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Explication de texte La Prose du Transsibérien (extrait), de Blaise Cendrars (1913)

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Academic year: 2022

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Explication de texte – La Prose du Transsibérien (extrait), de Blaise Cendrars (1913)

Ecrivain suisse et français, Blaise Cendrars (1887-1961), de son vrai nom Frédéric-Louis Sauser, quitte très tôt sa Suisse natale pour voyager. Il traverse la Russie, puis séjourne à New-York avant de s’installer en France.

Paru en 1913, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France représente une véritable révolution poétique. Rares sont les œuvres qui, en moins de 500 vers, permettent d’effectuer d’un bout à l’autre un voyage poétique. Relatant le voyage de Blaise, le narrateur, à bord du train russe, le Transsibérien, Cendrars, alors à Paris (et qui n’a jamais confirmé avoir lui-même fait ce voyage), propose un poème qui, non seulement, se libère du vers régulier mais également de la ponctuation. Cette révolution influence Apollinaire qui décide alors à son tour de supprimer la ponctuation de son recueil Alcools. Le poème de Cendrars se présente sous la forme d’un dépliant long de deux mètres réalisé et peint par Sonia Delaunay. Le poème prend alors des allures de fresque.

A la volonté d’être un poète populaire (il utilise ainsi le mot « prose » à la place de « poème » qu’il trouve trop prétentieux), Blaise Cendrars ajoute la recherche de la modernité. Ainsi, il emploie ici des vers libres, déjà employés par Rimbaud, dans Les Illuminations ou par Apollinaire, dans Alcools (1913). Ce choix d’écriture est résolument moderne. De ce long poème, nous étudierons un extrait, des vers 157 à 192, dans lequel un dialogue s’instaure entre le narrateur Blaise et Jehanne, femme qui apparaît dès le titre « Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France ». Nous verrons ainsi comment Blaise Cendrars transforme son voyage en exploration poétique, avec une grande modernité.

Le vers « Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » agit ici comme un refrain et nous permettra d’organiser notre explication linéaire en trois mouvements : un voyage qui quitte le réel / un paysage mental en pleine métamorphose / une exploration poétique proche du spleen baudelairien.

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2

Je suis en route

J’ai toujours été en route

Je suis en route avec la petite Jehanne de France

Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues Le train retombe sur ses roues

Le train retombe toujours sur toutes ses roues

« Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »

Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours

Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t’a nourrie du Sacré-Cœur contre lequel tu t’es blottie Paris a disparu et son énorme flambée

Il n’y a plus que les cendres continues La pluie qui tombe

La tourbe qui se gonfle La Sibérie qui tourne

Les lourdes nappes de neige qui remontent

Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l’air bleui Le train palpite au cœur des horizons plombés

Et ton chagrin ricane …

« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »

Les inquiétudes Oublie les inquiétudes

Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils télégraphiques auxquels elles pendent

Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent

Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie

S’enfuient Et dans les trous,

Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens de malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés

Ferrailles

Tout est un faux accord

Le « broun-roun-roun » des roues Chocs

Rebondissements

Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd …

Blaise Cendrars, La prose du Transsibérien, vers 157-192, (1913)

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3 Je suis en route

J’ai toujours été en route

Je suis en route avec la petite Jehanne de France Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues

Le train retombe sur ses roues

Le train retombe toujours sur toutes ses roues

Premier mouvement :

L’anaphore du « je » en début de vers entre en écho ici avec le terme « route ». Le poète s’inscrit ici en tant que voyageur au travers de différentes époques (emploi du présent et du passé composé). Le vers « je suis en route » résonne ici comme une définition de lui-même, qui semble plus véridique encore au vers 2, avec l’emploi de l’adverbe « toujours ». Rappelons ici que Blaise Cendrars, né en Suisse, a longtemps voyagé en Russie, puis à New-York, avant de rejoindre Paris. Le voyage est l’une des caractéristiques essentielles de son être.

Le rythme même des vers, (plus ou moins longs, et constitués d’anaphores (je suis / le train), semble épouser le rythme même du train dans lequel le narrateur du poème se trouve. Cette inscription de la machine dans l’écriture même est accentuée par les expressions « fait un saut périlleux », « retombe », qui donne au train un rythme effréné. De plus, l’allitération en « r » et en « t » laisse entendre son bruit même.

Le train semble alors personnifié, à l’origine de l’action (« fait un saut périlleux », « retombe sur toutes ses roues »). Il prend un caractère presque fantastique avec l’expression « toutes ses roues », en épiphore aux vers 4, 5 et 6, ce qui le magnifie. Cet éloge de la machine résonne avec modernité dans le paysage poétique.

De plus, l’emploi du même adverbe « toujours » pour désigner le train au vers 6 (comme au vers 2 pour le poète) rapproche alors le narrateur du train. Ils deviennent un, créent un rythme poétique et tracent tous deux une nouvelle voix (voie) poétique.

Cette analogie entre le poète et le train était déjà amorcée au tout début de ce très long poème qu’est La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France : « Et mes yeux éclairaient des voies anciennes » (vers 11, en dehors de cet extrait).

Le vers 3 fait apparaître pour la première fois le personnage de

« Jehanne de France » dans le long poème, avec l’orthographe présente dans le titre.

Blaise Cendrars inscrit alors son voyage dans différentes temporalités. Jehanne de France peut ici autant évoquer

« Jeanne », le personnage féminin que l’on trouve dans le poème, jeune prostituée, qu’il fréquente alors à Paris et qui accompagne l’écriture du texte. Elle est alors la « petite prostituée » du lapin agile, le cabaret de Montmartre où se rencontre la bohème du début du XXe siècle. Elle évoque également la fille de Louis XI et Charlotte de Savoie, jeune fille humiliée et difforme qui se tourne vers la spiritualité, personnage fantomatique issu du Moyen Age. Mais, elle peut représenter également ici l’allégorie de la France, pays d’adoption de Cendrars. Ce prénom féminin inscrit le poème comme au travers des différentes époques. Tout comme Apollinaire, dans « Zone », Cendrars mêle ici différentes époques.

« Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » Deuxième mouvement :

Cette insertion du dialogue associe deux lieux différents, celui de la création, à Paris, où Blaise Cendrars fréquente Jeanne, à Montmartre, comme celui du personnage féminin dans le texte, qui l’accompagne dans le train. Les deux personnages sont donc entre deux mondes, le monde réel et le monde imaginaire.

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4 Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours

Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t’a nourrie du Sacré-Cœur contre lequel tu t’es blottie

Paris a disparu et son énorme flambée Il n’y a plus que les cendres continues La pluie qui tombe

La tourbe qui se gonfle La Sibérie qui tourne

Les lourdes nappes de neige qui remontent

Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l’air bleui

Le train palpite au cœur des horizons plombés Et ton chagrin ricane …

Jeanne, ici a une orthographe différente et semble donc correspondre à un présent d’énonciation, au temps de l’écriture. La même interrogative sera répétée sept fois dans le poème, comme un refrain et semble relancer le voyage poétique, qui est ici daté dans l’expression « tu roules depuis sept jours ». S’agit-il ici du temps de l’écriture dans lequel Blaise Cendrars est accompagné de Jeanne ?

Le Paris de l’écriture disparaît peu à peu et laisse apparaître la Sibérie.

Au champ lexical de la protection (« nourrie », « tu t’es blottie ») qui caractérise l’univers parisien familier (« Montmartre », « la Butte », « le Sacré-Cœur » succède celui de la destruction (« a disparu », « énorme flambée », « cendres continues », « pluie qui tombe », souligné par l’assonance en « u »). Ne restent plus que Blaise et sa compagne. Rappelons ici que Blaise Cendrars est un pseudonyme choisi par le jeune Frédéric Sauser et qui évoque le phénix, celui qui renaît de ses cendres (Blaise = braises / Cendrars = cendres). Cette présence affirmée du poète résonne dans le vers « Il n’y a plus que les cendres continues ».

Un nouveau paysage apparaît grâce à une suite de propositions subordonnées relatives, qui expriment un renversement du paysage, comme un nouveau décor mis en place (« qui tombe »,

« qui se gonfle », « qui tourne », « qui remontent »). A la pluie parisienne succèdent « les lourdes nappes de neige » et le froid présent dans l’expression « l’air bleui » ou dans le verbe

« grelotte », accentué ici par la paronomase « grelot » /

« grelotte », ainsi que dans l’assonance en « o » présente dans les derniers vers.

Le paysage se personnifie tout comme le train qui « palpite ». Ce dernier verbe évoque tout autant un feu (dont le champ lexical était auparavant développé) qu’un cœur. S’opposent alors deux sentiments contraires, celui du « désir » à celui de la « folie », ou du « chagrin » qui semble ici recouvrir l’ensemble du paysage, comme l’expriment « les horizons plombés » ou le désespoir présent dans « ricane ». Le spleen semble peser sur le paysage traversé par le train et par l’écriture (comme chez Baudelaire,

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », Spleen) mais pourtant le cœur reste présent (deux fois présents dans ce passage) tout autant dans son expression que dans le rythme des vers, appuyé par le refrain des relatives et libéré de la contrainte de la ponctuation que Blaise Cendrars a ici abandonnée.

« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » Les inquiétudes

Oublie les inquiétudes

Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils télégraphiques auxquels elles pendent

Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie S’enfuient

Et dans les trous,

Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens de malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés

Troisième mouvement :

La répétition du terme « inquiétude » va à l’encontre de l’impératif « oublie » et accentue au contraire l’angoisse présente dans cette séquence (terme pour strophe dans ce poème en vers libres), avec des termes comme « lézardées, pendent, grimaçants, étranglent, main sadique, tourmente, déchirures, en furie, chiens de malheur, à nos trousses, démons, déchaînés, faux accord ». Une atmosphère fantastique, noire, pèse sur les deux personnages voyageurs. Les éléments du paysage sont personnifiés (« gesticulent », « étranglent ») et représentent une menace.

Ainsi, le paysage traversé dessine des lignes obliques qui s’opposent à la ligne horizontale du train (« gares lézardées obliques, « fils télégraphiques, les poteaux grimaçants »). Cette

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5 Ferrailles

Tout est un faux accord

Le « broun-roun-roun » des roues Chocs

Rebondissements

Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd…

« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »

force contraire à la voie tracée par le voyage et l’écriture est soulignée ici par l’allitération en « k ».

Le monde s’ouvre alors (« déchirures du ciel », « dans les trous ») sous l’effet de l’hostilité. La comparaison « comme un accordéon qu’une main sadique tourmente » fait apparaître une entité supérieure qui se jouerait du train et qui est accompagnée de son cortège (« chiens de malheurs »,

« démons enchaînés »). Cette vision infernale est mise en exergue par l’absence de ponctuation et le rythme mis en place par la rythmique seule des vers (« s’enfuient » (2) / Et dans les trous (4) / Les roues vertigineuses les bouches les voix (12) ») : gradation inquiétante. On la retrouve également dans les derniers vers de cette séquence qui semble juxtaposer les sensations et illustrer l’affirmation « tout est un faux accord ».

Blaise Cendrars crée alors une onomatopée « broun-broun- roun » et déstructure la syntaxe avec les deux vers suivants (« Chocs / Rebondissements »). Cette liberté dans l’écriture était déjà présente dans le vers « Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique

tourmente » dans lequel Cendrars étirait le vers comme un accordéon, faisant correspondre ainsi le sens et la forme même.

Une nouvelle fois, le spleen baudelairien est très présent avec ce retour au « nous » dans « Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd »).

Cette noirceur est néanmoins contrebalancée par l’autodérision et l’humour, non seulement dans la création lexicale de l’onomatopée mais également dans l’opposition entre l’affirmation baudelairienne et la question lancinante de la femme, totalement détachée de la dramatisation de la mise en scène déployée dans cette séquence.

Ainsi, Blaise Cendrars, dans cet extrait du poème « Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France » déploie une grande modernité dans sa création poétique. Le voyage qui est narré fait correspondre deux réalités, celle de l’écriture (qui réunit Blaise Cendrars et Jeanne à Paris) et celle de l’aventure (le narrateur Blaise, accompagné de Jeanne ou Jehanne, femme multiple). Libéré de la ponctuation, le vers ouvre le paysage poétique comme le train dans un paysage de plus en plus fantastique. Les différentes émotions sont alors traversées, du spleen à l’humour. Peu à peu, le paysage rêvé recouvre la réalité et laisse apparaître la voix originale et créative d’un jeune poète. On comprend dès lors qu’Apollinaire ait été particulièrement séduit par cette écriture si proche de la sienne, en particulier dans « Zone ». Tous deux, par leur métamorphose de Paris, associaient la modernité poétique à l’expression de leur lyrisme personnel.

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