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2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve

2.3. Contre Sainte-Beuve : la critique selon Proust

2.3.1. Composition du Contre Sainte-Beuve

Avant de nous intéresser au contenu du Contre Sainte-Beuve, penchons-nous d’abord sur les brouillons qui nous permettent de reconstituer la genèse de cette grande entreprise. L’analyse génétique du Contre Sainte-Beuve se base sur trois groupes de documents : soixante-quinze feuillets de très grand format, le Carnet de 1908571 (ou « Carnet 1 ») ainsi que les Cahiers572.

Du premier groupe de preuves, qui a disparu, ne reste que le témoignage de Bernard de Fallois, éditeur du Contre Sainte-Beuve (1954), qui les a eus entre les mains et qui en a publié deux extraits. Selon Fallois, ces feuillets contenaient « six épisodes, qui seront tous repris dans la Recherche : la description de Venise, le séjour à Balbec, la rencontre des jeunes filles, le coucher de Combray, la poésie des noms et les deux côtés573 ». Proust en dresse la liste dans le Carnet de 1908, mais

bizarrement Fallois ne reprend pas les titres de cette énumération. Toujours selon l’éditeur, ces feuillets seraient de même dimension et de même calligraphie qu’une « étude d’une centaine de pages, qui est l’essai sur Sainte-Beuve574 ». Il s’agirait en fait de « Proust 45 »575, des liasses de

feuillets reliés comportant des notes et des fragments annonçant le projet critique. La

568 CLARAC, Pierre, « Notices, notes et choix de variantes », loc. cit., p. 823. Clarac cite la Lettre XLIX. 569 Supra, p. 104.

570 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 451.

571 PROUST, Marcel, Le Carnet de 1908, texte établi et présenté par Philip Kolb, Paris, Gallimard (Cahiers Marcel Proust

nouvelle série), 1976.

572 PROUST, Marcel, Cahiers, Bibliothèque nationale de France (Paris), Fonds Marcel Proust, ms. 16637, Gallica, [en ligne].

http://gallica.bnf.fr/ [Site consulté le 3 janvier 2013].

573 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 610. Tadié cite CSB-1954, op. cit., p. 14. 574 Ibid., p. 611. Tadié cite CSB-1954, op. cit., p. 14.

575 Ces documents sont conservés à la Bibliothèque nationale de France (BN, n. a. fr., 16 636). Ils ont été publiés par Clarac sous

ressemblance physique des documents porte à croire qu’ils ont été rédigés à la suite, d’où la décision de Clarac de les placer au début de Contre Sainte-Beuve.

Le second ensemble de documents, Le Carnet de 1908 (ou « Carnet 1 »), contient quant à lui plusieurs notes datées de 1908 à 1909, deux datant de 1910 et une de 1912. Il ne s’agit pas d’un manuscrit suivi, mais bien de fragments de trois natures distinctes : des indications concernant le double projet de roman et d’étude sur Sainte-Beuve et d’autres écrivains, des commentaires de lecture des œuvres de Balzac, Chateaubriand, Barbey d’Aurevilly et Nerval ainsi que des paragraphes entiers à l’état de brouillons576.

Enfin, le troisième groupe est composé des Cahiers. À la fin de l’année 1908, Proust fait acheter des cahiers d’écolier comme ceux qu’on utilisait à Condorcet. La Bibliothèque nationale en possède quatre-vingt-quinze dont dix577 sont consacrés à Contre Sainte-Beuve; trente-deux auraient

été détruits par Céleste Albaret sur l’ordre de son maître. Selon Tadié, le jour où Proust passe des feuillets aux cahiers, son travail s’en trouve métamorphosé : il passe des bribes éparses, preuves de son sentiment d’impuissance, à un programme de longue haleine, signe qu’il a trouvé son idée directrice, son principe organisateur578. Pourtant, les sept-cent pages manuscrites des dix cahiers

rédigés avant août 1909 ne forment pas un tout : ce sont des pastiches, des portraits, des études, des descriptions et des souvenirs présentés indépendamment les uns des autres.

En regard du travail d’édition de Bernard de Fallois et de Pierre Clarac, Tadié estime que la méthode la plus prudente pour reconstituer l’intention de Proust consiste à suivre les indications que celui-ci donne au directeur du Mercure de France, Alfred Vallette, lorsqu’il lui demande de publier son texte, c’est-à-dire de considérer la juxtaposition du roman (qui paraitrait en feuilletons dans la revue) et de la critique (qui sortirait en volume). « "Contre Sainte-Beuve. Souvenir d’une matinée" est un véritable roman579 », écrit Proust. Pour lui, la partie romancée est

comme la mise en œuvre de la conclusion esthétique qui porte sur Sainte-Beuve, « sorte de préface […] mise à la fin580 ». Toute étude de Contre Sainte-Beuve doit donc tâcher de comprendre

et d’expliquer conjointement ces deux moments puisqu’ils sont intimement liés. Du côté de la fiction, voici la trame qui se dégage des cahiers du Contre Sainte-Beuve selon Tadié :

Un héros, qui dit « je », ne peut s’endormir et attend le matin, et sa mère. Il se souvient alors de deux endroits différents, de la campagne et de la mer, de Combray, lieu de son enfance,

576 TADIÉ, Jean-Yves, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 611-612. 577 Ibid., p. 622.

578 Ibid.

579 Ibid., p. 623. Tadié cite Correspondance, t. IX, p. 155-157 (Lettres de M. Proust à A. Vallette, publiée par F. Callu, Bulletin

de la Bibliothèque nationale, mars 1980, p. 12-14).

où il a vécu le drame du coucher et le plaisir des promenades des deux côtés opposés, où il a rencontré Swann, et de Querqueville, premier nom de Balbec, où il séjourne à l’hôtel avec sa grand-mère et Mme de Villeparisis, et se lie d’amitié avec Montargis, futur Saint-Loup. Au réveil, la mère du Narrateur lui apporte un journal où a paru un article de celui-ci. D’autre part, il entend les bruits de la rue, contemple les rayons du soleil sur le balcon. Il se rappelle le voyage qu’il a fait à Venise avec sa mère. Le héros est amoureux de la comtesse, qui habite au fond de la cour. Swann, lui, aime Sonia. On voit aussi passer des jeunes filles qui suscitent le désir, certaines plus précisément : la femme de chambre de la baronne de Picpus, Mlle de Quimperlé ou de Caudéran, une paysanne à Pinsonville. On voit aussi apparaître le clan Verdurin, qui comprend déjà un pianiste, un médecin, une cocotte. Le peintre est inspiré par Whistler, Vuillard, Helleu ; la première manière de son œuvre ressemble à celle de Gustave Moreau. Le marquis de Guercy, futur Charlus, est l’ « homosexuel » dont Proust a parlé à Vellette : il permet de découvrir la « race maudite » des invertis, à laquelle se joint le fleuriste Borniche, dont le marquis est amoureux.581

Et quant au côté plus essayistique, Proust l’y adjoint à la fin : « Le livre se serait terminé par la conversation avec la mère sur Sainte-Beuve et d’autres écrivains, dont Balzac, Baudelaire, Nerval ; cette conversation aurait également regroupé les textes esthétiques épars dans les dix cahiers.582 » Voici le contenu et la structure de ce texte sur Sainte-Beuve qui, de manière évidente,

porte le germe du grand roman à venir. Mais comme l’essai fait office de conclusion, il sera dissipé au moment de la réécriture. Dans la Recherche, les allusions au lundiste sont donc dispersées : le portrait de Sainte-Beuve a été réparti entre plusieurs personnages (Mme de Villeparisis, Bloch, M. de Norpois et le Narrateur même) ; une quinzaine de renvois directs aux œuvres et au style beuviens sont parsemés au travers de la narration ; des évocations indirectes se retrouvent dans les références à Balzac, Baudelaire, Chateaubriand et Nerval ; et des contre- exemples dans plusieurs personnages d’artistes comme Vinteuil. Si les premiers écrits proustiens sont surchargés de considérations esthétiques, la Recherche les repoussera majoritairement dans sa dernière partie. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est justement ce concentré de critique proustienne qu’est le Contre Sainte-Beuve. Afin de l’analyser, nous nous réfèrerons à l’ensemble des textes compris dans les deux éditions du Contre Sainte-Beuve, celle de Bernard de Fallois (1954) et celle de Pierre Clarac (1971). Le premier éditeur présente les textes dans cet ordre :

Préface I. Sommeils II. Chambres III. Journées IV. La comtesse

V. L’article dans Le Figaro

VI. Le rayon de soleil sur le balcon VII. Conversation avec Maman VIII. La méthode de Sainte-Beuve

IX. Gérard de Nerval X. Sainte-Beuve et Baudelaire XI. Sainte-Beuve et Balzac

XII. Le Balzac de M. de Guermantes XII. La race maudite

XIV. Noms de personnes XV. Retour à Guermantes XVI. Conclusion

581 Ibid., p. 625-626. 582 Ibid., p. 626.

On observe donc que Bernard de Fallois, tentant de respecter le plan de Proust, a conservé les morceaux relevant de la fiction et qu’il a inséré, en plein centre, l’essai sur Sainte-Beuve. Il a donné des titres aux différents chapitres en s’inspirant des notes qui figuraient dans les manuscrits proustiens. Il a également complété les citations de Sainte-Beuve, à peine esquissées pour la plupart. De son côté, Pierre Clarac n’a conservé que les sections se rapportant directement au lundiste :  Projets de préface  La méthode de Sainte-Beuve  Gérard de Nerval  Sainte-Beuve et Baudelaire Fin de Baudelaire  Sainte-Beuve et Balzac Notes complémentaires

Ajouter au Balzac de M. de Guermantes  À ajouter à Flaubert

 Notes sur la littérature et la critique Romain Rolland Moréas

Cette présentation permet de mieux relever les attaques contre Sainte-Beuve, mais elle ignore un fait important : que la critique proustienne passe aussi par le pastiche, et donc par la fiction. Par conséquent, tous ces fragments sont à considérer comme un ensemble indissociable, une réfutation à la fois logique et intuitive, explicative et représentative, de la méthode beuvienne. Et puisque Proust voulait faire de la conversation avec sa mère et de l’essai sur Sainte-Beuve la conclusion de son roman, considérons-les à la suite des passages fictifs. Logiquement, la condamnation des péchés commis par Sainte-Beuve est la dernière étape du projet proustien ; chronologiquement, il s’agit de la première. Ce n’est cependant pas un hasard si Proust choisit d’insérer l’essai à la fin de sa composition. Nous suivrons donc l’ordre proposé par l’auteur, en commençant par analyser les morceaux narratifs.