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2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve

2.4. Du portrait beuvien au pastiche proustien

2.4.2. Jusqu’à Proust, maître pasticheur

Au XVIIIe siècle, la reconnaissance du pastiche comme pratique autonome passe entre autres par

les travaux de l’abbé Claude Sallier, grand érudit qui « rassemble pour le première fois en France l’essentiel des réflexions que suscite l’art de la parodie678 ». La définition qu’il en donne inclut

celle du pastiche. En fait, Sallier est le premier à préciser la finalité de cette pratique, qui est de contribuer activement à la critique littéraire. « [Il] faut qu’elle imite fidèlement sans avoir rien de servile ni de contraint ; qu’elle soit sévère sans aigreur, simple et sans bassesse, modeste, équitable, et qu’en un mot, sa plus grande attention soit de joindre l’utile à l’agréable679 », écrit-il.

Ainsi la parodie et le pastiche ont-ils pour but de plaire au lecteur ou au spectateur tout en l’instruisant. Certains textes y parviennent, d’autres pas. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert tente d’établir la distinction entre bonne et mauvaise parodie ; la première pouvant élever les esprits fins, sensés et polis, la seconde n’étant destinée qu’à faire rire la populace680. L’évolution

de ce contraste donnera lieu à la première définition explicite des qualités du pastiche. Dans l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke (1781), Marmontel l’associe au côté technique de la parodie positive agissant comme saine critique : « Ce mot s’emploie par translation, pour exprimer en littérature une imitation affectée de la manière et du style d’un écrivain681 », écrit-il.

À partir de là, on distingue l’imitation créatrice de la pure copie. Ces définitions nourrissent en effet les débats sur la nature et la quantité des emprunts opérés par les textes de fictions comme le conte, mais aussi par la traduction. Et la question de l’imposture refait surface. Le pastiche n’est considéré comme légitime que s’il s’en tient à reproduire la forme, les qualités superficielles d’une œuvre. Bien qu’il soit relégué au second rang en tant que pratique littéraire, il met l’accent sur la singularité de ces qualités et donc sur l’individualité de chaque auteur pastiché, ce qui annonce (paradoxalement) un changement de paradigme esthétique important.

Le début du XIXe siècle est marqué par le culte de l’originalité. Or les premiers romantiques,

pour affirmer leur originalité, ont tendance à gommer les traces de leurs influences, à renier la tradition et les sources auxquelles ils puisent. Ceci a pour effet de reléguer le pastiche encore plus loin dans le rang, lui qui avait pourtant rendu possible la prise de conscience et par là l’épanouissement de la singularité artistique. Et puis, le système d’éducation est ébranlé par la

678 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 97.

679 Ibid., p. 98-99. Aron cite l’abbé Sallier, « Discours sur l’origine et sur le caractère de la parodie », dans Histoire de

l’Académie royale des inscriptions et belles lettres, vol. VII, 1733, p. 398-410.

680 Ibid., p. 99.

681 Ibid., p. 100. Aron cite « Pastiche », dans Éléments de littérature, Œuvres complètes, Paris, Verdière, 1818, t. XIV, p. 507. Il

Révolution : la formation classique est remplacée par une instruction plus concrète, plus scientifique. Le style n’est plus quelque chose qui s’enseigne, comme on l’avait longtemps fait en grammaire, en rhétorique et en poétique ; les génies redeviennent inimitables, même dans ce qu’ils ont de plus superficiel. À cette époque, on définit d’ailleurs la propriété littéraire, fixant légalement les limites de l’imitation. Mais existe-t-il une seule œuvre dont l’innovation ne prenne appui sur la tradition? Dès lors, comment distinguer ce qui relève de l’emprunt légitime et ce qui relève du vol? Se basant sur la notion de préjudice, la loi prévoit la punition du plagiat, qui porte atteinte à l’auteur, mais permet toutefois le pastiche et la parodie, qui ont pour fonction de louer ou de blâmer et ne nuisent pas à la pièce originale.

Les ambigüités de cette loi entrainèrent une querelle sur la contrefaçon. Charles-Guillaume Étienne, nommé censeur de la presse par Napoléon, avait été accusé de plagiat par Jean-Antoine Lebrun-Tossa, un fonctionnaire qui avait découvert la source d’inspiration de sa pièce de théâtre dans une œuvre du XVIIIe siècle682. Nodier, dans Questions de littérature légale (1812), soutiendra

Étienne tout en élaborant la théorie des différentes formes d’imitation littéraire. Sensé simplifier et clarifier la législation, cet ouvrage aura pour conséquence de complexifier le détail juridique concernant les pratiques de l’écriture et de la publication. Nodier y distingue néanmoins le pastiche du plagiat, tant par leur objet que par leurs intentions. Le pastiche étant selon lui un « jeu d’esprit683 », il vise à faire rire et repose donc sur la reconnaissance du modèle. Le plagiat,

lui, vise à créer un faux qui ne doit pas être reconnu comme tel. De plus, le pastiche ne concerne que l’aspect formel du style, tandis que le plagiat en pille également le fond. Il est à noter que pour Nodier, le style n’est pas uniquement superficiel et ne concerne pas seulement l’élocution ; il concerne aussi la composition, qui est la part essentielle de l’œuvre. Aussi le pastiche doit-il être bref, puisqu’il imite le phrasé, et ne se substitue ni à l’architecture ni à la trame idéologique de l’œuvre. Nodier contribue grandement à faire reconnaître le pastiche comme une pratique proprement littéraire et non plus scolaire. « Dès lors, selon Paul Aron, le pastiche devient la "pierre de touche" du talent d’un écrivain ; il est "l’épreuve" de son génie. Le pastiche conscient et ludique s’adresse aux plus grands auteurs dont il sait qu’il ne reprend que la part triviale de leurs écrits.684 » Nodier redécouvre ce que Boileau avait révélé : que le pastiche est un instrument

de consécration. Sa propre pratique littéraire témoigne d’ailleurs largement de ce fait, car elle est une sorte de réécriture de sa bibliothèque personnelle. En ce sens, estime Aron, « [le] pastiche

682 Ibid., p. 110-111.

683 NODIER, Charles, Questions de littérature légale. Du plagiat. De la supposition d’auteurs, des supercheries qui ont rapport

aux livres. Ouvrage qui peut servir de suite au Dictionnaire des anonymes et à toutes les bibliographies, édition définitive établie par Jean-François Jeandillou, Genève, Droz, [1828] 2003, p. 89.

sert de ressort à la dynamique de l’antiroman685 », c’est-à-dire que l’imitation des grandes œuvres

peut donner naissance à une création originale. Par là, le romantisme s’apparente donc à un certain classicisme. Élu à l’Académie en 1833, Nodier contribua à officialiser sa notion du pastiche, qui repose sur la notion non négligeable de jeu :

Ses textes ambigus sont formulés d’une manière telle que tous les lecteurs ne peuvent les comprendre de la même façon. Certains sauront décoder les signes du jeu ou de l’emprunt, tandis que d’autres resteront à l’écart de la complicité qu’ils instituent. Le pasticheur jouit du piège qu’il tend, et les initiés se réjouissent de sa jouissance. Il en va de même lorsque le pasticheur suit des modèles rares ou peu connus de la majorité des destinataires. Entre le lecteur et l’auteur apparaît une sorte de contrat de pastiche, une connivence fondée sur le sentiment de supériorité que procure toute initiation.686

C’est grâce à cette dimension de ruse ludique, grâce au rire qui discrimine l’initié du néophyte, que le pastiche acquiert son indépendance générique. Le pastiche se lit comme une carte aux trésors. La trace laissée par le pasticheur fait signe d’énigme à déchiffrer ; les codes du paratexte procurent bien souvent le premier indice d’un mystère à dévoiler, d’un intertexte à relever et d’un hypotexte à découvrir. Suite aux travaux de Nodier, le Dictionnaire de l’Académie française (1835) précise encore sa définition : « PASTICHE, en littérature, Un ouvrage où l’on a imité les idées et le style de quelque écrivain célèbre.687 » Cette définition est généralement acceptée aujourd’hui dans

les dictionnaires contemporains.

Durant la première moitié du XIXe siècle, la pratique du pastiche se diversifie et atteint un public

encore plus large par l’entremise de la presse, où l’on en fait différents usages comme des reprises satiriques, des condensés parodiques, des pastiches en interstices ou des discours attribués, pour relever la classification de Paul Aron688. Ces morceaux d’imitation stylistique ont

surtout pour but de guider la réception des grandes œuvres contemporaines. Ils sont des instruments critiques qui accompagnent le public dans ses lectures, attirant son attention sur les qualités et les défauts des œuvres. Même s’il s’agit d’une pratique autonome, il est donc toujours relégué au second rang, il est un commentaire sur la littérature, complément du portrait.

Paul Aron affirme que les écrivains professionnels s’emparent plutôt de cet outil dans la seconde moitié du XIXe siècle, faisant du pastiche une véritable technique de création689. D’abord, dans

l’enseignement de la rhétorique, dont l’étude des textes français est devenu l’un des objectifs depuis le début du siècle, le pastiche est employé comme exercice d’écriture : les élèves doivent

685 Ibid., p. 117. 686 Ibid., p. 122.

687 « Pastiche », dans M. P. Lorain [dir.], Abrégé du Dictionnaire de l’Académie française d’après la dernière édition publiée en

1835, t. 2, Paris, Firmin-Didot, 1836, p. 266.

688 ARON, Paul, Histoire du pastiche, op. cit., p. 148-164. 689 Ibid., p. 187.

imiter et parfois comparer les modèles (Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Musset, Vigny) qu’on leur propose en les intégrant à divers contextes historiques. Proust, on l’a vu, a produit ce genre de devoirs. Après la réforme de 1902, avec la suppression de la rhétorique, ces exercices d’imitation seront supplantés par la dissertation. Mais la transition s’opère graduellement, ce qui permet à Paul Aron d’écrire que

[la] plupart des bacheliers en lettres formés entre 1880 et les années 1920 possèdent […] la compétence requise pour produire des pastiches, estime Paul Aron. Ils sont capables d’analyser un texte, de repérer les traits propices à sa reproduction mimétique, et ils partagent un ensemble de références littéraires, largement mémorisées, qui leur donnent un bagage suffisant pour identifier et apprécier des écritures secondes fondées sur le corpus littéraire classique et moderne.690

Ce talent n’est cependant pas donné à tout le monde. Se revendiquer de l’art du pastiche est alors l’indice d’un certain conservatisme face à l’évolution des modèles pédagogiques où l’utilitarisme l’emporte tranquillement sur l’humanisme. Les auteurs qui s’y adonnent ont ceci en commun qu’ils utilisent le pastiche à titre de ferment créatif, ils incorporent des emprunts dans des textes plus larges dont la vocation n’est pas uniquement d’imiter la manière d’autres auteurs. Le pastiche s’intègre dans un enchevêtrement référentiel, il se mêle aux diverses couches de l’hypertexte ; il est désormais une incarnation parmi d’autres de l’ironie littéraire. Par conséquent, il revient au lecteur d’en dégager la signification. Même si, au tournant du siècle, l’ensemble des bacheliers français peut théoriquement déchiffrer le pastiche, plusieurs auteurs gardent ce plaisir pour leur correspondance privée, adressant ce jeu à un public restreint. Parallèlement à la publication d’articles et de recueils, le pastiche redevient ainsi un divertissement de bon goût destiné à un esprit raffiné. On sait comme Proust était friand de ces private jokes. Or le premier écrivain mondain à intégrer publiquement cette activité d’imitateur à sa pratique littéraire en tant que noble divertissement est Jules Lemaître, un critique que Proust admire. Paul Aron fait d’ailleurs remarquer que Lemaître pasticheur emprunte le ton de la causerie, de la conversation de salon691, ce qui n’est pas sans rappeler Sainte-Beuve, que Lemaître admirait. Ses pastiches sont

parfois des chroniques, voire des critiques littéraires. Cependant, les morceaux auxquels elles sont intégrées valent en eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils ne deviennent pas désuets lorsque le travail critique du pastiche est accompli puisqu’ils ne visent pas uniquement à aider à la lecture des œuvres imitées. À la suite de Lemaître, Aron cite de nombreux auteurs qui pratiquent le pastiche non pas comme une pratique de second ordre, un simple moyen, mais bien comme un mode de création à part entière ; il observe l’épanouissement de la pratique, son entrée dans la

doxa. Et l’exemple par excellence de cette utilisation du pastiche est nul autre que Marcel Proust,

690 Ibid., p. 195. 691 Ibid., p. 217.

selon Paul Aron : « Jamais avant lui le pastiche ne s’était trouvé si près du cœur d’un projet littéraire692 », écrit-il.

Bref, nous sommes en présence des deux plus grands maîtres du portrait et du pastiche, et certainement de deux très grands critiques littéraires. En quoi leur pratique diffère-t-elle essentiellement et donc formellement, c’est ce que l’étude de la poétique s’apprête à nous révéler. Peut-être nous conduira-t-elle également à comprendre le pastiche proustien comme le parricide du portrait beuvien.