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Blaise Cendras, poète du rythme.

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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ABSTRACT

Nom: Thérèse Goppold von Lobsdorf

Titre: "Blaise Cendrars, poète du 'Rythme'" Département de langue et littérature françaises Grade: H.A.

"Au commencement était le rythme et le rythme s'est fait chair" (Moravagine). Selon Cendrars, au plus profond de chaque être bat un rythme, une force motrice innée et irrationnelle. Or, si ce Rythme "était au commencement", il est source non seulement de la chair mais de toute autre forme organique ou inorganique de l'univers. Grâce à cette origine commune - le Rythme l'homme et le monde extérieur sont liés l'un à l'autre et peuvent, par les voies de l'affectivité, communi-quer entre eux.

Les oeuvres poétiques de Cendrars, groupées sous le titre: Du monde entier au coeur du monde, décèlent la grande préoccupation de Cen-drars pour le Rythme. Le Rythme intérieur est la cause profonde de cette affinité que Cendrars ressent même avec l'acier - la machine - du monde moderne. Le voyage, thème qui revient constamment dans les poèmes,

em-pêche le Rythme vital d'être contraint et permet à l'individu de se rapprocher des sources de la vie dans le monde entier. Le libre exercice des sens joue un rôle dans chaque poème de Cendrars, car ce sont les sens qui ouvrent la voie vers la connaissance du "réel" et, par là, du Rythme inné. Un vif intérêt est aussi porté aux êtres primitifs lesquels savent vivre selon les exigences de leur Rythme intérieur. M@me la stru-cture des poèmes cendrariens cherche à évoquer le mouvement - le rythme. Donner libre cours au Rythme, lui permettre de s'accrottre, de battre en harmonie avec le rythme universel et de nous révéler la profon-deur des choses, ainsi se définit la poésie de Blaise Cendrars.

(2)
(3)

BLAISE CENDRARS, POÈTE DU "RYTHME"

by

Thér~se Goppold von Lobsdorf

ft. thesis submitted to

the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements

for the degree of Master of Arts

Department of French and Literature McGill University

Montreal

~\ Thérèse Goppolà von Lobsdorf

1971

(4)

D-1'l:R.ODUCTIOI~ • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • l

CHAPITP...E I:

LA !·!ACH]J~E El' LE BONDE HODERNE...

9

CHAPITRE II: LE VO'f.AGE ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• o • • • • • 20 CHAPITRE III: I.ES sm~s... 29-CH/l.PITRE IV: LES ÊtlfŒS PP...]J: ..

IITliï'S... 38

CHAPITRE V: STRUCTURES t'RYTHHIQUEStr •••••••••••••••••••••••••••••• ~". • • • • • • • l~5 CONCLUSION. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 59 !>TOTES. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 65 B IBU ()(;'RltPlITE. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 78

(5)

INTRODUCTION

La vie est une énigme que l'homme, poussé par le besoin de connai-tre ce qui l'affronte, s'évertuera toujours à résoudre: qu'est-ce que le "réel"? Jusqu'où faut-il creuser pour atteindre la "profondeur" des che-ses? Comment cerner l'''au-delà des apparences" oÙ se cache le vrai? Plus que tout autre le poète est porté à sonder la vie. Doué d'une sensibilité vive i l perçoit entre lui et l'univers qui l'entoure des rapports dont i l cherche la source. Poète, Blaise Cendrars conçoit l'Origine de cette fa-çon: "Au commencement était le rythme et le rythme s'est fait chair. ttl Eclairci.ssant davantage: tlIl n'y a pas de sci.ence de l'homme, l'homme étant essenti.ellement porteur d'un rythme. Le rythme ne peut être fi.guré-."2 Le Rytmne serait alors une force motri.ce, i.nnée, comparable à l'élan vital bergsoni.en, se rapportant au danaine de l ' affecti.vité et échappant

à

toute tentati.ve de rati.onalisati.on.

Cendrars a emprunté sa formule du Rythme

à

la Bible: "Au camn.ence-ment était la Parole

1 .•. 1

la Parole a été faite chair." Or, selon ce pre-mier chapitre de Saint-Jean, la Parole est l'ori.gine du monde enti.er:

(6)

"Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. En elle était la vie j ••• / le monde a été fait par elle / ••• /". Pourquoi ne pas compléter le parallèle: si le Rythme "était au commencement", i l est source non seulement de la chair mais de toute autre forme organique ou inorganique., de l'univers; la pulsation vitale, par conséquent, se retrouve dans toute chose:

Tout bouge, tout vit, tout s'agite, tout se chevauche, tout se rejoint. Les abstractions elles-mêmes sont

échevelées et en sueur. Rien n'est immobile. On ne

peut pas s'isoler. Tout est activité, activité concentrée, forme. Toutes les formes de l'univers sont exactement calibrées et passent toutes par la même matrice •

.3

Ce parallèle biblique, certes, n'est pas sans fondement. Cendrars lui-même suggère une élucidation théologique du Rythme lorsqu'il dit que "seuls, les symboles / ••• / les plus authentiques de la religion auraient pu répondre à Moravagine (en quête du "Rythme originel,,4 et de "la clé de snn être"5) et non pas les découvertes cnmmentées n'un grammairien de la musique. ,,6 Ayant une origine commune, l ' honune et 1 'univers sont liés l'un à l'autre. Grâce à ce lien - le Rythme originel - i l peut

s'établir entre l'homme et le monde extérieur une communication.

Mais le Rythme ne pouvant être "figuré" ou rationalisé, ce n'est point l'intellect qui ouvrirait à l'homme cette communication avec l'uni-vers. La raison, le fonctionnement logique de la pensée, présentent une vision statique, bornée, donc, fausse d'un monde constamment en évolution. Faire taire l'intellect provoque la libération du Rythme intérieur et

vi-tal que les "construction de la logique limitée et (le) monde social"? refoulent en l'être. Un tel silence de la pensée survient lorsque "le contact avec le monde extérieur s'effectue d'une manière désintéressée,

(7)

3

sans y chercher un résultat, un gain

matérie~,

sans but utilitaire

1 .. . /",

S attitude que révè~ent ces vers de Cendrars:

Tout ce qui. m' arrive m' est abso~um.ent éga::L

Et tout ce que je.:tais m'est

abso~um.ent

indi.:t:térent 9

Lorsque ~es é~ément.s de conscience rationnelle disparaissent, ~e Ryt.hme de ~'hormne, exempt de toute contrainte, If par une i.ntrltion soudaine,

une vision fulgurante, ou, peu

à

peu, par une méditation, une

contemp~a-tion des apparences changeantes qui :tait voir et vivre / ••• / ~e vide de

~'exi.stence",~O

capte le mouvement de

~'univers,

substitue à

~a

rigidité de ~a conscience une vision dynamique, cinématographique de la vie, et, resserrant ~e lien originel qui unit 1 'hormne et ~e monde, ouvre pour eux

~a voie vers une communication affective que nous traduit déjà cette com-pénétration d'Gtre et d'univers:

L'air est froid La mer est d'acier

Le cie~ est froid

Mon corps est d' acierl l

L'être, vivant son R~hme qui, ~ui, bat à ~a cadence du Rythme universe~,

jouit d'un p~aisi.r pur, d'un bonheur qui n'est rien d'autre que ~ mani.-:testation immédiate de ~a vie:

Je p~onge je nage je :tais ~ p~anche

Je n'écris p~us

I~ :tait bon vi vre12

L'air est embaumé

Musc ambre et fieur de citronnier

Le

s~

fait d'exister est un

véritab~e bonheur~3

et par ~a "chair", non ~'"esprit", donc, par ~es· sens, i l éprouve ~

révé-~ation

de cette "réa::Lité primordia::Le et

5Upra-~ogique: ~e rée~."~4

Cendrars est un des premiers à avoir eu le courage d'~er chercher

~e "rée1" ~à où i l Se trouve vraiment. c'est-à-dire partout. dans le "montie entier".

(8)

-'

Les poètes romantiques avaient découvert à leur façon une réalité, une pro-fondeur dans la Nature jusque là ignorée. ~1ais ils se détournaient avec mépris de la vie quotidienne, abhorraient le monde présent, scientifique, "positiviste" avec son progrès industriel; ils le fuyaient pour aller se blottir au sein de cette Nature. ,Les Symbolistes acceptaient le réel comme un point de départ seulement; ils avaient fait de la poésie une activité intellectuelle, transcendante, laquelle leur pennettait de communiquer avec un univers "au-delà" des apparences et dont ils croyaient percevoir la pré-sence grâce à certaines "correspondances" qu'un langage s.y.nthétique, abscons, voire hennétique - le symbole - traduisait. Le regard de Cendrars ne s'arrête pas à la Nature; i l ne frôle pas l'apparence physique des choses pour se fixer sur ce qui se passe "au-delà". La vision de Cendrars englobe le "Monde entier" mais le monde tel qu'il est, dans lequel "nous vivons, et qu'on ne peut cesser de

1 ... 1

voir et en faire abstraction que par l'acte tout arbitraire d'un esprit timoré qui ne veut ou ne peut pas assumer le réel / ••• /".l5 Rimbaud, par exemple, n'était certes pas un esprit timoré mais le refus d'assumer le réel était chez lui catégorique: "Je m'habituai à l'hallucination simple: je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une éco1.e de tam-bours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac / ••• /" .l6 Or, ces hallucinations forcées, ces "sophismes

magi-ques", l7 lesquels, pensait-il, pourraient l.ui dévoiler le sens profond, caché des choses, ne lui suffirent pas car i l abandonna très tôt ces expériences. Jacques-Henry Lévesque, le critique qui., s'il n'est le seul, a su le mieux dégager la signification de l'oeuvre et de la vie de Cendrars, remarque avec justesse:

(9)

C'est que t.out.e réalit.é est en pro.fondeur, et. qu'en cett.e pro.fondeur se rejoignent. t.out.es ~es puissances de

~'êt.re. Et si les hommes en général ne peuvent. "décoller" de l'apparence, couune le .fait., si souvent., un Cendrars, c'est qu'ils sont. justement prisonniers de cett.e apparence, et qu'ils vivent, malgré qu'ils en aient., t.out à .fait. hors du réel.~8

5

Le "rée~n dont. ~a présence est appréhendée

à

chaque instant. par la vie vé-cue- le Rythme, confirmée par les sens, est ~e seul qui existe, le seul qui sache communiquer avec l'homme et lui découvrir une vérité que~conque: "Moi, je dois voir les choses de mes yeux, ~es t.oucher de mes doigts pour les ai-mer et. les comprendre / ••• ~,.19 Ce qui .fait. que Cendrars a pu ressentir une a.f.finité non seulement avec la Nature mais aussi avec le béton du monde mo-derne et l'acier - la machine, et., grâce à ses voyages, avec le "monde entier". Ce qui .fait que Cendrars a su atteindre le "coeur du monde" en retrouvant dans la pulsation bio~ogique de son être et. le Rythme de chaque chose le Rythme primordial - mouvement. perpétuel.

Le Rythme éta.rrt "vie vécue" est aussi synonyme de "poésie". La poésie dat.e d'aujourd.'hui20

a.f.firme Cendrars; elle constit.ue alors ~e présent., l'inmédiat - ~e vécu. L~état existentiel est davantage poétique parce qu'il est source intarissable de nou-veauté: "Ce qui ne se répète pas, ce qui est t.oujours neu.f, c'est ~a vie, ~'ac­

t.ion,

~e spect.ac~e

du monde et sa représent.at.ionn • 21

Te~

est

~e

sens de ce beau vers:

'Ce mat.in est ~e premier jour du monde 22

La poésie a souvent. été dé.finie comme moments vécus mais except.ionne~s:

/ ••• / not.re "vraie" vie se .fait. d'"état.s" en "ét.ats", rebondit. d'instants en instants d'é~ite: et ces "instants" peuvent être déc~enchés par les accidents les plus riivers, ~es

(10)

'T'

~,

p1.us inattendus, par un rayon de so1.eil., une musique, un beau visage, un morceau de ciel. entre 1.es nuages, la vie d'une fieur ou 1.e bruit d'un torrent, 1.e

froissement d'une feuil.l.e

1 .•. 1.

Ces "instants" sont

à

la base de 1.a poésie et de 1.a m;ystique

1 •..

;'2'3

Nombreux sont 1.es exemp1.es d'états "esthétiques" provoqués par un incident que1.conque que Cendrars juge "poésie", n'en citant qu'un seul.:

J'ai entendu cette nuit une voix d'enfant derrière ma porte Douce

Modul.ée

Pure

Ça m'a fait du bien24

Cependant 1.a notion de "poésie" chez Cendrars ne s'arrête pas à ces "instants" privil.égiés.

Le

recuei1.

Du

monde entier au coeur du monde abonde en poèmes qui traitent des situations banales, ordinaires de 1.a vie, chez 1.es hommes, 1.es animaux ou même 1.es pl.antes; de détails qui semb1.ent insignifiants: con-tenus de maJ.l.e, inventaires de pièces, descriptions d'habits, mensurations, menus, etc. Eh quoi réside précisément 1.a valeur poétique de ces faits quo-tidiens?

ne

ne figurent pas dans 1.a poésie de Cendrars sans but; Cendrars n'écrit pas tout ce qui 1.ui passe par 1.a tête,

Non tout de même pas tout

Car des tas de choses me passent par 1.a tête mais n'entrent pas dans ma cabine2'

:Eh conmentant un jour son poème la "Prose du Transsibérien" Cendrars déclara: "Toute vie n'est qu'mi poème, un mouvement",

26

c'est-à-dire un rythme.

n

ne s'agit pas i.ci d'une "'vraie' vie rebondissant d'instants en instants d'élite" conme 1.e présume M. Dermenghem, cité p1.us haut, mais bien d'une continuité, d'une vision de la vie d'un être dans sa total.ité. Par conséquent, chaque acte, chaque moment, chaque objet participant

à

cette vie ce "poème"

(11)

-7

acquiert une valeur poétique dans le sens le pl.us vivant et le plus mystique car tout remonte à ce pri.ncipe de la vie, "ce silence dont est marqué le vi-sage du mystère"27 le Rythme originel.

La. recherche du Rythme, comme le suggère le titre même: Du monde en-tier au coeur du monde, constitue le thème fondamental des Poésies complètes de Cendrars. Nous étudierons l'importance de ce thème sous cinq aspects qui nous paraissent essentiels.

La. machi.ne

et

le monde moderne occupent une place considérable dans les poèmes cendrariens. :Eh branle la macbi.ne porte elle aussi un rythme; grâce à ce rythme l'acier se "sensib:il.:ise". Nous verrons en déta:il. dans cette prem.i.ère partie comment, selon Cendrars, i l s'établit par 1'intermédiaire du Rythme v:i.tal une conmmnication affective entre 1'homme et le monde des machines. Certes, Cendrars n'est pas 1e premier

à

reb,w.er dans 1a présence mécanique 1a possibilité d'une telle c0mmunication; ainsi l'attitude d'autres poètes envers le monde moderne, en particulier celle d'Apol1i.nai.re, sera également notée.

Plus important encore que 1a machi.ne, 1e voyage joue dans 1a vie de Cendrars comme dans sa poésie un rô1e primordial. Deux "sous-recueils": Documentaires et FenjJ' es de route forment d'ai.l1eurs un récit des voyages que Cendrars a entrepris

à

travers 1es Amériques. Alors que certains esprits qualifieraient ces randonnées

à

travers le monde de "fuite", notre deuxième partie sur 1e Voyage dégagera du mouvement continu chez Cendrars une discipline dont le but est de libérer 1'individu de toute sujétion afin qu'il puisse sui.-vre 1e battement de son Rythme intérieur.

et,

par

là,

atteindre aux sources de 1a vie - 1a profondeur - dans 1e "monde entier".

(12)

car ce sont eux seul.s qui. rendent possible la connaissance du Rythme.

Cendrars admire et chante dans ses vers les nègres, les indiens,

et

même les animaux. Une quatrième partie sur les êtres "primitifs" éclaircira ce qui. peut sembler une contradiction chez Cendrars: grand admirateur de la

modernité

et

de la "super-civilisation", Cendrars néanmoins se rend compte que les êtres primiti~s

et

simples sont restés plus près de la vie "authenti-que". Chez eux le Rythme origine1, intérieur, n'est pas re~01.ùé mais se

mani-.feste librElll.ent sans souci de contraintes moraJ..es, sociaJ..es ou esthétiques.

La. solution que Cendrars se propose, nous le verrons, serait une sorte de monde où la super-civilisation

et

le primitivisme existeraient l'un

à

côté de l'autre.

Enfin un cinquième

et

dernier chapitre sera consacré à la structure rythmique des poésies de Cendrars. Des rapprochements seront établis dans cette partie entre Cendrars et certains peintres "futuristes" et "cubistes", notam-ment Fernand Léger et Robert De1aunay, qui se10n nous, ont contribué grandenotam-ment, par leur esthétique du "contraste", à la forme des poèmes cendranens. D'autres rapport s avec Erl.k Satie, musicien

et

ami de Cendrars, démontreront davantage que Cendrars, par la structure coume par la matière de ses oeuvres, est vérita-blElll.ent un poète du "Rythme".

(13)

9

I

LA MACHINE ET LE MONDE l-iODERNE

Le monde moderne urbain, comme on peut le déduire de ces ruées, de ces pélérinages qui s'effectuent chaque vendredi soir, à chaque "con-gé" vers les plages, les campagnes ou les mont s 5 présente, horm:i.s les ma-yens de subsistance qu'il offre, peu d'intérêt pour la plupart des hommes. Bien au contraire, n'est-il. pas redoutable pour son vacarme assourdissant, son grouil.l.ement vertigineux et son al.l.ure gigantesque qui laissent l'in-dividu perplexe, abruti, n'éprouvant qu'un besoin - fuir? Mais pour celui qui voit les choses en profondeur comme Blaise Cendrars le contraste que semblent présenter vil.l.e et Nature, s'il. existe, est par trop superficiel. Car la vie n'est partout essentiellement que Vie, et manifestation de l'é-lément vital - le Rythme:

Profond aujourd'hui

Tout change de proportion, d'angle, d'aspect. Tout

s'éloigne, tout se rapproche, cumule, manque, rit, s'affirme et s'exaspère. Les produits des cinq parties du monde

figurent dans le même plat, sur la même robe / ••• /

Tout est artificiel et réel. Les yeux. La main / ••• / La fureur sexuelle des usines. La roue qui tourne.

(14)

L'aile qu:i. plane. La voix qu:i. s'en va au long

d'un fil. L'oreille dans un cornet. L'orientation. Le rythme. La vi.e.l

Par l'action du Rythme "tout se sensibilise";2 l'acier s'anime, sent, respire. L'être perçoit des rapports entre ses propres expériences et celles de la machine. Parfoi.s des accents presque humains s'échappent. de cette dernière qu:i. éveillent chez l'individu un sentiment de solidarité, voire de tendresse envers ce monde nouveau et mécanique qui l'entoure. Bref, l'homme vit maintenant "dans la canmtmion anonyme. Avec tout ce qui est racine et cime, et qui pa.1pite, jouit et s'extasi.e. Phénomènes de cet·-te hallucination congéni.ta.1e qu'est la vie danS toucet·-tes ses manifestations et l'activité continue de la conscience. Le moteur tourne en spira.1e. Le rythme parle. 113

Cet aspect "parlant" du rythme machiniste établit ent.re l'homme et le site, le monde urbainJ une communication d'abord auditive. Le monde

mo-derne cherche par ses bruits, son mouvement, à capter l'attention du cita-di.n:

Déjà les trains bondissent, grondent et déf'ilent. Les métropolitains roulent et tonnent sous terre. Les ponts sont secoués par les chemins de fer. La cité tremble. Des cris, du feu et des i"umées, Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées. 4 Les sonnettes acharnées des tramways5

Or, celu:i.-ci, noyé dans ses réflexions, emprisonné dans son "moi", refuse de prêter l'oreille à ce qui se passe autour de lui; de là cette animosité envers un monde qui constamment le dérange. Loin de vouloir tourner le dos au spectacle de la vie moderne, Cendrars, au contraire, garde "les f'enêtres

(15)

l i

de (sa) poési.e

1 .•. 1

grand'ouvert.es sur les boulevards

1 •• • l't,

6

et les brui.ts qui parviennent jusqu'à lui ne l ' a.:rfolent pas. Dans son étude

sur Le poète et la machine, Paul Ginestier note qu'"tm des grands f'ac-teurs de la création poétique d'aujourd'hui est constitué par les con-f1.i.ts et les problèmes d'ajustement qui se développent à cause de la surimpression du rythme métallique sur le psychique. 11

7

Nous avons

ten-té de démontrer dans notre introduction que la révélation du Rythme originel chez Cendrars ne pouvait s'ef'f'ectuer que par un ref'oulem.ent de l'intellect; pour cette raison, on ne trouve point dans les poèmes cendrariens la trace de ces "conf'lits et

1 ••• 1

problèmes d'ajustement" dont parle M. Ginestier. Le désintéressement avec lequel i l accueille la vie, la curiosité qui le pousse à dresser l'oreille pour le seul plai-sir d'entendre permettent à Cendrars de saiplai-sir dans le rythme méta1.lique non pas tme pulsation inquiétante, nocive à l'homme, ma:i.s tantôt un rythme tout à fait dé~ssable:

Et je reconna:is tous les trains au bruit qu'ils f'ont Les trains dt :Ehrope sont à quatre temps tandis que ceux d'Asi.e sont à cinq ou sept temps S D'autres vont en sourdine sont des berceuses

un rythme qui à cert.ains moments choque par sa brusquerie, cert.es, mais dont les conséquences ne vont guère plus loin que celles d'tme "gif'le d'une g&r'e (où s'arrête le train, ou d'un) double crochet à la machoire d'tm tunnel f'uribond"; 9 tantôt une musique agréable à l'ouïe:

Ecoute les violons des limousi.nes et les xylophones des linotypes 10

possédant même parfois une vùeur esthétique:

(16)

rassemblé les éléments épars d'une violente beautél l

Vient le moment où les voix du monde prennent le ton d'un véritable lan-gage qui. s'adresse d:i.rectem.ent

à

l'hoDDD.e. Al.ors la camnunication auditi-ve atteint son point CllJminant:

Toute la ville retentit de jeunes klaxons qui. se saluent De jeunes klaxons qui. nous raniment

De jeunes klaxons qui nous donnent faim

De jeunes klaxons qui nous mènent déjeuner sur la plage de Guarujà12

L' ouie ayant perçu et confirmé la présence inéluctable de la machine dans la vie de l'homme, le Rythme intérieur de ce dernier en pénètre la vie, la profondeur. C'est alors que le monde mécanique se sensibilise.

Contrairement

à

la pensée qui fonctionne analytiquement, le Rythme synthétise; et par une réduction subite du monde entier à l'essentiel ï l

saisit, là où l'intellect ne manquerait pas d'établir force distinctions, une seule pulsation constante,

1 ... 1

cette énorme Chose qui. bouge

La roue La vie La machine L'âme humaine13

Tout dans ce noyau fondamental et dynamique exi..ste en harmonie. La machi-ne et la Nature participent toutes deux au mouvement universel et perpétuel; leur voix, par conséquent, ne sont point d:i.scordantes; elles se ressemblent d'une étrange i"açon. L'ome a su déjà répérer dans les bruits du monde artiliciel "la cataracte d'un pont métallique", l4 "les moteurs (qui) beu-glent comme les taureaux d'or", 1.5 1.e "siphon (qui) éternue";16 un souffle animal se dégage de "l.a respiration profonde des pistons", 1.7 du "halète-ment des machines".1.S Tel qu'on l'entend le bruit du monde mécanique

(17)

n'effraye pas davantage que celui d'une Basse-cour

Le monde moderne19

Je m'endors la fenêtre ouverte sur ce bruit de basse-cour Coume

à

la campagne20

13

D'autres poètes avant Cendrars, notamment l'Américain Walt Whitman et le Belge Ver?aeren, entendant eux &uSS~ l'appel de la machine, se sont tour-nés vers elle et lui ont f'~t place dans leurs oeuvres. Les l~tes de ce

trava~l ne nous permettent pas d'étu~er avec préc~s~on ces deux devanc~ers

de Cendrars. l>ra~s ~l est ut~le ~c~ de di.r~ger notre attentirm vers Apolli-naire car les vers suivants, tirés du poème "Zone", off'rent d'intéressantes analogies avec ceux que nous venons de citer. On dénote une même conception

~ste de la machine chez Apollinaire que chez Cendrars: Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent Bergère

ô

tour Eilf'el le troupeau des ponts bêle ce matin et dans la rue industrielle:

Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi

on notera que les voix du monde moderne sont tout aussi inoff'ensives pour

ApolJ.in~e qu'elles le sont pour Cendrars et ne dérangent pas plus que le cri d'un chien. Pourquoi., d'ailleurs, le rythme métallique serait-il in-compatible avec celui de l'univers sensible? L'uniformité dans le fonction-nement que marque la machine évoque lm sentiment de stabilité qui rassure tout autant que la présence permanente de la Nature. C'est ce que nous mon-tre ce passage d'APjourd'hui: "A la longue. ce bruit terrifiant (des locomo-tives) ne fait pas plus d'eff'et que le bruit d'une f')ntai!1e •. On pe..TlSP. à un

(18)

mathématique. l.fu.sique des sphères. Respirat1.on du monde. ,,21

Possédant tous les deux un même principe d'existence - le Rythme, 1 'homme et la machine se trouvent unis par un lien a:f:fecti:f. La personni-:fication de la machine dans la poésie de Cendrars n'est pas un simple pro-cédé rhétorique, mais traduit une communio~ pro:fonde entre l'homme et le monde machiniste. Cette communion se révèle par un trans:fert de l'expé-rience sensible de l'être humain à la machine, ou vi.ce versa. Ainsi le poète qui, penché par la :fenêtre, frissonne au contact de l'air matinal. transmet par la suite cette sensation tactile au

'/ .•• 1

premier tram. (qui) grelotte dans l'aube glacial.e· 22

Or, un tram silencieux, immobile, n'aurait pas éveillé chez le poète l'im-pression d'une correspondance émotive. C'est avec un objet animé, donc "sensible", que le poète conunun:i.e; un objet dont le rythme se manif'este di.stinctement,

et

par le mouvement,

et

par le bruit des roues sur les rails qui suggère, en e:ffet, un grelottement. Le vers qui suit:

Notre paquebot a l ' air de se fondre minute par minute

et

de couler lentement dans la chaleur épaisse de se gondoler et de couler

à

pic

23

exprime de nouveau une communication non intellectuelle mais a:r:fective, un trans:fert de sensation. Est-ce le poète, immobile, qui se :fond dans la chaleur, ou bien, comme 11 le dit, le paquebot, inmobile lui aussi dans le port, qui coule à pic parce que ses machines- son rythme - se sont arrêtées? C'est peut-être les deux.

On aurai.t tort de croire, cependant, qu'à chaque fois l'homme impose

et

la machine subit. Le Rythme, étant Un en toutes choses, produit un échan-ge réciproque entre les formes qu'il anime. Aussi n'est-il pas surprenant

(19)

" , " .

-15

que l'être humain au contact de la machine et de l'acier en r.essente une influence qui le "mécanise": les homm~s sont des "cheminées d'usine". 24

Hes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des f."emmes

/

...

/

Le ventre un disque qui bouge

La

double coque des seins passe sous le pont des arcs-en-cie1

25

Je ne serais bientôt qu'en ac~er

Sans l'équerre de la lumière2

L'imprégnation de la présence mécanique n'est pas sensible uniquement dans l'homme, ni dans les rapports qu'il peut avoir avec ses semblables; la ma-chine, par l'inter.médiair~ de notre poète, projette son ombre son âme -jusque sur la N'ature, le ciel, l'atmosphère, atteignant même des propor-tions cosmiques:

et

Le train palpite au coeur des horizons plombés

27

/ ••• / les grues gigantesques des éclairs vident les péniches du ciel

à

grand f."racas et déversent des bannes de tonnerre / ••• /28

Dans les dé~hirures du ciel, les locomotives en furie S'enf'uient 2'i

Une solidarité, une attention à la s')uffrance se révèlent et. dans l'attitude de l'homme envers la machine et dans l'attiturie ce celle-ci envers la douleur humaine. Cendrars en silence pèse dans son âme chaque ef'f."ort de la

/ ••• / chaÎne (qui) sans f."in tousse geint travaille3°

conscient que l'existence pour celle-ci n'est en rien moins pénible que pour les hommes; sa symphathie va autant à "la locomotive éventrée,,31 qu'aux "blessés (qui) nagent dans l'eau bouillante".32 Et la machine,

(20)

el1e, face

à

la souffrance humaine prend le deuil, devient el1e auss~

cette mort qu'el1e transporte:

J'ai vu les trains silencieux :Les trains noirs qui revenaient

de l'Erlrêm.e-Ori.ent et qui passaient en :rantÔlneS33

Témoin dans le m.aJ.heur, :La machine sait également partager les ins-tants prlvi1.égiés de ~'hoDlD.e:

Que~ beau soir murmurent Andrée et Frédérique

as~ses sur la terrasse d'un château du moyen âge ~

Et les dix mi1l.e canots moteurs répondent

à

leur extase-'4

Voilà qui nous situe aux ant~podes du romantisne! Ce dernier vers, est-il une touche humoristique de la part de Cendrars? Cela n'est pas impossib~e.

n

nous est dif'f'ici~e de concevoir comment ~a machine, toute sensible qu'elle paraisse à cert~ns moments, puisse comprendre, au pomt d'y prendre part,

l'fI~ase1f! Mais Cendrars, fort à son aise dans le XXe siècle et, nous

~'a-vons vu, se sentant une véritab:Le af'f'~té avec la machine, accepterait tout nature11ement la présence de ce11e-ci

à

n'importe quel moment comme i l accep-te tout ce qui f'ait partie de :La vie, et saurait voir en cetaccep-te présence non pas une intrusion désagréable mais bien un désir de participer

à

~'existence

de l'hoIllI1e. Nous sommes ici loin de :L'inexorabi1ité que se reconnaît l.a machine de Kipl.ing:

l·iais de grâce souvenez-vous de·:La loi qui nous donne vie Nous ne sommes pas construites pour accepter un mensonge Nous ne pouvons

m

aimer,

m

prendre en pitié,

m

avoir

merci, La plus minuscule erreur en nous maniant et vous mourez! ••• 35

Or,

à

l'opposé de Kipl.ing, :Les rapports entre l'homme et :La machine selon Cendrars existent et peuvent atteindre cette intimité grâce aux rythmes dont ils sont tous deux porteurs. En outre, :La machine est ~'enf'ant du

(21)

17

Rythme de l'homme: elle est l'extériosation de ce Rythme, ce qui suppose déjà un lien affectif que même la logique, si elle ne le perçoit pas tou-jours, ne peut nier.

Les machines sont là et leur bel optimisme

Elles sont comme le prolongement de la personnalité populaire, comme la réalisation de ses pensées les plus intimes, de ses tendances les plus obscures, de ses appétits les plus forts; elles sont son sens d'orientation, son per-fectionnement, son équilibre et non pas des réalités extérigures douées d'animisme, des rétiches ou des animaux supérieurs.

3

Cette liaison étroite de la machine avec les rêves, les passions intenses de l'homme, Cendrars nous la suggère ainsi dans un de ses poèmes:

Comme dans tous les pays neu:fs

La joie de vivre et de gagner de l'argent s'exprime par la voix des klaxons et la pétarade des pots d'échappement ouverts37 l{ais en plus d'être le reflet prorond de l'homme et un porte-parole, la machine joue par rapport au Rythme un autre rôle encore.

Parce que l'homme ressent le bes~in d'extérioriser le Rythme qui bat en lui. parce qu'il a tenté depuis toujours de le définir, c'est-à-nire ~e

trouver "l'origine de la chose qui engendre l'êtren ,38 le m'mde moderne -=t la machine, comme le totem auquel on s'identifiait autrefois, témoignent "non seulement (du) génie de l'homme contemporain mais encore (de) tous les rêves de bonheur du genre humain et ses aspirations spirituelles de salvation ruture

1 ••• 1"

,39

et constituent eux aussi toute une mythologie qui ne se distingue de l'ancienne que par les rormes qu'elle revêt; "une mythologie se noue et se dénoue", 40 nous dit Aragon. Ainsi,

Comme les rétiches nègres dans la brousse Les pompes à essence sont nues41

(22)

l'homme de s'élever, de montrer son pouvoir, est celle-là même / ••• / qui à l'époque légendaire du peuple hébreu

Confondis la langue des hommes

o

Babel!42 Tandis que

La voie ferrée est une nouvelle géométrie Syracuse

Archimède

/

...

/

L'histoire antique L'histoire moderne-

43

et lorsque le train ralentit son allure, Cendrars perçoit / ••• / dans le grincement perpétuel des roues Les accents fous et les sanglots

D'une éternelle liturgie

44

L'aspect physique du mon~e moderne change à une vitesse prodigieuse. Il suffit aujourd'hui de quelques jours, parfois de quelques heures seule-ment, pour que l'homme aidé par les machines détruise le passé tangible: et face au présent étranger même les souvenirs s'effondrent et s'évanouissent:

Car rien en moi ne revit plus De mes rêves de mes désespoirs De ce que j'ai fait à dix-huit ans On démolit des pâtés de maisons 5

On

a changé le nom des rues / ••• /4

l{ais la Nat ure est aussi prompte que le monde urbain à changer de visage; rappelons-nous ces vers d'Hugo:

La forêt ici manque et là s'est agrandie.

De tout ce qui .fut nous presque rien n'est vivant; Et, comme un tas de cendre éteinte et refroi~, L'amas des souvenirs se disperse

à

tout vent!

Trop conscient de cette instabilité des choses Cendrars ne s'attarde pas au détail infime qui évolue mais voulant voir en profondeur i l recherche dans

(23)

J.9

J.a partie le lien qui le rattache au Tout permanent mais mobile. Ainsi naît l'intuition de cette "éternelle liturgie" qui se retrouve autant dans l'être humain que dans la machine:

Je porte un visage d'aujourd'hui Et le crâne de mon grand-père C'est pourquoi je ne regrette rien Et j'appelle les démolisseurs Foutez mon en.1'ance par terre Ha .1'amille

et

mes habitudes47

Cendrars est .1'oncièrem.ent optimiste devant le monde moderne et la machine; mail i l n'est nullement aveugle au mal qui règne aussi dans ce monde con-.1'ortable, 1'tlXUeu:x:, émouvant:

/ ••• / je suis attendri, comme jamais je ne l'ai &é, par cette .1'oule anonyme que je vois de mes .1'enêtres s'engouf'f'rer

dans le métro ou sortir du métro

à

heures f'ixes. Vraiment, ce n'est pas une vie / ••• / Quand un garçon comme moi, qui a .1'oi dans la vie moderne, qui

admire toutes ces belles usines, toutes ces machines ingénieuses, se rend compte

et

voit

à

quoi cela aboutit, i l ne peut que condamner car, réellement, cela n'est pas encourageant.

4S

La tâche de Cendrars cependant n'est pas de décrier l'absurdité de la Vie mais de vivre la Vie en pleines contradictions et la connaitre telle qu'elle est, de l'étreindre, réelle et palpitante, et sentir conte lui le Rythme de ce "coeur du monde" qui bat.

(24)

I I

LE VOYAGE

Lequel. d'entre nous n'a pas ressenti,

à

un moment ou un autre, l.e désir de partir, de tout quitter pour trouver du nouveau? Pourtant l.ors-que le rêve d'un voyage se matérial.i.se et qu'arrive l.e jour du départ,

souvent on hésite; l.a peur de ce nouveau, de l.'incertain, nous serre les entrailles. On se cherche a1.ors un dépaysement pl.us à l.a portée de la main, moins intense, troquant l.a réalité pour l.e subterfuge; :fina1.ement,

comme des Esseintes, héros de Huysmans, on se dit: "A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magni:fiquement sur une chaise?"l. Et on continue d'envier l.es grands voyageurs tout en écoutant leurs récits; mais dans le :fond on ne les admire guère, ces "oiseaux de passage"..

Or,

si les choses sont telles, c'est que l'hcmm.e n'a pas été :fait pour vetyager, diront cer-tains:

La mort, l.es rêves d'oubli, voilà l.es résul.tats de l'humiliation in:f1igée à cette terre oui est :raite pour gue l.' on s'attache à elle et non pour qu'on

].a parcoure. Le voyage terrestre semble être entaché d'une sorte d'impureté, voire de

(25)

m.al.édiction: "Adam" et "Eve" f'urent, après leur expulsion de l '''Eden", les premiers voyageurs / ••• / .. Le thème du voyage terrestre est :fondamentalement une mani:festation de l'archétype du "Paradis Perdu". 2

D'autres, moins catégoriques, partageraient peut-être le sentiment de 2l

Madame de Staël pour qui "voyager est un des plus tristes pl~sirs de la v:i.e. C'est la solitude de l'isolement sans repos et sans dignité") Viennent alors ceux qui censurent le voyage continuel, le dé:finissant

comme "une :fuite psychique devant la réalité du Destin" .. 4 Ainsi, a-t-on accusé Blaise Cendrars le globe-trotter d'être "/ ....

1

cet homme qui :fuit toujours, ou se fuit, et qui (par conséquent, sans doute) jamais ne trou-vera vraiment ce COEIJR DU MONDE

1 .... /" .

5

Mais le but que Cendrars assi-gne à l'acte de vqyager est loin d'être aussi simple.

D'une importance primordiale pour l'homme, le voyage constit"ue l'observance du principe de v:i.e qui selon Cendrars est de ne pas s'adap-ter: "Un être vivant ne s'adapte jamais à son milieu ou alors, en s'adap-tant, i l meurt. La lutte pour la v:i.e est la lutte pour la non adaptation. Vivre c'est être di:f:férent.,,6 La malédiction pèserait donc, non pas sur celui qui parcourt la terre, mais sur ceux qui sont contraints de vég~ter

toute leur v:i.e dans un même endroit. i l ne :faut pas voir dans l'attitude de Cendrars envers le voyage, tel que l'ont :fait certains, une révolte contre les nonnes bourgeoises qui préconisent la vie rangée, :familiale, et dont se soucie :fort peu Cendrars quand elles ne lui conviennent pas; on discerne plutôt dans cette attitude une sorte d'ascèse que Cendrars s'impose:

Quand

tu ai mes i l :faut partir Ne lannoie pas en souriant

(26)

Ne te niche pas entre deux ileins Respire marche pars va-t-en

Nécessaire à la "non adaptati.on!t vi.tale, la di.sci.pline du voyage continu, ce qui. peut sembler paradoxal, vi.se aussi. à a.:ff'ranchi.r l'indi.vi.du a.:fin de lui. permettre de vi.vre dans tm certain désintéressement envers les choses, qui. mènerait l'homme à la révélation de "l'authenti.cité de la vie", 8 c'es"t-à-di.re de la vi.e simplement vécue où le Rythme intérieur de l'être se ma-ni.f'es"te librement. Attei.ndre à ce détachement, nécessaire à "la connais-sance du Rythme",

9

c'est à quoi vi.se premièrement le rejet de b)ute sujé-ti.on; ainsi, au moyen du voyage,f'aut-i.l constamment quitter les êtres que l'on aime et qui. nous aiment trop:

Quand tu aimes i l f'aut partir Quitte ta f'emme quitte ton eni'ant Qui.tte ton ami quitte ton amie

Qui.tte ton amante qui.tte ton amantlO

et dont l'attachement ri.sque d'entraver la liberté de l'individu:

J'ai

des amis gui m'entourent comme des garde-f'ous ils ont peur quand je pars que je ne revienne plusl l

pour retrouver à travers le monde enti.er les autres qui ne sont plus, en prof'ondeur ou essenti.ellement, que

Des f'emmes des hommes des hommes des f'emmes12

Outre les amis, les biens matériels souvent rattachent l'indi.vidu à son mi.lieu. Thérèse Desqueyroux, l'héro·ine de l·fauri.ac, n'était-elle pas pri-sonni.ère de sa propri.été, "la Thérèse qui. aimait cnmpter ses pi.ns elle-même, régler ses gemmes"'? Il est donc nécessaire de savrür aban .... ;onner éf:;alOO'.ent les possessinns lorsque le moment le requi.ert.

Apprends à vendre à acheter à revendre Donne prends donne prends14

(27)

conse:ille Cendrars; et quel événement .fournit plus d'occasions de prati-quer cette leçon si ce n'est le voyage qui exige pour bagage strictement l'utile.

Or, par voyage n'entendons pas lm voyage d' at.faires ou organisé, mais, bien le contraire, lm départ inopin.é sans but précis - simple réac-tion instinctive déclenchée par le Rythme intérieur de l'homme qui. cherche à se mani.fester par le mouvement - et dont la destination serait nulle part en particulier, car

Le monde entier est toujours là15

Cendrars n'accepte pas l'idée de ".frontières". Le monde est UN, et s'il se di.f.férencie en ses parties ce n'est que par les couleurs du paysage, le climat, la nature du sol, la nourriture ou les habitants, dont nous ne ci-tons que brièvement des exemples:

Au large du Portugal ].a mer est couverte de barques et de chalutiers de pêche

Ell.e est d 'lm bleu constant et d 'lme transparence pélagique

Il .fait beau et chaud16 ou alors

Quand on .franchit la crête de la Serra et qu'on est sorti des brouillards qui

l'encapuchonnent le pays devient moins inégal

Il .finit par n'être plus qu'un vaste plateau ondulé borné au nord par des montagnes bleues

La. terre est rouge17

Lorsque Cendrars veut désigner lm certain endroit dans ce monde, i l le .fait par les coordonnées sphériques:

35

0

57'

LATITUDE NORD

(28)

Ayant ainsi secoué 1.es liens qui 1. t accablent, Cendrars parcourt le

monde en y découvrant un sens p1.us pro~ond que ne le lui révè1erait jamais une cu1.ture livresque. Partout le voyage présente une vision de la vie vé-cue; i l s'ensuit que la connaissance acquise par le voyageur au cours de ses randonnées à travers 1.e monde est une connaissance co~rmée du réel. Le voyage apparaît a1.ors, non pas une ~te, mais un rapprochement avec 1.a réalité: "On voyage pour connaître, reconnaître les hommes, 1.es choses, 1.es animaux. Pour vivre avec. On s'en approche, on ne s'en é1.oigne pas.,,1.9 De p1.us, 1.e voyage établit un contact d:i.rect avec le monde entier, éveil1.ant entre cel.ui-ci et 1.'homme une communication pro~onde, que ne pourrait pas instaurer un voyage imaginaire de Baude1.aire, par exemple, où i l n'est pas question de rapports avec 1.e réel.; c'était insta11.é co~ortab1.ement dans son ~auteui1. que Baude1.aire pratiquait ses voyages:

Je fermerai partout portières et vo1.ets Pour bâtir dans 1.a nuit mes ~éeriques pa1.ais. Alors je rêverai des horizons bleuâtres,

Des jardins, des jets d'eau p1.eurant dans les a1.bâtres, Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,

Et tout ce que l'Idylle a de plus ~antin.20

Combien de poètes depuis Baudelaire, et même avant, se sont servis de cet expédient - 1.a rêverie - pour ~aire leurs voyages? D'aucuns, cependant, comme déjà Nerval, ne s'en contentaient pas. Rimbaud qui pré~érait vagabon-der s'était mérité, chez Verlaine, 1.e surnom d'''homme aux semelles de vent". Hais davantage encore pour Cendrars 1.& rêverie ou 1.'imagination la plus ~erti1.e,

1.a p1.us cu1.tivée, ne sauraient jamais suppléer

à

la v:ie, ni 1.ui révéler cette

pro~ondeur des choses que Cendrars recherche et qui n'est autre que la réa-lité vue et vécue: "Tout ce que l'on voit est vu dans 1.a pro~ondeur.

(29)

25

On vit dans la prof"ondeur.u21 Et parce que le voyage pennet de ~ la vi.e, au lieu de la connaître superficiellement par les récits et les li-vres tout érudits qu'ils pu:i.ssent être, ainsi que l'attestent ces deux vers:

Je n'écoute plus toutes les belles histoires que l'on me raconte sur l'avenir le passé le présent du Brésil Je vois par la portière du train qui maintenant accélère sa marche22

on "voyage (pare:i.llement) dans la

prof"ondeur~

,,23

Que la culture soit superficielle et .futile devant la v:i.e vécue et dev:i.enne une entrave qui empêche l'homme de vivre selon les exigences de son Rythme v:i.tal, RimbaUd l'avait dit lui aussi:

"Ah,

i l est heureux, l'en-fant abandonné au coin d'une borne, parvenant

à

1 t âge d'homme sans aucune

idée inculquée par des maîtres ou par tme fam:i.1J.e; neuf", net, sans principes, sans notions - puisque tout ce qu'on nous enseigne est farce! - et libre, libre de tout!tt24 i l est vrai que Cendrars ne peut pas toujours se défaire du po~ds de son érudition: ses facultés intellectuelles l'empêChent de re-garder uniquement pour voir; elles lui demandent en pl.us de reconnaître ce qu'il voit:

Et. voici maintenant que je sais le ncm des montagnes qui entourent cette baie merveilleuse

Le Géant couché La Gav~a

Le Bico de Papaga:i.o Le Corcovado

Le Pain de Sucre que les compagnons de Jean de Léry appela:i.ent le Pot de Beurre

Et l.es aigu:i.lles étranges de la chaine des Orgues. 25

le résultat étant que ses poèmes fourm:i.ll.ent de noms savants de plantes, de crustacés aquatiques, mollusques et autres formes de vie marine, d'an:i.-maux trouvés dans tel ou tel pays. Pourtant une fois encore l'acte de

(30)

voyager apporte à l'homme une libération, car ~ace au spectacle changeant de la vie tôt ou tard l'érudition s'épuise; l'homme en ressent un prof"ond soulagement; davantage, la joie d'un contact spontané et de là plus intime avec les choses suscitant un épanchement - l'admiration, tel l'~ant qui découvre seul les merveiJ..J.es de la vie, merveiJ.J.es dont i l jouit pour le pur plaisir qu'elles causent à ses sens:

Ma:i.s mon plus grand bonheur est de ne pas pouvoir mettre de nom sur des tas de plantes toutes plus belles les unes que les autres

Et que je ne connais pas

Et que je vois 1?9ur la première ~ois

Et que j ' admire2b

Cet étonnement agréable causé par le nouveau, que savent éprouver l'~ant

ou l'être primitil se souciant moins de penser que de vivre la vie au gré du Rythme qui bat en toute chose, est encore possible à l'adulte civilisé au moyen du voyage continu.

La synthèse des choses qu'opère le Rythme, relevée déjà dans notre chapitre précédent sur la machine, se retrouve également, et avec plus de précision encore, dans l'analyse du thème du voyage chez Cendrars. Vu dans sa totalité grâce au voyage le monde expose partout la vie sous ses f"ormes essentielles: i l y a les hommes et les f"emmes,

n

y a l ' air i l y a l e vent

Les montagnes l'eau le ciel la terre Les ~ants les animaux

Les plantes et le charbon de terre27

et i l y a en premier lieu les sens de l ' être vivant qui lui permettent de percevoir toutes ces vérités. Ainsi pour Cendrars le monde entier se dé~t

en pro~ondeur comme Rythme ou Vie avec tout ce qui pourvoit

à

l'existence de cette Vie. Certains moyens de transport, cependant, déterminent une telle

(31)

concept~on s.ynthét~que de la vie beaucoup plus rap~dement que ne le fer~t

un voyage autour du monde. La rltesse d'un. tr~, par exemple, ne l~sse

pas toujours au spectacle extérieur le temps de marquer son empre~te sur

l'~tellect ou sur la mémoire. Or, éphémère dans le détail, la présence du monde n'en est pas mo~s percept~ble, et s~ elle se dérobe

à

l'esprit, les sens - la vue - en s~sissent néanmoms l'essent~el: une telle réduc-t~on (qrl touche au "cubisme") du paysage

à

ses éléments essentiels se dé-gage des vers srlvants:

Puis je ne sais plus r~en de tout ce que je vo~s

Des formes

d

Des formes ,,-:Végétat~on

Des pa1m~ers des cactus on ne s~t plus comment appeler

as

ça des manches à balai surmontés d'aigrettes roses

1 ...

/-Parfois, de cette vision dynamique du monde qu'offre la fenêtre d'un tram, les sens ne ret~ennent que le rythme avec lequel les images se succèdent les unes aux autres, rythme qu'ils transmettent alors au "mo~" profond, affectif de l'être huma~, à son propre Rythme ~térieur. Une com.pénétrat~on de ryth-mes, de la vie externe et interne, en réa'Ul.te:

Et l ' Ehrope toute ent~ère aperçue au coupe-vent d'un express

à

toute vapeur

N'est pas plus riche que ma vie lofa pauvre rle29

De toute évidence le mouvement des roues du train a lui aussi joué un rÔle dans cette synthèse "Rythmique".

S'il est nécess~re â l'homme qui recherche le "coeur" des choses, le voyage s'impose avant tout au poète du Rythme.

Platon n'accorde pas droit de c~té au poète. 30

affirme Cendrars, i l ne l~ permet point de s'installer de se :fixer dans un lieu quelconque, d'appartenir à ~ "cité", car le monde entier est sa patrie,

(32)

celle que le poète se doit de parcourir et de connaître en pro~ondeur.

Au poète est donc prescrit le Va-et-vient cont:i.nuel Vagabondage spécial

Tous les hommes, tous les pay~l

En outre, est poète d'abord celui qui vit la vie avant de la chanter.

Tout vers qui ne relève pas d'une expérience vécue ne peut-être appelé "poé-sie"; par contre, le moindre mot tracé lors ou par suite d'un incident réel ~ait vibrer une note "poétique":

La lettre-océan n'a pas été inventée pour ~aire de la poésie Mais quand on voyage quand on conunerce quand on

est à bord quand on envoie des lettres-océan On ~ait de la poésie32

La véritable poésie, par conséquent, se trouve là où se trouve la vie partout, et le voyage, en ar~ranchissant l'homme de toute contrainte, en le laissant vivre pleinement son Rythme au jour le jour, dans n'importe quel coin du monde, en lui découvrant la nouveauté inépuisable de la vie, dispose l'individu à créer sa propre poésie

à

mesure que lui est dévoilée la poésie universelle. Aussi le voyage est-il par excellence un état "poétique".

(33)

29

I I I

LES

sms

Le rôle des sens dans la recherche du Rythme est d'une importance irréfutable. Seuls les sens libèrent l'homme de son intelligence abstraite pour le rapprocher du Rythme concret de la Nature. Car ce Rythme, élément vital, est selon Cendrars un élément "sensuel, irraisonné, absurde, lyri-que / ••• ~,.l

La

connaissance du Rythme ne peut provenir que du c~ntact avec le réel par les Sens qui eux-mêmes "sont la réalité.,,2 Conformément. Cen-drars, poète du Rythme, se livre sa vie ~urant

à

un "libre et volontaire exercice des (cinq) sens."3 Déjà relevé comme étant l'arLorce d'une com-munication affective entre l'homme et le monde machiniste, et l'agent prin-cipal dans la découverte du Rythme universel par le voyage, cet exercice des sens figure partout au premier plan dans les poèmes cend:'ariens.

L'ouie de Cendrars saisit non seulement les bruits et rythmes métalli-ques du monde moderne mais demeure attentive aux voix de l'univers entier.

i l est frappant de constater avec quelle acuité Cendrars perçoit les bruits de la Nature et des animaux. Chaque son est distinct. Les onomatopées

(34)

abondent. On entend

Le glou-glou des petits torrents

Le mugissement lointain des grands troupeaux de boeui's dans les pâturages

Le chant du rossignol

Le sifrlement cristallin des crapauds géants

Le hululement des rapaces nocturnes

Et le cri de l ' oiseau-moqueur dans les cactus

4

Hême les sons les plus faibles sont surpris par Cendrars:

Soupirs de bêtes en rut Rampements

Bruissements d'insectes Oiseaux au nid

Voix chuchotées

5

Non content de citer le bruit Cendrars presque toujours s'applique à en rapporter aussi, et avec précision, la cause directe:

Au bruit strident des branches cassées arrachées succède le bruit plus sourd des gros bananiers renversés d'une poussée lente6

Un pareil souci d'exactitude se traduit par

Les gargouillements de l'eau étranglée dans la tuyauterie du lavabo?

Le rythme des bruits est également enregistré: Haintenant je l'entends patauger pesamment régulièrement

Il froisse les branches sur son passage C'est une musique grandioseS

Pour Cendrars l'absence des bruits est aussi troublante qu'est passionnante leur présence:

Pas un bruit pas une secousse 9

Pas un bruit de machine pas un sifrlet pas une sirènel°

Les éléphants suscitent la curiosité lorsqu'ils s'agitent mais la tension augmente avec ces

(35)

/ ••• / longs silences pendant lesquels on a peine à croire leur présence si rapprochéel l

Combien Cendrars s'applique à écouter, ce vers l'avoue nettement: En dressant l'oreille et en tendant toutes mes

facultés d'attention j'entendS comme le bruissement des feuilles

Ou

peut-être mon c~agrin de quitter le bord demain12

31

Après tant d'effort Cendrars peut effectivement capter et confondre avec les bruits extérieurs le sourd bourdonnement dans ses propres oreilles: la pulsation du sang accélérée par le chagrin de l'arrivée.

Symphonie ou cacophonie, la musique de la Vie surpasse en variété toute imagination.

n

n'est pas surprenant que Cendrars préfère au diaJ.o-gue intérieur celui du Rythme qui, partout, parle à l'homme, et que

s'effor-çant

pour ne laisser échapper aucun propos de ce dialogue universel Cendrars en ai. t "l' otile déchirée" .13

Remarquablement sensible aux sons, Cendrars ne l'est pas moins à la lumière, aux couleurs, aux formes et aux minutieux détails artistiques des choses. Souvent les poèmes que l'on trouve dans Feuilles de route commen-cent par un relevé rudimentaire des couleurs du paysage:

La terre est rouge Le ciel est bleu

La

végétation est d'un vert foncé14 ou encore

Le ciel est noir strié de bandes lépreuses L'eau est noirel5

Puis lorsque l'oeil distingue les détails on découvre toutes les couleurs de l'arc-en-ciel: on voit dans la mer

Les envols des poissons jaunes roses lilas

Et

au pied des algues onduleuses les holothuries azurées et les oursins verts et Vl.olets16

(36)

sur la terre des

Touf~es de violettes blanches, bleues et roses1

7

et dans les airs

Les grands échassiers gris et roses18

Cendrars s'attarde sur les nuances de couleurs: on rencontre le "vert ten-dre,,19 des pelouses, le "vert ~oncé"20 de la végétation, le "vert mordoré,,21 d'une tête d'oiseau; les jaunes se di.f~érencient en jaune "de soufre de gen-tiane d'huile lourde,,22 des papillons ou en "jaune d'or,,23 des fleurs du se-neçon; et que de bleus pour définir la couleur du ciel et de l'océan: '~leu

d' oultremer", 24 '~leu perroquet", 25 '~leu tendre", 26 '~leu cru", 27 '~leu noir"! 28

Les effets de lumière sont aussi variés que les couleurs; Cendrars les décrit minutieusement:

Le soleil est un fumeux quinquet 29

Une lumière éclatante inonde l'atmosphère

Une lumière si colorée

et

si fluide que les objets qu'elle touche

Les rochers roses

Le phare blanc qui les surmonte

Les signaux du sémaphore en semblent liquéfiés3 0

dans le passage qui. suit on trouve encore une prédominance de la lumière: Lourdes feuilles caoutchoutées luisantes

Un vernis de soleil Une chaleur bien astiquée Reluisance3l

Fréquemment les reflets de la lumière évoquent les métaux: on perçoit "des feuillages chromés", 32 ou "métalli.que( s)": 33

Dans le lointain les bouleaux sent comme des colonnes d' argent3L.

(37)

33

Outre les métaux on voit au bord de la page ensolei.llée "des paJ.mi.ers de nacre".36

Les formes, souvent d'~e précision géométrique, qui. se détachent du paysage fascinent Cendrars, tels

les

Le balancement prismatique des méduses suspendues37

1 ... 1

maisons cubiques

Grandes barques avec deux voiles rectan~aires

renversées qui. ressemblent aux jambes immenses d'un pantalon que le vent gonfle

1 ... 1

Grands nuages perpendiculaires renflés color~s comme des poteries

Jaunes et bleues38

Le goût de Cendrars pour les petits détails se décèle dans la description du "beau plumage blanc bordé de noir brun,,39 des cormorans, des champignons "vénéneusement zébrés pointi.llés perlés",40 minutie qui trahit un style "rococo":

Cette architecture (la forêt) penchée ouvragée comme la façade d'une cathédrale avec des niches et des

enjolivures des masses perpendiculaires et des :fÛts frêles 41

Le toucher établit un contact avec le réel plus direct encore que ne le font l'ouïe et la vue. l i provoque une espèce de courant électrique qui parcourt le corps de l'être humain, évei.llant ce dernier

à

l'existence con-crète, celle que l'on vit au gré du Rythme intérieur. Plus essentiel encore, le paroxysme du toucher c'est l'amour, la fusion des Rythmes qui engendre la vie. Dans cette mesure le toucher est un sens "synthétique". 42 Pourtant Cen-drars traite peu de l'amour dans le recueil Du monde entier au coeur du monde: à peine y f'ait-il ici et là r'fes allusi"ns en parlant de

(38)

La

~emme, la danse que Nietzsche a voulu nous apprendre à danser

La ~ermneL.3

Les perceptions tactiles sont traduites dans les poèmes par d'innombrables notations se rapportant à la cha1eur ou la ~raicheur de l'atmosphère: quel-ques exemples ~~sent:

L'atmosphère est chaude sans excès44

ou bien "la cha1eur est accablante", 45 "épaisse",

46

et le "climat amolli sant " ; 47 ici "le vent a beaucoup ~raichi",48 là

D'énormes blocs de glace dans des vases de marbre jaune y maintiennent (dans la pièce) une ~raicheur délicieuse49

L'attention assidue que Cendrars prête aux expériences du corps est évidente dans cette ~~irmation, où i l s'agit du goût comme du toucher:

L'eau est ~ra;ch8 L'eau est sa1ee5

Un exercice plus volontaire encore du toucher se discerne dans l'évocation des "lourdes ~euilles caoutchoutées",51 d'où l'on déduit la pesanteur et la consistance élastique de l'objet, et des chauves-souris aux "ailes de velnurs".52

Eh~in on devine, aux vers suivants, avec quel plaisir Cendrars s'adonne â. cet exercice du toucher:

Je suis nu

J'ai déj à pris mon bain

Je me ~rictionne â. l'eau de Cologne53

Je me lève et tr~pe ma main dans l ' eau ~roide

Ou je me par.fume~4

Ainsi que le suggèrent les deux passages précédents Cendrars a aussi l'odorat ~ort sensible. i l aime les par.fums. i l sait reconnaitre l'odeur des "jasminsn55 et des nmagnolias",56 autant que cette "pénétrante odeur qui

(39)

35

rappelle à l.a :fois l.a tubéreuse et l.e narcisse"

.57

Et ce signal.ement (que nous avons déjà rel.evé dans l.'introduction),

L'air est embaumé

Musc ambre et :fl.eur de citronnier58

évoque

un

autre grand amateur de fragrances - Baudel.aire. Cendrars subit intensément l.'e:f:fet des exhalaisons; des :fl.eurs dont l.'odeur pour certains serait simpl.ement :forte dégagent pour Cendrars "un par:rum étourdissant et / ••• / 1.lne senteur capiteuse et têtue".

59

Mais comme l.e monde des odeurs ne s'arrête pas aux parfUms synthétiques ni aux pl.antes odoriférantes, Cen-drars en fidèJ.e observateur de l.a réal.ité remarque aussi, dans une habita-tion indienne, par exempl.e, l.'

Odeur de poisson pourri

Rel.ents de graisse rance avec a:r:fectation60

et dans l.es rues peupl.ées l.'odeur des êtres humains, "des :femmes qui sentent :fort".6l. :Eh pl.us, chaque chose possédant une odeur particul.ière, l'odorat sensibl.e de Cendrars l.ui permet de se :former une connaissance ol.factive du monde:

Je reconnais tous l.es pays l.es yeux :fermés à l.eur

odeur62

Le goût, dernier des sens, n'est certes pas celui que Cendrars appré-cie l.e moins; au contraire, l.e sens gustati:f joue un rôl.e considérabl.e dans sa vie. Fin gourmet, Cendrars savoure les mets choisis avec soin, l.es pl.ats mariés l.es uns aux autres - brer, l.e repas bien préparé est pour lui toute une expérience poétique. En fait, Part cul.inaire est cel.ui qui rait "chan-ter" l.e.pal.ais: Cendrars n'a-t-il pas rit de S0n oncle:

Tu as inventé nombre de pl.ats doux qui porte ton nom Ton art

(40)

/

...

/

Tes menus

Sont 1a poésie nouvelle

63

La gastronomie illustre pari'aitem.ent l ' a:ri'innation de Cendrars que 'lJ..es sens construisentn •

64

L'importance du goût, chez Cendrars parait dans tous ces menus que Cen-drars incorpore dans ses poèmes:

J'avoue que je mange avec p1aisir ces plats d':aJrope Potage Pompadour

Culotte de boeuf'

à

1~ bruxelloise Perdreau sur canapéM

oU encore,

Nous avons mangé des crevettes grillées Des langues de dorade à 1a mayonnaise Du tatou

(La viande de tatou a le goût de 1a viande de renne chère à Satie)

Des i'ruits du pays mamans bananes

6

9ranges de Bahia

Chacun a bu son i'iasco de chianti 6

Et ce n'est guère en simp1e observateur de la Nature que Cendrars énumère la vo1aille et le poisson qui abondent dans certains endroits; i l avoue d'ailleurs lui-même son intérêt gastronomique:

Canards sauvages pilets sarcelles oies vanneaux outardes Coqs de bruyère grives

Lièvres arctiques perdrix de neiges ptamigans Saumons truites arc-en-ciel anguLUes

Gigantesques brochets et

6écrevisses d'une saveur particulièrement exquise

7

liste qui i'ait monter 1'eau

à

1a bouche! Non content de déguster 1es plats, Cendrars comme son oncle se plaît

à

composer ses propres menus!

,A.i1erons de requin coni'its dans la saumure Jeunes chiens mort-nés préparés au miel

Vin de riz aux vio1ettes Crème au cocon de ver

à

soie

Ver de terre salés et alcoQ1 de Kawa Coni'iture d'algues marines68

(41)

37

Bien sur, i l ne s'agit plus dans ce passage d'un repas réel mais plutôt d'un repas "poétique" où l'on joue avec les nombreuses possibilités que présentent les mots et leur valeur évocatrice.

Le goût, comme les autres sens, permet de vivre la poésie que nous of-fre à chaque instant l'expérience vécue, mais ce sens afin qu'on en jouisse avec intensité exige déjà un certain raffinement. C'est pourquoi

Le goût est le sens le plus atavique le plus réactionnaire le plus national

Analytique

Aux antipodes de l'amour du toucher du touçher de l'amour en pleine évolution et croissance universelleé9

On peut parler d'une "promotion spirituelle des sens"70 chez Cendrars et y voir, effectivement, "l'une des clefs essentielles de son oeuvrel l,71

dans la mesure où les sens constituent le fondement de la véritable connais-sance du Réel et, par là, de l'existence de cet élément vital et universel qu'est le Rythme, et dans la mesure où, tel que nous l'avons déjà cité en partie, "les sens construisent. Voilà l'esprit".72 Mais i l est dangereux de dire, comme le fait Jean Rousselot, que Cendrars "a des sens exceptionnels, des antennes inouies / ••• / enfin, de mystérieuses presciences gui lui permet-tent de découvrir 'les choses oui sont derrière les choses,".73 Cet "au-delà des choses" est précisement ce dont Cendrars se méfie. Les sens permettent à Cendrars de s'ancrer dans la réalité bien ta.Tlgible. La. Nature pour Cendrars n'est pas composée de "forêts de symboles": 74 elle n'est que ce que l'on voit, touche, goûte, sent et respire. Quant au Rythme vital, i l ne se situe pas "derrière la chose"; étant Cause de l'Existence i l loge, par conséquent, dans la chose qu'il anime.

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