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La recherche de l'unité dans l'oeuvre de Blaise Cendrars

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La recherche de l’unité dans l’œuvre de Blaise Cendrars Du miel

À l’origine de notre questionnement se trouvent les tentatives récurrentes d’appréhension de la « vie » dans certains textes de Blaise Cendrars. Au cours de l’été 1917, il rédige le cinquième et le plus étendu des chapitres de L’Eubage, aux antipodes de l’Unité, dans lequel le narrateur et son équipage harponnent un immense papillon intersidéral. Au terme de la chute dans laquelle l’insecte entraîne l’esquif, il est possible d’aller récupérer le butin :

Les pattes crispées étreignaient l’espace, blanc comme un nénuphar.

En explorant la trompe, je fis couler une goutte de miel.

La vie est efficacement, manifestement, formellement de l’espace et du temps sublimisés, fondus, aromatisés. Du miel.

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Le « papillon hybride de la Crête des Heures » forme à lui seul tout un univers dont les « ailes isochrones » constituent les limites à la fois géographiques et temporelles, pour l’une « le matin » et pour l’autre « le soir

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». De ce microcosme abattu, le poète extrait une forme de vie qui n’en est pas une représentation abstraite, mais une matière concrète perceptible par tous les sens, ceux-là même qui, toujours au chapitre V, en pleine précipitation à travers le ciel « parlent et affirment

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». Notre thèse voudrait s’attacher à suivre dans les métamorphoses de l’écriture de Cendrars cette volonté omniprésente d’extraction d’un miel dont la substance métaphorise l’union du moi et du monde. Notre lecture cherche à faire résonner ce sentiment d’unité affecté par les remous de l’intériorité aux confins du désir et par la variété infinie de la sensibilité. Poète d’une littérature hétérogène en vers, Cendrars est aussi l’auteur d’une prose qui entraîne son lecteur dans le tournoiement des émotions et des sensations que génère toute vie. Cette prose éminemment singulière est une écriture de la profondeur, tendue entre le sentiment de la séparation et de la possession du monde : un art de l’extrême limite du perceptible. « Tout est profondeur

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» certifie d’ailleurs Cendrars dans ce même chapitre de L’Eubage. Déterminer et comprendre les conditions d’émergences de certaines extases dans lesquels s’expérimentent des schémas perceptifs nouveaux, viendrait à établir une configuration de l’imaginaire de l’unité qui habite sa production littéraire. Depuis ses premiers écrits des années 1910 jusque dans les années trente, nous voudrions comprendre la manière dont cet imaginaire s’inscrit dans une interrogation sur la relation entre les sphères du visible et de l’invisible, du réel et de l’irréel, avant le questionnement mystique qui s’ouvre dans le cycle de la quadrilogie des mémoires entre 1946 et 1949.

Parcourir l’ensemble de ces phénomènes qui peuvent relever de ce que Cendrars a pu appeler le foudroiement dans toutes ses pages, relève d’une véritable gageure tant cette poétique constitue un schème structurant de son œuvre. Le déploiement fertile de la critique qui a expliqué les postures adoptées successivement chez lui du rhapsode, du brahmane, de l’alchimiste, du mystique, de l’eubage, du « poète du cosmos

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» entre autres qualificatifs, nous en donne d’ailleurs un bon aperçu. Nous essayerons de nous borner à montrer comment le domaine du perceptible, pris dans ce foudroiement radical, condensé dans une poétique de la synthèse, en ses transports les plus extrêmes et en ses leurres, conduit à provoquer le témoignage éblouissant d’une présence au monde toujours inquiète. Le « chimisme des

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L’Eubage, aux antipodes de l’Unité dans les Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes, t.1, dir. Claude Leroy, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, n°628, 2017, p. 761.

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Ibid. p. 758 pour les quatre citations de la phrase.

3

Ibid. p. 759.

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Ibid.

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Nous reprenons ici le titre de l’essai de Jacqueline Chardourne : Blaise Cendrars, Poète du cosmos, Seghers, coll. l’archipel, Paris, 1973.

Bastien Mouchet

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sensations », le « détraquement des émotions », les « correspondances hallucinatoires

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» comme les évoque Claude Leroy, sont autant d’expériences charnelles de l’univers prises dans l’entrecroisement des désirs et qui s’élaborent dans un processus de création qui repoussent toujours plus loin les limites entre le rêve et le réel. Nous souhaiterions expliciter brièvement ici un aspect de notre démarche de recherche en présentant notre corpus et l’enjeu qu’il représente dans l’appréhension des rêveries d’unité de Cendrars.

Une prose poétique de la profondeur

Le statut générique des textes que nous avons choisi d’analyser, s’il est commenté, semble toujours d’une grande instabilité définitionnelle. L’édition de La Bibliothèque de la Pléiade nomme le premier des trois groupements de textes que nous étudions les « écrits de jeunesse » : ce sont des fragments de journaux intimes et de lettres, un ensemble de textes courts et poétiques, des notes toutes plus ou moins corrélées aux séjours à Saint-Pétersbourg et à New York de Freddy Sauser. Cette production qui survient avant et pendant l’émergence du pseudonyme, se compose de Moganni Nameh, Mon voyage en Amérique, Hic, Haec, Hoc, Séjour à New York, New York in flaslight. Mémoires d’un cinématographe et Le Retour. Le deuxième groupement est constitué par un ensemble de récits hyperesthésiques hybrides que la critique a qualifié en 1986 de textes « Inclassables

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», et dont L’Eubage serait le sommet de l’expression rhétorique. Il s’agit de Profond aujourd’hui, Les Armoires chinoises, L’Eubage, La Fin du monde filmée par l’Ange N.-D., J’ai tué, Éloge de la vie dangereuse, et de L’ABC du cinéma. Nous prendrons également en compte les textes du recueil Aujourd’hui qui ne figurent pas déjà dans cette liste : Le principe de l’utilité, Le roman français, Peintres, Poètes, Publicité = Poésie, Actualités, Nouveautés de Paris. Nous nous arrêterons, dans un troisième temps, sur les textes placés « Sous le signe de François Villon » et qui constituent les textes dits de la « prochronie » : Vol à voile, Le « Sans- nom » et Une nuit dans la forêt. Premières tentatives autobiographiques publiées, dans lesquelles Cendrars commence à proposer une nouvelle relation du sujet à l’univers sensible avant ses mémoires de la deuxième moitié des années 1940.

Chacun de ces textes brefs dessinent, à leur manière et dans leur époque respective, une recherche par le poète d’une nouvelle forme de prose poétique de la profondeur qui puisse rendre compte d’une expérience intense de l’inconnu, de l’innommable. Ils sont tous entrepris sinon publiés entre 1911 et 1935, et offrent différentes stances narratives qui constituent les fragments d’une constellation poétique dont on pourrait retrouver les principes stylistiques dans les œuvres de plus grande envergure comme les romans de l’entre- deux-guerres. Nous nous proposons ainsi de souligner comment la tentative d’expression de la synthèse du monde sensible peut se retrouver dans des textes plus longs comme Aléa, Moravagine ou Dan Yack, et de la sorte de montrer en quoi ce corpus constitue le laboratoire dans lequel Cendrars s’invente romancier de l’exubérance.

Qu’est-ce qui caractérise cette écriture extatique ? Il est possible d’en indiquer un aspect symptomatique en s’appuyant sur la représentation des sens et la notion de profondeur telle que les a conçues Cendrars dans la série des « Modernités » qu’il publie dans la revue de La Rose rouge en 1919. Quand il écrit que « la réalité du monde est avant tout une sensation

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», il renvoie à la perception du sensible d’une nouvelle génération de peintres qui seraient avant tout des sensuels, mais donne aussi une idée de sa propre posture d’écrivain. Dans une autre chronique, il considère qu’ « on ne construit que dans la profondeur. Et c'est la couleur qui est l'équilibre. La couleur est un élément sensuel. Les sens sont la réalité. […] Les sens

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Dans l’atelier de Cendrars, Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », Paris, 2014, p. 193.

7

La Revue des Lettres Modernes, série Blaise Cendrars, n°1 « Les Inclassables (1917–1926) », Minard, 1986.

8

Cendrars, Blaise, Aujourd’hui, Jéroboam et la Sirène, Sous le signe de François Villon, Le Brésil, Trop c’est trop, Denoël, coll.

Tout autour d’aujourd’hui, Paris, 2005, p. 54.

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construisent.

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» Le réel n’est appréhendé que dans une approche hyper-subjective du corps et de l’esprit, et l’affection fameuse que porte Cendrars à la sentence de Schopenhauer selon laquelle « le monde est ma représentation », en donne déjà une idée assez précise. Mais les sources de ce sensualisme seront à chercher plus loin, chez Emanuel Swedenborg, Stanilas Przybyszewski, les symbolistes ou dans « l’Art cérébriste » de Ricciuto Canudo. L’œuvre d’art s’élabore dans un régime sensuel de l’imaginaire poétique qui trouve son expression la plus concrète dans le « chimisme » que célèbre Profond aujourd’hui et dans sa négation d’un prétendu dualisme entre la matière et l’esprit : « Quand je pense, tous mes sens s'allument.

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» Le poète de la main gauche, malgré le tumulte provoqué par la blessure, continuera son exploration de la profondeur sous des formes nouvelles. Cette recherche d’innovations formelles mais aussi celle d’un nouveau rapport au monde sensible est suggéré, encore une fois, dans Profond aujourd’hui. Le poème en prose se termine par la célébration d’un principe d’analogie universelle :

Tu vis. Excentrique. Dans la solitude intégrale. Dans la communion anonyme. Avec tout ce qui est racine et cime, et qui palpite, jouit et s’extasie. Phénomènes de cette hallucination congénitale qu’est la vie dans toutes ses manifestations et l’activité continue de la conscience. Le moteur tourne en spirale. Le rythme parle. Chimisme. Tu es.

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De la « conscience » abstraite au « moteur » perceptible, les frontières entre l’irréel et le réel deviennent poreuses. La communion avec ce qui « jouit et s’extasie » témoigne du besoin de satisfaction de la rencontre entre la nature et l’homme. Comme le considère Claude Leroy,

« […] la blessure a donné à l’amputé la clef des correspondances.

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» C’est cette rêverie de la correspondance, toujours prise entre l’angoisse et la jubilation, qui s’éclaire en dessinant les orientations de la présence au monde du rêveur mutilé. Une rêverie fondamentale puisqu’elle permet de dire la variété du sensible et de l’élever à une dimension mystique. Elle participe également de la mutation de l’instance narrative et infléchit les métamorphoses de la prose poétique de Cendrars. Notre corpus esquisse trois formes de proses qui cherchent à se saisir de cette rêverie de la correspondance et de l’unité : une prose de l’hallucination, une prose de la synthèse et une prose de l’hypnose.

Les métamorphoses de la rêverie

Avant l’amputation de 1915, il était déjà question pour Freddy Sauser de « l’analytique synthèse » et du « lyrisme cosmique

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», qui préfigurent le « chimisme » de Profond aujourd’hui.

À travers le poème en prose Moganni Nameh par exemple, on peut prendre conscience de l’importance de cette écriture de la profondeur qui éclatera au cours de l’année 1917 : « Je descends lentement la spirale du vertige, jusqu’au plus profond de mon être.

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» Freddy se réclame « magicien ès cauchemar

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» dans Mon voyage en Amérique et décrit une multitude de vertiges. De cette extrême nervosité, se construit une prose hallucinatoire où s’expriment les influences symbolistes et fantastiques qui le conduisent à une poursuite quasi obsessionnelle de l’unité et de la pureté, tant sur le plan existentiel que dans le domaine de l’écriture :

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Ibid. p. 60.

10

Profond aujourd’hui, dans les Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes, t.1, dir. Claude Leroy, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, n°628, 2017, p. 339.

11

Ibid. p. 342.

12

Leroy, Claude (préface), Aujourd’hui, Jéroboam et la Sirène, Sous le signe de François Villon, Le Brésil, Trop c’est trop, op. cit., p. XII.

13

Mon voyage en Amérique, dans les Œuvres autobiographiques complètes, t.2, dir. Claude Leroy, Gallimard, 2013, p. 819.

14

Moganni Nameh, dans les Œuvres autobiographiques complètes, t.2, op. cit., p. 780.

15

Mon voyage en Amérique, op. cit., p. 807.

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Il faut purger Spitteler du jeu enfantin des mythologies, Huysmans de l’encombrant bric- à-brac, Remy de Gourmont de son érudition, tous les poètes et tous les livres de la mise en scène, des coulisses, de l’anecdote, éplucher tous les poèmes des rimes, jusqu’au vers rythmiquement élémentaire qui en est le noyau, réduire tous les livres à quelques pages essentielles et nues, etc., pour découvrir ce que j’appelle « le lyrisme cosmique ».

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Le récit offre une porte d’accès aux phénomènes de cette « hallucination congénitale » à laquelle l’extrait de Profond aujourd’hui que nous avons cité faisait référence. Deux passages sont à prendre comme des sommets d’élévation dans le champ de la représentation du sensible dans ce texte : la tempête en plein océan et le rêve nocturne enfiévré qui prend le narrateur une nuit et qui constitue une digression sur le rôle de l’art et sur la sexualité. La narration de ces deux évènements construit l’ethos d’un écrivain qui cherche à dire par le biais de sa violence personnelle, de ses pulsions et de ses références artistiques, un dévoiement du réel qui est une appropriation de ses émotions par l’écriture. En indiquant comment s’organise ce dévoiement, nous essayons d’établir les critères qui permettent de voir en Cendrars un écrivain antiréaliste. Le sommet de cette confusion entre rêve et réalité se retrouve peut-être dans la tentative d’écriture d’un premier roman, Aléa. En étudiant les visions qui assaillent le narrateur, José, quand il observe une icône de la vierge Marie où quand il se prend à composer une symphonie au piano dans ce récit, il est possible de montrer qu’une difficile appréhension du visible se dégage d’une distorsion hallucinée du monde sensible.

Fortement rattachés à l’imaginaire de l’envol et de la chute, à la figure de la spirale et au sème de la modernité, les poèmes en prose ou les manifestes poétiques que représentent les textes « Inclassables », inventent une prose de la synthèse où la sensibilité est exacerbée et où chaque sensation est propice à l’expression d’un rapport au monde euphorique. Choisir de les aborder en prenant en compte les processus de synesthésies, d’hyperesthésies et de contrastes chez Cendrars, permettrait de montrer en quoi l’évocation pêle-mêle des sensations tend à suspendre l’impression de durée et transfigure les manifestations exogènes de l’univers. Par l’intermédiaire de différentes figures de la modernité, le roman palimpseste Moravagine restitue cette interpénétration des sens et des émotions et se fait le réceptacle des révélations issues de ce rapport au monde :

Vie mystérieuse de l’œil. Agrandissement. Milliards d'éphémères, d'infusoires, de bacilles, d'algues, de levures, regards, ferments du cerveau. Silence. Tout devenait monstrueux dans cette solitude aquatique, dans cette profondeur sylvestre, la chaloupe, nos ustensiles, nos gestes, nos mets, ce fleuve sans courant que nous remontions et qui allai s'élargissant, ces arbres barbus, ces taillis élastiques, ces fourres secrets, ces frondaisons séculaires, les lianes, toutes ces herbes sans nom, cette sève débordante, ce soleil prisonnier comme une nymphe et qui tissait, tissait son cocon, cette buée de chaleur que nous remorquions, ces nuages en formation, ces vapeurs molles, cette route ondoyante, cet océan de feuilles, de coton, d'étoupe, de lichens, de mousses, ce grouillement d'étoiles, ce ciel de velours, cette lune qui coulait comme un sirop, nos avirons feutrés, les remous, le silence. Nous étions entourés de fougères arborescentes, de fleurs velues, de parfums charnus, d'humus glauque. Écoulement. Devenir. Compénétration. Tumescence. Boursouflure d'un bourgeon, éclosion d'une feuille, écorce poisseuse, fruit baveux, racine qui suce, graine qui distille. Germination. Champignonnage. Phosphorescence. Pourriture. Vie. Vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie. Mystérieuse présence pour laquelle éclatent à heure fixe les spectacles les plus grandioses de la nature.

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Le désir de synthèse prend ici l’aspect d’un besoin de possession totale de son environnement. L’imaginaire de Cendrars s’étire sans cesse vers la multiplication des rêveries

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Ibid. p. 818-819.

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Moravagine dans les Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes, t.1, op. cit., p. 634 à 635.

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de synthèse et de correspondances pour ne pas s’effondrer sous l’intensité des rencontres entre perceptions antagonistes qu’elles génèrent.

La troisième prose poétique que nous cherchons à circonscrire et celle de l’hypnose.

Elle se distingue du manichéisme action/contemplation, moteur des textes de Cendrars. Le personnage de José dans Aléa par exemple, se perd dans la contemplation, il se laisse déborder par les mirages des sens et confond le réel avec le monde des songes et des fantômes. Mais le « je » qui s’exprime dans les « prochronies », et notamment dans Une nuit dans la forêt, se contemple à travers les choses. Le contexte de l’écriture est tout autre, Cendrars a quarante-deux-ans en 1929, la guerre, la blessure, le Brésil entre autres contingences sont passées par là. Le « je » qui raconte revient toujours sur les sensations qui l’habitent, mais les organise dans la perspective d’un récit de soi. Lentement, le poète va se faire « l’amant du secret des choses », comme Cendrars se décrira plus tard dans L’Homme foudroyé. La rêverie de la correspondance qui naît d’une divagation sur un objet précis, devient une digression sur la résistance du monde. Une rêverie comme celle décrite autour du cinéma dans Une nuit dans la forêt fait de la caméra le lien de cette « communion anonyme »

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entre l’homme et le monde, déjà évoquée dans l’extrait de Profond aujourd’hui :

La grandeur du ciné est tout en surprises, grâce à ses correspondances entre l’irréfléchi, l’inerte, l’indéchiffrable, l’informe, l’informulé (les peintres n’ont encore aucune notion de tout cela) et les aspects les plus connus (les peintres diraient les plus plastiques) de l’existence.

Tout est à une autre échelle, est sur un autre plan. Le regard est un végétal, le cœur est un animal et le visage humain se classe dans la minéralogie.

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La voie est tracée dans ces textes de coulisse pour un Cendrars mythographe inventeur d’une prose de l’hypnose incarnant une écriture dans laquelle il ne s’agit plus de transgresser une hypothétique limite entre rêve et réalité, mais de dessiner le mouvement qui circule de l’un à l’autre et qui permet, par instants, de s’en détacher. Les états de grande sensibilité ne pèsent plus de la même manière sur le sujet, l’interpénétration est continue, le mouvement perpétuel de systole et de diastole que le roman Dan Yack est sensé illustrer est lancé, le monde intérieur peut se construire en miroir avec le monde extérieur. Au « navrement d’amour » de Dan Yack qui sombre dans le désespoir, peut répondre vingt ans plus tard le « ravissement d’amour » de Saint-Joseph de Cupertino dans Le Lotissement du ciel. Les états d’ivresse, d’hypnose, physique ou psychique, permettent de mettre en relation les états perceptifs extrêmes du

« navrement » et du « ravissement » qui sont autant d’explorations du sentiment d’unité.

L’instance narrative énigmatique qui s’exprime par la première personne dans les « écrits de jeunesse » jusqu’aux « prochronies », entretient des relations mouvantes avec l’activité de la contemplation et le domaine de l’onirisme. Dans les textes du voyage en Amérique, le sujet circule dans ses hallucinations comme un rêveur endormi qui pense par symboles dans un univers fantastique. Dans les « prochronies », le sujet glisse dans le pur délaissement et obéit à une triple dissolution du corps, de l’espace et du temps qui se déploie dans l’hypnose et explosera dans Le Lotissement du ciel. Entre les deux, les « Inclassables » fabriquent une série d’épiphanies qui explorent les ressources de l’activité sensorielle à travers la superposition d’instants foudroyants. Nous traçons là un chemin du rêveur endormi au rêveur éveillé.

L’observation des changements des différents rapports au monde sensible dans ces textes nous invite à privilégier, dans la galerie des masques qu’arbore Cendrars, celui du « rêveur en

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Profond aujourd’hui, dans les Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes, op. cit., p.339.

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Une nuit dans la forêt, dans les Œuvres autobiographiques complètes, t.1, dir. Claude Leroy, Gallimard, 2013, p. 130.

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prose

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» dont l’écriture est un hymne au leurre conscient de la rêverie plutôt qu’à l’hallucination impersonnelle du rêve, et un franchissement perpétuel de leurs limites.

Vers une sémiotique du sensible

Comment se dit le sensible dans ce corpus et en quoi est-il constitutif de la recherche de l’invisible et de l’unité par Blaise Cendrars ? Notre méthode consiste à étudier la construction stylistique de nombreux passages à l’intérieur de la prose de la profondeur pour en examiner le caractère suspensif à l’intérieur de la narration afin d’établir une sémiotique de la sensation dans l’œuvre.

Les trois parties de notre travail correspondent à ces trois métamorphoses poétiques, dans lesquelles l’enjeu de l’invention d’une mystique qui ne serait pas religieuse et le défi d’une représentation vertigineuse du monde sensible sont envisagés à travers les formes de la poétique de la rêverie cendrarsienne. La première partie examine l’hyper-sensibilité du sujet aux prises avec ses désirs et sa quête d’identité vers la tentative d’apprivoisement de ses hallucinations personnelles. L’écriture hallucinatoire d’Aléa transfigure l’onirisme du journal de bord et des lettres de l’excursion new-yorkaise pour rompre toute dépendance au sensible.

La deuxième partie envisage le vertige de ces hallucinations comme moyen de connaissance du monde dans l’extrême de ses déploiements. La prose vitaliste dans Moravagine reprend le tournoiement des impressions dans les poèmes en prose hyperesthésiques et les manifestes poétiques d’Aujourd’hui afin de prendre le dessus sur le sensible. Enfin, la troisième partie étudie le mouvement de va et vient entre ces extrêmes et les considère comme autant de moyens de soustraction à l’emprise du réel. Les stases hypnotiques dans Dan Yack suspendent l’angoisse qui se révèle dans les « prochronies » de ne pas pouvoir dire le sensible par la poésie.

Ces trois parties établissent une progression du rapport du poète au réel. S’il se trouve d’abord submergé par celui-ci, il va chercher à se l’approprier pour progressivement réussir à s’en détacher. Le trajet parcouru a comme destination l’appropriation d’un verbe qui permet de se débarrasser des fantômes du rêve et de se réconcilier avec la résistance d’un monde muet. Ces différentes dimensions établissent la typologie des mouvements entre l’être et le monde à l’œuvre dans un corpus de textes hybrides. Une telle organisation contribuerait à rendre concevable la relation que des transports extatiques, expressions de la recherche de l’unité et de la profondeur du monde, entretiennent avec une représentation vertigineuse et extrême du sensible et à définir la place de l’écriture poétique dans la restitution de cette relation.

Nous tentons d’articuler le matériau analytique fourni par la philosophie de la perception du début du vingtième siècle avec de récentes approches de l’analyse de l’écriture mystique, et en utilisant les textes critiques publiés sur le corpus. Par le regard constant porté sur les trois romans Aléa, Moravagine et Dan Yack, et en nous appuyant de manière transversale sur des extraits des mémoires et principalement sur Le Lotissement du ciel, nous tentons de tirer les fils d’une œuvre qui a toujours interrogé les pièges, les merveilles et les mystères de la perception.

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Nous reprenons ici la formule de Gérard de Nerval dans Promenades et Souvenirs : « […] je ne suis qu’un rêveur en

prose. » Expression découverte dans l’essai de Jean-Nicolas Illouz : Nerval, le « rêveur en prose », Presses universitaires de

France, coll. Écrivains, Paris, 1997.

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