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Sans histoire, plus de mots

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Paule Constant

Sans histoire, plus de mots

L'Obsédé de Frédéric Bonhomme

L'Immeuble de Caroline Tiné

Le Petit Prince cannibale de Françoise

Lefèvre

Ciels liquides d'Anne Garréta

l.Balland, 176 p.

2. Robert Laffont, 202 p.

">É uivant Flaubert, pour qui "les œuvres les plus

^ belles sont celles où il y a le moins de

^ matières", les romanciers contemporains se J dégagent tant qu'ils le peuvent de "l'histoire"

et de ses ficelles, la réduisent aux pérégrinations d'un narrateur antihéros, dans la clôture de sa chambre ou dans l'enfermement de sa ville.

Dans le livre de Boz, le second roman de Félicie Dubois (1), le héros, Boz, vingt-six ans, est un romancier dont le premier roman n'a pas marché ("un seul et unique lecteur"), il ne fait rien, allo- cation chômage, il se balade ou regarde la télévi- sion. Dans l'Obsédé, premier roman de Frédéric Bonhomme (2), le héros ne fait toujours rien, mais il écrit : "Moi, je voulais écrire. Oui madame, oui monsieur. Ecrire, vivre de mots, d'idées, deve- nir une espèce de conscience vivante, enfin quel- que chose de grand quoi !" ; en attendant, il dort, boit, sort... Entre un réfrigérateur, une chaîne hi-fi et une télévision, ils poursuivent de longs tête-à- tête avec un chat, conscience silencieuse que, dans leurs crises existentielles, ils oublient par- fois de nourrir.

Drague, hasard, destin ou petites annonces, en pensant vaguement au sexe ces héros rencon- trent des femmes qui ne leur plaisent qu'à demi, trop vieilles, trop moches, mais avec qui ils feront un bout de chemin jusqu'au bord de la mer. Du côté de Béziers ou en Normandie, c'est le même spectacle de corps rougis et huileux sur paysage standard de petites stations balnéaires qui s'enorgueillissent de leurs pédalos : "Assis sur

le pédalo, nous pédalons. " Le voyage initiatique n'est qu'un petit tour au soleil d'où l'on revient déprimé à en mourir.

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Témoignage du temps, de l'époque ou de soi- même, l'errance des romanciers conduit à l'écri- ture qui les sauvera peut-être, comme si écrire c'était vivre. Vivre d'écrire mais d'écrire quoi ? Des mots ? Non, certainement pas ; ces roman- ciers écrivent sans mots, avec une écriture réso- lument plate qui colle à la peau des person- nages, avec parfois des inventions, des trouvailles, des accents auxquels le vide de l'his- toire prête comme une résonance, un écho, une poésie.

Menacée par le désordre et l'incohérence du monde extérieur

Dans l'Immeuble, premier roman de Caroline Tiné (3), les mots se chargent d'une agressivité dont le roman se gonfle jusqu'à l'explosion finale.

Je me suis mise à garder un immeuble, parce que je ne supportais plus de garder des enfants", déclare

d'emblée Ingrid Gnoti, en prenant ses fonctions de concierge dans l'immeuble occupé par un colonel, ses trois filles et ses deux sœurs. Ingrid croit avoir trouvé un refuge parfait contre elle- même, où elle se tiendra aux aguets et où per- sonne ne la verra. Car elle est ainsi, menacée par le monde extérieur, son désordre, son incohérence, et par ce qu'elle redoute d'elle-même, la violence héritée, croit-elle, d'un père assassin et suicidaire qui a fait autrefois la une des journaux.

Ingrid se méfie de ses émotions, de son imagina-

tion : "J'ai toujours des difficultés avec mes senti- ments", il s'en faut d'un rien pour que la violence qu'elle étouffe remonte et qu'explosent la colère, la rage, la haine, l'envie de tuer dans ce qu'elle appelle ses "crises intérieures". Ingrid ne peut aller dans le sens de ses pulsions, elles sont effrayantes, une bombe est en elle qu'elle ne peut maîtriser qu'à travers un contrôle scrupu- leux d'elle-même et des autres, des attitudes par- faitement maniaques : "Si je sors d'un cadre, je

sors de la vie. "

Mais si elle fait autour d'elle le vide dans tous les sens, la loge n'est pas la retraite espérée. Chacun

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a dans l'immeuble ses secrets, ses lubies, ses folies, qui la dérangent si fort et la renvoient sans cesse au monde de l'orphelinat qu'elle veut oublier, dans ce rapport de force qu'elle a dû subir enfant, et victime, devant des adultes, maîtres bourreaux. Décidément le refuge est un piège, et déjà une prison, d'autant qu'au seuil du piège se tient comme un appât Inès G., la blonde et sédui- sante fille du colonel. La double personnalité d'Ingrid G. ne demande qu'à se fondre dans la double personnalité d'Inès G. que scellent leurs initiales communes.

Inès est une enchanteresse, une envoûteuse, une séductrice qui bouleverse les certitudes d'Ingrid, fissure ses engagements, farfouille dans ses secrets et devient d'autant plus haïssable qu'elle est désirable, à la façon de la propre mère assas- sinée. Et au fil de leur relation, en buvant l'alcool qu'elle déteste et qui fouette son agressivité, Ingrid remet en place le puzzle de sa propre histoire.

Si, à la lumière de ce que révèle Inès de sa propre personnalité, sa mère n'était pas la victime que les journaux et les bonnes religieuses de l'orphelinat lui ont complaisamment décrite, si au contraire la gentille avait été la cruelle, et la victime le bourreau, et si les dents parfaites que la photo du journal ressuscitent dans un sourire s'étaient ouvertes pour mordre et dévorer ? Alors le père assassin n'aurait pas été le seul coupable et Ingrid, elle-même, ne mériterait-elle pas pour le meurtre d'Inès les circonstances atténuantes ? Avec ses phrases comme des notes de greffier, ses mots comme des pierres qu'on lance et qui blessent, l'Immeuble se veut une œuvre impas- sible : "L'observation des autres est ma manière d'agir", confesse Ingrid qui tire quelque fierté à être "une observatrice exercée". Le talent de Caroline Tiné est moins de nous faire entrer dans une histoire policière qui se découvre d'elle- même que dans la logique d'une démence, si bien que, contrairement aux romans d'action,

Le puzzle de sa propre histoire

3. Albin Michel, 204 p.

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nous sommes moins suspendus à ce qui pourrait arriver de l'extérieur qu'à ce qui va surgir de l'in- térieur. Lorsque Ingrid se laisse enfin aller à la fureur qu'elle a si souvent retenue, nous sommes soulagés. La mort a parfois des aspects rassurants.

La guerre dans le monde des mots

Une romancière qui déteste "les histoires", mais qui aime par-dessus tout écrire, traque au fond d'elle-même, comme un reflet, la silhouette d'une femme noyée dont les lèvres encore vivantes chantent la tristesse. Mais en contrepoint aux mots de la romancière et à la musique de la can- tatrice éclatent les cris effrayants de l'enfant autiste et muet. Le Petit Prince cannibale (4) raconte la guerre dans le monde des mots entre la littérature qui crée les mots et la maladie qui les dévore. La romancière est aussi la mère du petit prince can- nibale, elle veut être l'une et l'autre passionné- ment. Magnifique de courage, de vitalité, d'espoir et de force, elle veut nourrir son papier et remplir la bouche de son fils. Gageure impossible : "Tes cris assassinent avant tout l'écrivain, se plaint- elle. Tu cries et je vois s'effilocher les premiers

mots qui venaient si facilement. Tu cries et je vois s'ébouler ma pensée. [...] je ne trouve plus les mots pour dire les choses de chaque jour. "

Chaque jour, Blanche, la cantatrice, s'enfonce un peu plus dans les eaux, le reflet s'efface, l'enfant devient sujet d'écriture : "J'aurais voulu éviter de parler de toi. Mais je te retrouve à chaque page. Je

me demande si Blanche n'est pas en train d'étouf- fer. De mourir", et le roman devient témoignage

de l'arrachement de l'enfant au néant de sa folie, œuvre à plein temps, œuvre fantastique dans laquelle se dissolvent les forces, la création, l'imaginaire. Les événements minuscules de la vie quotidienne deviennent des aventures terribles, une course au supermarché, un affrontement affreux, un ballon, une atroce menace. Et puis quand tout est trop dur, il y a l'amour maternel

"bras tendus" qui fait des prodiges : "Je sais que

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tu n'as pas de planète et que je suis ta terre" et le don de l'écriture qui soulève des montagnes :

"Depuis que tu me parles et me dis toutes sortes de pensées étranges, effrayantes ou mystérieuses, je

reprends des forces. Chaque mot jailli de ta bouche est comme l'étincelle produite par le frot- tement de deux silex. Nous sommes toi et moi des pierres dures. " Et entre la mère et l'enfant, entre

l'écrivain et sa création, il naît des contes merveilleux.

Peut-être ce livre bouleversant sera-t-il pris seulement comme un témoignage sur l'autisme.

Je le regretterais, le Petit Prince cannibale est un tout, et prend une cohérence qui tient à ce que l'intégralité du combat se situe dans un imaginaire auquel se rapportent aussi bien la conquête du mot sur le papier que celle du mot sur la langue de l'enfant. Le Petit Prince cannibale est une belle métaphore sur la création et l'écriture roma- nesque où, vertigineusement happée par la nos- talgie du "royaumeperdu", la romancière, en ser- rant son fils contre son cœur et en retenant le monde entre ses bras, "doit écrire sans faiblir qu'elle n'a pas été assez aimée".

C'est peu de dire que le livre d'Anne Garréta (5) est magnifique, il est d'une beauté à rendre muet, lisse et parfait comme ces pierres dont les grandes romancières emplissent leurs poches pour être bien sûres de mourir au fond de la rivière. Un jeune homme a appris tant de langues étrangères que sa propre langue lui fait défaut, il ne trouve plus ses mots...

Je ne sais rien de plus angoissant que ce que dit Anne Garréta de la perte des mots : "C'était un soudain trou d'ombre, une tache d'encre que je sentais poindre et s'étendre puis se résorber avant qu'une vague de nuit ne vienne recouvrir les vocables et ne me contraigne d'interrompre la conversation engagée, la phrase commencée. " Les mots fuient, les objets ne sont plus "assignés".

D'abord, le héros a honte, il ruse, il n'a plus de

L'univers devenu sourd

4. Françoise Lefèvre, Actes Sud, 154 p.

5. Ciels liquides, Grasset, 180 p.

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O tente de survivre au

royaume des ombres

ressource que dans l'habitude qui nous évite de prononcer un mot sur deux, et puis tout bascule dans l'innommé comme si le monde étouffait tous ses bruits. Il n'y a plus de mot, l'univers est devenu sourd.

Pour raconter ce qui ne peut pas se dire, puisque tout a disparu, le héros de Ciels liquides se sert des signes du corps qui expriment son étouffe- ment, sa perte, son angoisse : "Une coulée de ciment épais et lourd s'enlisait dans mes pou- mons, son relent acre empâtait ma bouche" ; ou de ceux du rêve qui découvrent un univers vacillant, vertigineux, flottant comme les objets dont on oublie l'usage, les formes que l'on ne reconnaît pas, les êtres surgis d'on ne sait où. Les mots et les noms, semblables aux filets, aux nœuds et aux cordes qui attachent aux mains des enfants ces baudruches vivantes et colorées qui ne cherchent qu'à fuir, retiennent les objets.

Au fur et à mesure que le héros bascule dans l'innommé, s'y enfonce et y coule, le texte prend une légèreté brillante et douloureuse comme dans ce passage où le héros apparaît, portant un ange sur le dos, les bras étendus sous les ailes de pierre.

C'est en suivant l'ange qui s'est envolé et noyé et que l'on retrouve brisé sur le bord du fleuve, et en traquant ses adorables apparitions humaines, que le héros trouve refuge dans un parc étrange, au fond d'une petite cave, où il peut boire de l'eau recueillie dans des urnes, faire le commerce des fleurs et surtout décalquer ces dessins subtils que son esprit ne reconnaît pas, ces inscriptions fami- lières que sa langue n'arrive pas à prononcer et qui ornent toutes les pierres de ce jardin des morts.

Le héros n'appartient plus aux vivants, c'est au royaume des ombres qu'il tente de survivre dans la tombe où il se terre et à la morgue où, macabre transfuge, il sert par hasard de "morticole" :

"Ainsi, chaque nuit, sous le plastique, je vis s'épa- nouir l'arc-en-ciel inouï bleu et vert iridescent des

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noyés, caramel entremêlé de suintement rose des brûlés, noirceur sèche des momifiés, tons d'au- tomne des accidentés, pendus violacés... Au soir dans les congélateurs, les macchabées [...] com- menceraient de sécréter leur linceul de givre. Sur les visages, la peau translucide rabattue sur la face semblerait la doublure à peine décalée d'un

vrai visage : imperceptible déhiscence comme un étonnement ultime. Goutte à goutte des stalactites commenceraient de se former : vieux morts pétri- fiés, éperons aux talons, chevauchant l'oubli."

Jusqu'au jour où parmi les morts, sous le scalpel du légiste qui dissèque son corps comme un peintre multiplie ses esquisses, il retrouve l'ange,

"son cadavre de chair, son modèle, sa statue".

Sans histoire, sinon celle d'un cauchemar cohé- rent et merveilleux, sans mots, sinon ceux d'une langue exacte et somptueuse, Ciels liquides serait ce "livre sans attache extérieure, qui ne tiendrait

de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air". M

Un cauchemar cohérent et merveilleux

Références

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