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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Vulgarisation scientifique, une médiation apaisée et ouverte

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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LA VULGARISATION SCIENTIFIQUE,

UNE MÉDIATION APAISÉE ET OUVERTE

Philippe RICAUD

LIMSIC, Université de Bourgogne

MOTS-CLÉS : MÉDIATION – LANGUE – UTOPIE

RÉSUMÉ : Existe-t-il un système de représentation idéalement adapté à l’activité scientifique ? De fait, il y a une hiérarchie entre les médiations avec, au sommet, le langage scientifique, et tout en bas, l’activité vulgarisatrice. Cet exposé cherchera à dépasser ce constat en défendant l’idée que le langage scientifique, parce qu’il correspond à un rapport dramatisé à la médiation, a pu être tenté par l’utopie de la langue parfaite. À l’opposé, l’activité vulgarisatrice entretient un rapport apaisé et non exclusif avec d’autres médiations.

ABSTRACT : Is there any representation system ideally matching scientific activity ? Actually, there is a hierarchy between scientific language at the top and, at the bottom level, long despised scientific popularization. This paper will try to overcome this statement of fact, showing that scientific language, because of its dramatized relation with mediation, has sometimes been tempted by the utopia of perfect language. On the contrary, scientific popularization establishes a peaceful and non exclusive relation with other kinds of mediation.

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Les jugements de valeur qui placent haut la langue scientifique et rabaissent la vulgarisation -constituent le point de départ de cet exposé. Les concepts issus de la sociolinguistique, parce qu’ils découlent d’une problématique axée sur les rapports de domination, ne rendent pas compte de ce qui est pertinent dans cette hiérarchie, à savoir les risques de dérives utopiques. Cet exposé propose, à la place, de réexaminer le couple « langue scientifique/vulgarisation » sous le rapport idéologique à la médiation.

1. LES SCIENTIFIQUES FACE AU LANGAGE

Dans sa réflexion sur les rapports entre science et langage, un scientifique doit choisir, même tacitement, entre deux attitudes radicalement opposées. L’une considère que seuls comptent les faits et que les termes sont des conventions arbitraires. Pour ne pas se laisser prendre au piège des mots, l’homme de science fera sienne cette remarque de Roland Barthes : « Le langage scientifique est considéré comme un instrument aussi transparent et aussi neutre que possible ». Par sa fonction, il est entièrement tourné vers le contenu, ce qui le situe aux antipodes du langage littéraire. Mais, si, pour cette première posture, le langage n’est rien en soi, pour l’autre au contraire il est tout, comme le dit ce propos de Condillac : « Une science, c’est une langue bien faite ». Par le permanent travail de création néologique et de remaniement terminologique, qui fait partie intégrante du travail scientifique, le langage s’avère déterminant dans les progrès ou les stagnations des théories et des découvertes.

Ainsi, ne pouvant échapper à la question du langage, le scientifique en viendra parfois à se demander quelle langue serait la plus appropriée aux sciences. Or, cette question n’admet qu’une réponse : aucune langue. D’une part, le langage ordinaire est un tissu d’expressions impropres (un

tremblement de terre), de métaphores bien peu scientifiques (le soleil se lève), d’illogismes (je n’ai pas le temps, mais je le ferai quand même), de formulations ambiguës (je loue une chambre : suis-je

propriétaire ou locataire ?). D’autre part, la grammaire écrase le sens, ce qui en fait un outil d’une imprécision navrante comme on le voit sur l’exemple suivant : si, dans la phrase je regarde la table, on substitue d’autres verbes comme achète, peins, casse ou répare, le sens est altéré – puisque la table n’est pas concernée de la même manière si je la regarde ou si je la casse – sans que la structure syntaxique ne varie. Pour le dire en termes bachelardiens, les langues naturelles s’avèrent toutes des « obstacles épistémologiques ». De sorte que certains ont cru utile de forger une langue enfin adaptée au travail scientifique. Ce qui ne peut se faire que de trois manières : soit par rectification, à partir d’un « terreau linguistique » que l’on perfectionnera ; soit par hybridation des plusieurs

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langues dont on ne retiendra que le meilleur ; soit, enfin, par création ex nihilo pour aboutir à un code indépendant des langues, alliant rigueur, logique et universalité. Or, ces trois voies, un grand esprit comme Leibniz les a empruntées à un moment ou à un autre de sa longue réflexion sur le langage.

2. UN CAS EXEMPLAIRE : LEIBNIZ (1646-1714)

Leibniz est peu reconnu comme linguiste – terme anachronique, mais « amateur de langage » était lourd et dépréciatif. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir labouré le terrain des langues ni spéculé sur la nature du langage. Son œuvre, considérable, n’est que partiellement traduite et comprend, entre autres : De l’art combinatoire (il a à peine 20 ans) – esquisse d’une symbolique universelle à partir d’une décomposition des idées en éléments primitifs –, divers travaux en vue d’élaborer la « caractéristique universelle » (1671) servant de base à un langage universel, le Dialogue sur la

connexion des choses et des mots (1677), un projet de langue universelle intitulé Lingua generalis

(1678) ; un an plus tard, il publie l’Exhortation aux Allemands d’avoir à perfectionner leur langue ; suivent des Considérations inattendues sur l’usage et l’amélioration de la langue allemande (1697), les Nouveaux essais sur l’entendement humain (1703) où il est longuement question de langage, un Bref essai sur l’origine des peuples déduite principalement des indications fournies par

les langues (1710), sans parler de l’abondante correspondance qu’il entretint avec des philologues

(Leibniz rassembla une volumineuse documentation sur diverses langues dont le chinois, qui l’impressionna beaucoup) et avec des philosophes sur des questions de langage. C’est pourquoi Leibniz me semble de plein droit non seulement un philosophe du langage, mais encore un précurseur de la linguistique doublé d’un interlinguiste pour parler, comme on le faisait au XIXe siècle, d’un forgeur de langue idéale.

Le fil rouge dans ce foisonnement d’écrits pourrait être une quête sinueuse mais constante de la langue parfaite, tantôt par des recherches sur la langue des origines, tantôt à travers le perfectionnement du langage ordinaire (l’allemand, sa langue), tantôt par l’étude des rapports entre logique et langage. Mais cette quête se manifeste au grand jour dans le projet d’une langue adaptée au travail intellectuel, qu’il soit scientifique ou philosophique. Certes, Leibniz est homme de son temps. Ses préoccupations linguistiques s’expliquent par un souci, fréquent à son époque, de bon usage langagier, mais il a également subi la fascination de la combinatoire (on reconnaît l’influence de Giordano Bruno) et de la kabbalistique, dont il reprend la vision représentative du langage – deux courants qui vont partiellement modeler sa conception du langage parfait.

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3. PORTRAIT-ROBOT DE LA LANGUE PARFAITE

Leibniz reprend à son compte l’analogie entre l’ordre du monde et l’ordre grammatical, vieille croyance héritée de la kabbale. Selon ce courant mystique, la langue hébraïque est un reflet de la nature spirituelle de l’univers. En laïcisant le postulat, on obtient l’idée que la langue parfaite doit reproduire l’ordre naturel du monde physique. À quelles conditions cela se pourrait-il ? Il faut, d’une part, que les éléments lexicaux représentent adéquatement les choses en exprimant de leur nature profonde. La conceptualisation, par laquelle une forme linguistique est attribuée à une notion et qui est à la base de la création lexicale, tient de l’analyse du monde. Il faut ensuite que les relations syntaxiques s’accordent avec les lois physiques. Par exemple, toute cause précédant l’effet, la proposition causative doit précéder celle exprimant la conséquence, séquence d’ailleurs recommandée par tous les puristes de l’époque pour écrire dans un style clair et logique ; on notera qu’à plusieurs siècles de distance, le premier Wittgenstein reprend la même prescription dans sa « Picture Theory of Language » (cf. Tractatus logico-philosophicus, 2.2 et 4.121). Enfin, la grammaire doit être aussi simple que possible. Le rasoir d’Occam est passé par là. Témoin, le latin simplifié de Leibniz, sorte de latinoïde qui annonce le latino sine flexione du mathématicien Peano. La perfection linguistique doit, en outre, réaliser un parallèle aussi étroit que possible entre les opérations linguistiques et les opérations mentales – nous dirions aujourd’hui, de manière plus savante : logico-cognitives. Leibniz, qui n’a de cesse de répéter que « la langue est un miroir de l’entendement », est convaincu qu’une langue, parce qu’elle est illogique imprécise et ambiguë, provoque des erreurs de raisonnement. Une corrélation entre le langage et la logique, au contraire, garantirait la véridicité d’une proposition.

On le voit : Leibniz se fait, de la langue scientifique, une conception haute, assortie d’exigences impossibles. Pour lui, elle est bien plus qu’un moyen d’expression commode, précis et partagé, un code coulé dans le langage ordinaire et qui serait en mesure, lorsque celui-ci s’avérerait défaillant, d’y suppléer. Ce que Leibniz a en vue, c’est un outil de raisonnement infaillible et un instrument de découverte permettant, telle une lunette astronomique pour l’observation des planètes, d’appréhender le monde.

La contribution la plus novatrice de Leibniz est son lexique scientifique. Comment s’y prend-il ? Il part des noyaux primitifs de la pensée qu’il code algébriquement. Il définit, ensuite, une combinatoire pour exprimer les notions complexes. Il ne lui reste qu’à imaginer un système de transposition pour prononcer plus facilement la notation algébrique. Par exemple le concept d’homme – dont la définition classique est formée de deux noyaux primitifs : « animal » (codé par 2) et « rationnel » (codé par 3) – sera noté 6 (2*3). Il suffit, on le voit, d’une poignée d’opérateurs

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logiques pour exprimer les notions complexes. Il en va de même des propositions : 6/2 voudra dire : tous les hommes (6) sont (/) rationnels (2).

Que reste-t-il du projet leibnizien ? Ce fut, tout d’abord, un échec, comme échouèrent les langues dites a priori. La langue parfaite, alors, se mua en langue dite a posteriori (espéranto, volapük, etc.) avant que seule la question d’une langue internationale ne retienne l’attention, après la Première Guerre mondiale. Pourtant la pensée de Leibniz fut féconde, et sa postérité, des plus prestigieuses si l’on considère que ses idées inspirèrent la naissance (au XVIIIe siècle) des terminologies scientifiques et des grandes classifications (Linné pour l’histoire naturelle, Lavoisier et la chimie moderne) et, plus près de nous, le développement des langages documentaires (jusqu’aux derniers moteurs de recherche : Google, Altavista, Yahoo, etc.). Signalons, pour finir, que l’analogie entre opérations linguistiques et opérations cognitives est un des postulats de l’intelligence artificielle, laquelle établit un parallèle entre le fonctionnement d’un ordinateur et celui du cerveau humain.

4. DES PARADIGMES DE LA MÉDIATION

Si, maintenant, nous essayons de situer le projet leibnizien dans une typologie des paradigmes concernant la médiation, celui auquel il appartiendrait correspond à une attitude dramatisée, repérable par le discrédit qu’elle jette sur les langues naturelles, auxquelles un substitut est recherché. Mais elle s’épuise en vain malgré un déploiement d’efforts souvent considérable. Elle s’oppose point par point à une attitude apaisée, caractéristique de la vulgarisation scientifique. Faisant la différence entre bon fonctionnement et fonctionnement parfait, cette seconde attitude reconnaît toute la valeur des langues naturelles, celles-ci étant comme un instrument (au sens d’instrument de musique) dont on jouerait plus ou moins bien. Pour dépasser les limites que la nature du langage impose, elle s’attache à multiplier les tentatives et à diversifier les systèmes sémiotiques (image, objet, expérience, etc.). La traduction relèverait, à mon avis, du même paradigme. Il est frappant de constater une rupture entre une théorie intransigeante et désespérée, considérant que traduire est impossible (Traduttore, traditore) et, par ailleurs, une pratique de la traduction. Ricœur a fait remarquer qu’on traduit depuis toujours, que nombre de traductions sont constamment réactualisées, que d’autres s’enrichissent de commentaires ou d’un appareil critique, et que ce cumul de moyens permet de donner une bonne idée de l’orignal. Il en va pareillement de la vulgarisation, tâche toujours recommencée, horizon jamais atteint, mais apte à remplir honorablement son rôle de diffusion du savoir scientifique.

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effet remarquable que l’abandon des recherches sur la langue parfaite coïncide avec la naissance de la linguistique moderne et l’apogée de la vulgarisation scientifique. Si bien qu’on peut se demander s’il n’existerait pas un rapport de causalité entre les deux. Quoi qu’il en soit, il semble clair que la médiation parfaite n’existe pas. La vulgarisation scientifique, par les services qu’elle rend, vaut mille fois plus qu’une langue scientifique idéale mais irréalisable. La hiérarchie de valeur dont nous étions partis se trouve, ainsi, inversée.

BIBLIOGRAPHIE

ECO U. (1994). La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne. Paris : Seuil. RICŒUR P. (2004). Sur la traduction. Paris : Bayard.

YAGUELLO M. (1984). Les fous du langage, Des langues imaginaires et de leurs inventeurs. Paris : Seuil.

Références

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