C HAPITRE 3 : L’E THIQUE COMME PRATIQUE SITUEE :
3.2. U N RETOUR A LA PRATIQUE VIA L ’ ETRE : RENOUER AVEC LA DIMENSION ONTOLOGIQUE DE L ' ETHIQUE 34
3.2.4. S YNTHESE : LE TRAVAIL DE L ’ ETHIQUE COMME PRATIQUE SITUEE
« On va au mal par une pente insensible et on ne remonte au bien que par un effort. » Montesquieu, L’Esprit des Lois, V-‐8.
Nous venons de poser l’éthique dans et pas la situation. C’est elle qui fait advenir la subjectivité, et réciproquement cette subjectivité éthique ne se déploie qu’en
situation : « It is not the free subject that simply chooses to whether to behave ethically,
but the practice of ethics that constitute the subject » (Clegg et al. 2007 :115) à la fois au
sein de et contre son contexte. Or, ceci implique que l’éthique est au travail (Ibarra-‐ Colado et al. 2006) par rapport à des pratiques organisationnelles et des discours, plongée dans cette dimension politique : « l’éthique révèle ce que chaque sujet engage pour soutenir sa propre vérité dans un contexte où il est payé pour agir » (Chanlat, 2009 :210-‐211). On peut ainsi réintroduire le sujet dans l’acteur, et mettre ainsi en évidence les ‘pouvoirs de l’éthique (Chanlat, 2009 : 213) : « capacité de réfléchir, capacité d’agir et de transformer, capacité de discuter, capacité de juger et capacité de connaître ses limites. » Ces éléments sont ce qui fondent la possibilité d’une liberté, d’une réflexivité critique essentielle (cf. Arendt), d’une ouverture l’autre, et d’une capacité transformatrice du réel.
Nous avons cherché à situer la place de l’éthique dans l’éthique des affaires, que nous identifié comme un champ disciplinaire dont les préoccupations ne sont certes pas nouvelles (cf. Loison & Pezet, 2006), mais dont le contenu et l’institutionnalisation remonte à peine à quelques décennies. En tant que champ récent, il est d’autant plus fragile qu’il est dépourvu de fondements conceptuels clairement définis et reconnus. Nous avons en effet mis en évidence par quelques exemples à quel point ‘l’éthique des affaires’ comme expression est à la fois courante et incongrue, utilisée et usée de nombreuses manières par différents publics pour différentes fins.
Nous avons aussi souligné que ceci n’est pas sans conséquences du point de vue de sa crédibilité et de sa légitimité aux yeux non seulement des chercheurs, mais aussi et surtout des praticiens, quel que soit le secteur. Les uns comme les autres se résignent à la bienséance d’accepter l’éthique des affaires comme faisant partie indiscutablement et de manière presque imposée du paysage économique, organisationnel et pédagogique, mais en perçoivent souvent mal les frontières d’application, les procédures d’actualisation, et tout simplement l’intérêt réel au delà de la bienséance même. D’où l’obsession pour essayer de la justifier par exemple au moyen de corrélations avec une meilleure performance financière, de mesurer ses impacts et de contrôler son influence. En somme, nous essayons d’en faire un objet de connaissance praticable et d’impact mesurable, tout en devant admettre que d’une part les études sont souvent au mieux faibles, au pire contradictoires dans leurs résultats, et d’autre part en oubliant ou masquant qu’une telle ambition est même contraire à la notion même d’éthique.
Ce chapitre nous a permit de parcourir un certain nombre de sentiers conceptuels à la fois en théorie des organisations, gestion, gestion des risques et éthique
des affaires. On remarque que l’éthique et les considérations morales sont omniprésentes dans les sciences humaines, dans les réflexions sur l’activité d’organiser les actions collectives, d’une manière ou d’une autre, en toile de fond, en arrière plan, et matériellement souvent dans les conclusions que les autres approches tirent à la fin de leurs analyses sociologiques, anthropologiques, gestionnaires et même philosophiques. L’objet de ce travail en termes de conceptualisation est de sortir l’éthique de sa place en queue du train, de la sortir des conclusions des ouvrages, pour la placer au cœur de notre réflexion en sciences de gestion, à l’instar du courant naissant de l’éthique comme pratique, tout en essayant de l’approfondir.
On part donc de l’idée que l’éthique n’est pas un principe abstrait mais une construction située, et qu’elle est encastrée à au moins trois niveaux, interdépendants : 1) elle est incarnée dans les personnes qui l’énactent, et 2) elle est nichée dans un contexte organisationnel contingent et complexe, et 3) elle est encastrée dans le niveau des significations institutionnelles. A la vue de cet encastrement de l’éthique (embeddedness) et son incorporation (embodiment), l’éthique est déployée comme un phénomène processuel continu, traversé de contradictions, tentions et contingences. On abandonne alors complètement une éthique de l’instant isolé d’une décision par exemple. Nous nous inspirons également des approches multiniveaux en théorie des organisations (Klein et al., 1999 ; Hitt et al. 2007) dont la pertinence a souvent été remarqué pour encastrer l’éthique (Clegg et al. 2007 ; PainterMorland, 2008 ; Chanlat, 2009 ; Deslandes 2012 ; de Graaf, 2013), qui radicalisent la question de la contingence pour la prendre comme point de départ de la théorisation.
C’est cet encastrement multiniveaux, cette situation de l’éthique, qui nous permet d’articuler sa phénoménologie avec l’ancrage ontologique, c’est-‐à-‐dire son déploiement au quotidien au plus profond de l’être engagé dans le monde au delà des simples vertus : « Le centre de gravité de l’éthique philosophique d’Aristote est donc la réconciliation du Logos et de l’Ethos, de la subjectivité du vouloir et de la substantialité de l’être. Ce n’est pas dans les concepts universels de courage et de justice, etc. que s’accomplit le savoir moral, mais au contraire, dans l’application concrète qui détermine, à la lumière de ce savoir, ce qui est faisable ici et maintenant. » (Gadamer, 1992 :322). Une fois ce centre clarifié, il est alors possible de justifier de s’intéresser à une éthique comme pratique, car on comprends alors dans quelle mesure elle lui est consubstantielle : « L’éthique ne s’éprouve que ‘dans l’exécution’. L’éthique sans pratique n’existe pas. » (Enriquez, 2007 :38 cité par Chanlat, 2009 :210). Concevoir l’éthique comme pratique n’implique pas uniquement se concentrer sur l’action mais l’articuler aussi avec la dimension ontologique. Les deux s’intègrent dans la dimension
phénoménologique, d’un être et d’une action vécues. On revient alors à l’éthique à partir de l’intériorité, de sa fondation ontologique (subjective et relationnelle) et pour laquelle les choses ne sont pas simplement en train d‘apparaître’ (conception Husserlienne) mais de se manifester en moi dans mon corps (suivant Merleau-‐Ponty) et dans l’immanence passive de la vie comme le locus de mon expérience (Henry, 2003).
C’est la condition pour un engagement actif dans cette vie (le vécu), en m’assumant comme sujet affectif, c’est-‐à-‐dire qui se sent vivant. Dans cette optique, le travail est ancré dans les êtres vivants comme praxis, pouvant nier la vie (aliénation, instrumentalisation, que Michel Henry appelle la barbarie) ou la porter (actes de résistance). Plus centrée sur la vie comme principe dynamique, cette affectivité du sujet ce qui rend l’éthique non seulement possible, mais tangible, vécue, immanente. Elle permet de voir comment la subjectivité est articulée avec des rôles (Gély, 2007), comment ceux-‐ci sont joués, ‘performés’ dans les situations de travail et comment cette articulation peut propulser ou entraver le déploiement d’une éthique (Puyou & Faÿ, 2013). La situation, la subjectivité et l’éthique sont alors articulés au sein même de la vie (cf. Painter-‐Morland, 2013) qui puise dans la tradition continentale de Nietzsche, Spinoza mais aussi de la phénoménologie (cf. Faÿ & Riot, 2007) pour nous ramener à ce niveau ontologique qui nous permet ensuite de mieux repenser la question de l’agence morale, de l’identité et de l’organisation (Painter-‐Morland, 2013) à partir de cette approche politique. Souvent analysée à travers l’œuvre de Foucualt (d’ailleurs, « what is
ethics if not the practice of freedom ? » (Foucault, 1997 :284 cité in Clegg et al.
2007 :112) « ethical subjectivity relates to how people at work constitue themselves as
subjects in relation to ethics and the practices they adopt in forming a sense of an ethical self » (McMurray et al. 2010 :543-‐544). Et c’est le rôle du manager que de gérer cette
tension entre éthique et politique, ce qui nous permet ainsi d’approfondir notre conception de la responsabilité proprement managériale (Deslandes, 2012), car « to act
with this kind of wisdom is simultaneously to be responsive to others, true to oneself and decisive in the absence of certainty » (Painter-‐Morland, 2008 :4). Ainsi, en revenant à
Ricoeur (2004), pour qui la morale est le noyau dur, nous identifions l’éthique antérieure (enracinée dans la vie et le désir, éthique fondamentale) et l’éthique postérieure aux normes (visant à s’insérer dans des situations concrètes, appliquées) : « la morale, dans son déploiement des normes privées, juridiques, politiques, constitue la
structure de transition qui guide le transfert de l’éthique fondamentale en direction des éthiques appliquées qui lui donnent visibilité et lisibilité sur le plan de la praxis » (Ricoeur,
La suite de notre travail, comme le chapitre suivant permettra d’introduire dans les détails, n’est pas uniquement sur une banque, ni même sur une équipe chargée de la conformité, mais bien sur des situations, où l’éthique est mise à l’épreuve, éprouvée, et énactée. La situation dans sa dimension contextuelle, bien que très cadrée par des procédures, échappe à l’organisation totale : il y a des zones grises où les lois ne suffisent plus, où les comportements des acteurs ne sont pas prévisibles, où la quotidienneté recèle des secrets plus significatifs que ce que l’on pourrait croire. Le contexte est en partie donné par l’organisation – en tant que son design organisationnel favorise la construction de situations spécifiques par les acteurs en fonction de leur compréhension des enjeux – mais aussi et surtout vécue par les individus qui lui donnent une existence.
Pour tenter de comprendre le travail sur les situations de gestion en le prolongeant avec la perspective sartrienne et badiousienne, rappelons que le but de l’enquête est de chercher à transformer la situation ‘indéterminée’ en une situation ‘problématique’, la constituer en tant que problème, ce qui est la première étape cognitive dans la possible ‘résolution’ du problème, c‘est-‐à-‐dire dans le sens qu’on lui donne. Ainsi, nous concluons sur la nécessité de concevoir cette éthique comme pratique située en tant que travail, en tant qu’effort déployé quotidiennement pour être soi, œuvrer, pour reprendre une expression de Ricoeur, « une visée de la vie bonne, avec et pour les autrui dans des institutions justes » (1990 :202), c’est-‐à-‐dire un triple souci de soi, des autres et de l’institution (Chanlat, 2011a :770-‐775), qui seront les trois niveaux auxquels nous proposons au lecteur de nous suivre.