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2. Proust « tout contre » Sainte-Beuve

2.3. Contre Sainte-Beuve : la critique selon Proust

2.3.4. Proust, disciple infidèle de Sainte-Beuve

Les reproches que Proust fait au lundiste, et qui lui permettent de fonder son esthétique par la négative, sont parfois exagérés et radicaux. L’interprétation proustienne de la méthode critique de Sainte-Beuve n’est d’ailleurs pas tout à fait juste. Il l’emprunte aux articles ayant cristallisé le débat sur la critique autour du centenaire de naissance de Sainte-Beuve. Or, comme le souligne Donatien Grau, « […] ce qui, chez Sainte-Beuve, était inconscient et pragmatique devient, chez ses épigones dont Proust, figé et conceptuel657 ». Les attaques de Proust n’ont effectivement rien

de bien original ; elles étaient déjà dans l’air du temps. Il s’agit de comprendre pourquoi ces questions d’ordre esthétique l’ont atteint de cette manière, pourquoi Proust s’est senti concerné

656 PROUST, Marcel, CSB-1971, op. cit., p. 312.

par cette querelle littéraire. Grau donne à peu près les mêmes réponses que De Chantal avait esquissées en 1967658 : 1) le futur romancier est angoissé à l’idée que l’intérêt biographique des

critiques puisse se retourner contre lui et contre sa propre œuvre ; 2) Proust s’identifie en quelque sorte à Sainte-Beuve et reconnaît ses propres tendances dans les péchés du lundiste659.

En réalité, plusieurs éléments appuient cette dernière hypothèse (sans invalider la première). Proust serait donc plus près de Sainte-Beuve qu’il ne veut bien l’admettre.

Comme Sainte-Beuve, Proust est un bourgeois mondain : il aime les salons et évolue auprès de personnalités connues du milieu littéraire. Malgré son rejet du snobisme et son dédain pour l’ambition et l’ascension sociale, Proust s’adonne à ce genre de jeux sociaux et aime surtout les décrire. Nous avons vu qu’il tenait, dans sa jeunesse, des chroniques de mode et qu’il faisait le compte rendu d’événements courus dans les hautes sphères françaises. Il s’est même adonné à l’art du portrait! C’est dire que Sainte-Beuve et Proust sont deux critiques-journalistes, et même deux écrivains-journalistes, au sens où l’entend Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, qui a bien décrit certains parcours de ces « mutants des lettres » qui se multiplient à la fin du siècle660.

Quelques-uns des devoirs de lycéen de Proust sont de parfaits palimpsestes beuviens. Proust partage également avec Sainte-Beuve sa curiosité psychologique. Tous deux sont friands de confessions et poussent leurs relations à livrer leurs secrets les plus intimes. Proust aime l’anecdote et le fait divers, qui sont des genres médiatiques. Il a cet instinct d’enquêteur que le lundiste avait. De plus, tous deux sont de grands érudits. Leurs œuvres en témoignent largement. Ils ont le goût du détail, de l’information trouvée puis archivée.

Proust et Sainte-Beuve ont également plusieurs affinités dans leur rapport à l’écriture. Le premier reproche au second d’abuser des métaphores alors que la Recherche est remplie de ces figures de style. Les métaphores proustienne emploient, de surcroît, des thèmes chers à Sainte-Beuve : l’eau et les symboles marins, les comparaisons militaires, les traits de physionomie, etc. Proust reproche aussi au lundiste son langage précieux, son ton « perlé ». Or la phrase proustienne n’est pas exempte d’enjolivures et de sinuosités ludiques visant à plaire à un certain public. Proust joue sur les connaissances du lecteur : il s’adresse souvent, sous le couvert de l’ironie, à des initiés. Cette tonalité est toute mondaine. Tous deux partagent également le plaisir des noms propres et un certain goût pour l’étymologie. Ajoutons à cela que Sainte-Beuve, comme Proust, avait le goût des digressions et des parenthèses. En effet, la composition de ses articles n’était pas toujours linéaire et Sainte-Beuve, la majeure partie du temps, s’abstenait de conclure. De même Proust

658 DE CHANTAL, René, Marcel Proust, critique littéraire, op. cit., p. 117-127. 659 GRAU, Donatien, Tout contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 80.

660 MELMOUX-MONTAUBIN, Marie-Françoise, L’Écrivain-journaliste au 19e un mutant des lettres, Saint-Étienne, Éditions des

préfère la contigüité à la continuité : il crée en ajoutant à la trame narrative de son roman des morceaux isolés (souvent théoriques) comme autant de fragments précieux. Ce processus résulte, selon Luc Fraisse, d’un réseau d’influences : les Maximes de La Rochefoucauld, la correspondance de Mme de Sévigné, le collage nervalien, la conception baudelairienne de la littérature, le symbolisme relayé par la crise du roman661. Il provient également de l’idolâtrie ruskinienne et

beuvienne, et sera représenté par le personnage de Bergotte, dans la Recherche.

Et puis, du côté de la critique, nous avons vu que Proust reproche à Sainte-Beuve d’adresser des critiques trop complaisantes à ses amis ; mais Proust aussi a usé de flatterie dans quelques-uns des comptes rendus qu’il a rédigés pour les siens. Si bien que « "Marcel Proust flagorneur" pourrait servir de sous-titre à l’étude sur Marcel Proust critique littéraire662 », pense Luc Fraisse. À côté, Proust reproche à Sainte-Beuve de trop s’intéresser aux écrivains de second ordre, de ne pas avoir su juger le génie de ses contemporains. Or la Recherche met en scène bon nombre de personnages médiocres, les rendant aussi intéressants et attachants, sinon plus que les autres personnages. Et même lorsqu’il reproche à Sainte-Beuve d’expliquer l’œuvre par l’homme, Proust ne peut pas lancer la première pierre. Lui-même, pour expliquer les défauts de la critique beuvienne, fait référence au moi social du lundiste. Enfin, lorsqu’il condamne l’histoire naturelle de la littérature dont rêvait Sainte-Beuve, Proust n’est pas non plus totalement innocent. Il a lui même avoué qu’aucun homme n’est si différent des autres qu’il puisse échapper à toute classification. Il a lui-même tenté de prouver à maintes reprises, en peignant des portraits de personnages dans la Recherche, que certains esprits sont comme consanguins. Dans son roman, effectivement, il s’évertue à décrire des types universels et à dégager des lois générales ; la généalogie y est très présente. Combien de fois, aussi, Proust s’est-il mis en scène à travers le critique? De ses devoirs de jeunesse, à son article « Sur la lecture », puis à la Recherche, en passant par Contre Sainte-Beuve et les pastiches, Proust n’a cessé de se présenter comme un autre Sainte- Beuve. Tous deux ont commencé par publier un recueil de poésie, puis un roman quasiment autobiographiques ; deux échecs littéraires. Tous deux ont porté plusieurs chapeaux : celui de journaliste, de critique, de poète, de romancier. Sainte-Beuve fût professeur ; Proust aurait pu l’être. Ils étaient d’agiles caméléons ayant une capacité d’adaptation extraordinaire, un fort instinct de mimétisme.

Proust reconnaissait certaines qualités beuviennes, dont la pénétrante intelligence du critique, à laquelle il rend hommage par deux fois. Il admirait réellement le lundiste. Et lorsque les lettrés de

661 FRAISSE, Luc, Le processus de la création chez Marcel Proust : le fragment expérimental, publié avec le concours du Centre

National de la Recherche Scientifique, Paris, José Corti, 1988, p. 332-333.

son époque l’ont attaqué, il ne pouvait qu’admettre les défauts de Sainte-Beuve et les reconnaître en lui-même, lui qui avait été son émule. « Il se pourrait […] qu’il faille voir dans l’hostilité de Proust à l’égard de Sainte-Beuve, cette répugnance instinctive que l’on éprouve pour ses propres défauts quand on les découvre chez autrui663 », pense De Chantal. Sainte-Beuve n’est donc pas

un contre-modèle, mais un modèle à contrer, à dépasser, comme le suggère également Grau664.

Et ce dépassement ne s’effectue pas par la rupture, comme le titre Contre Sainte-Beuve le laisse entendre, induisant en erreur des générations de littéraires ; il s’effectue plutôt par la relecture, la réinterprétation d’un héritage qui est la critique beuvienne. Il ne s’agit pas d’abolir le commentaire beuvien, d’éradiquer le portrait et la causerie, mais plutôt de les intégrer à un ensemble plus vaste, à une œuvre d’art totale ; l’unification, la redisposition du réel n’était possible que par le biais de la fiction. « D’une certaine façon, après avoir essayé de voir si l’essai pouvait être romanesque, ou plus justement : fictionnalisé, Proust s’est rendu compte que c’était le roman qui constituait une structure suffisamment malléable pour intégrer en lui les éléments divergents des poétiques de la pensée665 », explique Grau. En d’autres termes, afin de faire passer

Sainte-Beuve à la postérité, Proust doit faire subir à la matrice critique une altération générique essentielle : du portrait non-fictif, il passe au pastiche, puis au roman. Voyons à présent comment s’opère cette métamorphose dialectique et en quoi elle est salutaire à la critique littéraire, bien qu’il ne semble pas en être ainsi à prime abord.