beuve ne se résout point à attribuer aux auteurs dont il brosse le portrait430?

Les prochaines publications proustiennes répondent à cette question. Il s’agit de la série de pastiches qu’inspire à Proust l’Affaire Lemoine et dont le but n’est pas de rapporter des faits

422 PROUST, Marcel, « Les Éblouissements : par la comtesse de Noailles », dans CSB-1971, op. cit., p. 533-545. 423 Ibid., p. 540.

424 PROUST, Marcel, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 931.

425 PROUST, Marcel, « Les Éblouissements : par la comtesse de Noailles », loc. cit., p. 542. 426 Ibid., p. 543.

427 Initialement publié sous le titre « Impressions de route en automobile » dans Le Figaro du 19 novembre 1907, ce texte est

repris par Proust dans Pastiches et Mélanges. Voir « Les églises sauvées. Les clochers de Caen. La cathédrale de Lisieux : Journées en automobile », dans CSB-1971, op. cit., p. 63-69.

428 Supra, p. 58.

429 PROUST, Marcel, « Les églises sauvées. Les clochers de Caen. La cathédrale de Lisieux : Journées en automobile », loc. cit.,

p. 64.

réels, mais bien plutôt de recréer les perceptions individuelles d’un même fait, de faire sentir les impressions des auteurs à travers leur style personnel afin de faire ressortir et de rendre plus évidentes les facultés propres à chacun. Tadié le confirme :

Depuis ses travaux sur Ruskin, Proust utilisait la lecture pour aborder le monde réel. Cette lecture devenait de plus en plus critique, à la fois parce que son caractère passif était dénoncé dans la préface de Sésame et les lys, et parce que les théories de Ruskin étaient réfutées par son traducteur. C’est donc autour de la critique de la lecture, et de la lecture critique, que les travaux de 1908 doivent être compris ; par eux, Proust se libère des auteurs qui l’obsèdent, non sans leur avoir arraché leurs secrets. Le pastiche reconstitue en le condensant ce qu’il a senti en lisant les œuvres de ses maîtres ; la critique analyse clairement la technique de ces écrivains, de sorte que pastiches et critique se complètent.431

En effet, 1908 est à la fois l’année des pastiches et du Contre Sainte-Beuve, moments indissociables de l’esthétique proustienne.

Le 9 janvier éclatait l’Affaire Lemoine : l’ingénieur Lemoine, financé par le gouverneur de la compagnie De Beers, Julius Wernher, avait fait construire une usine à diamants, prétendant en avoir découvert le secret de fabrication (par cristallisation de carbone), mais il retardait sans cesse l’inauguration, ce qui finit par mettre la puce à l’oreille de ses commanditaires qui intentèrent une poursuite contre lui et démasquèrent la supercherie432. Ce fait divers inspire à Proust une série de

pastiches qui paraîtront entre le 22 février et le 21 mars 1908, en première page de ce qu’il appelle l’ « avant-goût de l’éternel oubli433 », le supplément littéraire du Figaro du samedi. Le futur

romancier prétend avoir choisi ce cadre anecdotique « tout à fait au hasard434 » ; il n’accorde

d’ailleurs que très peu d’importance à la rectitude des faits historiques. Il est néanmoins amusant de constater qu’une histoire de faussaire sert de trame narrative à une série d’imitations, voire de contrefaçons littéraires. Quand au choix de cette forme435, Jean Milly fait remarquer que si Proust

avait quelques prédispositions pour le pastiche, comme nous avons eu l’occasion de le voir, les circonstances ont pu l’inciter à « écrire des imitations suivies et plus ambitieuses436 ». Paul

Reboux, Charles Müller et Fernand Gregh publiaient déjà des pastiches dans Les Lettres ; les deux premiers venaient même de lancer leur célèbre recueil À la manière de…, qui contenait une quinzaine de ces exercices stylistiques que sont les pastiches d’auteurs classiques et contemporains437. Ces exemples ont peut-être incité Proust à donner, lui aussi dans ce format, sa

critique du style. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : « Quand aux pastiches, Dieu merci, il n’y en a

431 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 604.

432 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, Paris, Armand Colin, 1970, p. 16-17.

433 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 580. Tadié cite Correspondance, t. VII, p. 107 (17 mars 1907, à

Mme de Noailles).

434 PROUST, Marcel, « Pastiches », dans CSB-1971, op. cit., p. 7 (note).

435 Nous reviendrons plus en profondeur sur le choix formel du pastiche au troisième chapitre de ce mémoire. 436 MILLY, Jean, Les pastiches de Proust, op. cit., p. 18.

plus qu’un. C’était par paresse de faire de la critique littéraire, amusement de faire de la critique littéraire "en action". Mais cela va peut-être au contraire m’y forcer, pour les expliquer à ceux qui ne les comprennent pas438 », écrit Proust à Robert Dreyfus, le 18 mars 1908. Les pastiches ne

sont pas qu’un jeu pour Proust, qui accorde une très grande importance à l’équilibre et au « dosage439 » de leur publication dans la presse et qui accordera une importance tout aussi grande

à leur ordre lorsqu’il envisagera de les recueillir en livre440. Il précise alors son dessein initial dans

une lettre à Ramon Fernandez :

Vous m’avez deviné par votre « Critique et actes » car j’avais d’abord voulu faire paraître ces pastiches avec des études critiques parallèles sur les mêmes écrivains, les études énonçant d’une façon analytique ce que les pastiches figuraient instinctivement (et vice versa), sans donner la priorité ni à l’intelligence qui explique ni à l’instinct qui reproduit. Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice naturel d’idolâtrie et d’imitation.441

Les pastiches servent donc une visée esthétique identique à celle des articles de Proust sur Ruskin. Seulement, ils ne revêtent pas la même forme. Là est précisément l’innovation proustienne, comme le relevait déjà Barrès en 1908 : « Avec vos pastiches si bien créés, vous êtes au bord d’une délicieuse forme de critique littéraire que vous devriez saisir et qui prouverait aisément ce que savait Buffon : qu’il n’y a pas à distinguer le fond de la forme ; écrire d’une certaine manière, c’est penser et sentir d’une certaine manière.442 » Avec le pastiche, Proust se

rapproche en effet d’une critique intuitive et impressionniste dont le format rend justice aux principes esthétiques qui la soutiennent.

Quatre pastiches, ceux de Balzac, Faguet, Michelet et Goncourt, paraissent le 22 février ; deux le 14 mars, ceux de Flaubert et Sainte-Beuve ; puis un le 21 mars, celui de Renan. À ces sept textes s’ajouteront les pastiches de Régnier et de Saint-Simon443 que Proust placera dans le recueil de

1919, présentant alors la série suivante : Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve, Régnier, Goncourt, Michelet, Faguet, Renan et Saint-Simon. Quelques textes du même type resteront inédits du vivant de leur auteur : trois pastiches sur l’Affaire Lemoine (Sainte-Beuve, Chateaubriand et Maeterlinck), un pastiche de Ruskin ainsi qu’un pastiche de Pelléas et Mélisande. À peine Proust achève-t-il sa première série de pastiches qu’il s’en lasse déjà, comme en témoigne le

438 Ibid. Milly cite Correspondance, t. IV, p. 227.

439 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 603. Tadié cite Correspondance, t. VIII, p. 58.

440 Cette volonté de faire un livre est déjà présente chez Proust en 1909. Il entreprend d’ailleurs des démarches auprès de

quelques éditeurs, mais aucun ne veut de son recueil.

441 DE CHANTAL, René, Marcel Proust : critique littéraire, op. cit., p. 18. De Chantal cite Le Divan, octobre-décembre 1948,

p. 433. Selon l’éditeur, cette lettre serait datée de 1919.

442 Ibid. De Chantal cite une lettre de Barrès, recueillie et présentée par Charles Briand dans Combat, 17 septembre 1949, p. 4. Il

suppose que cette lettre est antérieure au 6 mars 1909, car Proust en parle dans une lettre à Lauris que Kolb date « peu après le 6