C HAPITRE 3 : L’E THIQUE COMME PRATIQUE SITUEE :
3.1. C ONDITIONS POUR ETUDIER L ’ ETHIQUE EN SITUATION 3.1.1 L’ ECHEC DE L ’ ETHIQUE DES AFFAIRES A DEPASSER
3.1.1.2. Repartir des perspectives critiques contre l’éthique des affaires pour penser l’éthique dans les affaires
Face au récent constat dramatique de Jackall, il existe bon nombre de travaux qui se posent dans une perspective critique et sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour faire face à cette ‘éthique des affaires’ comme double banalisation du bien et du mal, subsumés dans un ‘accepté ordinaire’. Dans les deux cas, que ce soit dans les discours creux d’une éthique de vitrine ou dans une normalisation de la déviance, nous pouvons identifier un trait commun, auquel on tâchera ensuite de s’opposer. En effet, cela revient à avoir une vision du Bien et du Mal comme des contenus, c’est-‐à-‐dire comme éléments spécifiques (telle chose/comportement relève du bien, et tel autre du mal) qu’il conviendrait ensuite de connaître en théorie et d’appliquer en pratique selon une vision de morale : ce que l’on doit faire ou ne pas faire. Cette vision de l’éthique comme morale et confondue avec elle devient alors moralisante au sens négatif du terme et prescriptive vis-‐à-‐vis de ces contenus, tout en encourageant une série de pratiques de contournement.
De plus, cette vision s’impose d’une manière presque anachronique, comme s’il s’agissait d’une mode actuelle, ignorant de fait les dynamiques et les transformations que les entreprises mêmes ont contribué à forger, à anticiper, et à co-‐construire dans le passé, sous d’autres appellations (Loison, 2009, Chanlat, 2009). Ceci porte atteinte à la fois à la morale – réduite à une série de contenus totalisants et opprimants, alors que les contenus moraux peuvent aussi avoir une potentialité positive – et à l’éthique, ainsi ‘tuée’ par la négation de son dynamisme intrinsèque. C’est par exemple le cas avec tout le débat autour des codes d’éthique : doivent-‐ils être inspirants ou contraignants ? Dans le premier cas on ne nie pas l’agence individuelle et morale mais on reste dans un flou difficile à cerner ; dans le deuxième on essaye de cadrer les comportements en fonction des ‘best practices’ admises avec un rôle presque disciplinaire (e.g. Farrell, Cobbin & Farrell, 2002). Nous allons à présent développer les derniers éléments que nous retenons comme fondamentaux pour construire notre cadre théorique.
Refuser de considérer l’éthique in abstracto implique de se confronter à une série de données du monde dans lequel évoluent les organisations aujourd’hui. Aborder la dimension phénoménale de l’éthique implique de se détacher d’une approche normative aujourd’hui dominante. Badiou (1993) cherche à reprendre le « beau mot ‘d’éthique’ » à tous les courants qui l’ont privé de son sens, à commencer par la domination du modèle politico-‐économique du capitalisme occidental (Saussois, 2006 ; Bauman, 2009 ; Stiglitz, 2010), qui sous-‐entend sa propre supériorité morale, et justifie
ainsi une série d’ingérences politiques, économiques et morales (e.g. guerres au nom de la liberté pour imposer la démocratie capitaliste, seul régime politique acceptable et accepté par l’ordre mondial, car même la démocratie socialiste n’est pas tolérée – les pays d’Amérique Latine en sont des tristes exemples). Sa proposition éthique commence par une opposition virulente au primat de la morale sur la politique et de ses manifestations actuelles qui conduisent selon lui au nihilisme : une prétendue ‘nature humaine’ et les ‘droits’ qui lui seraient associés, une idéologie humanitaire, un moralisme ambiant, et la victimisation de l’homme qui en résulte. Dans un monde Kantien (une certaine interprétation de Kant bien entendu, ‘la doctrine moyenne’ des théoriciens du droit naturel), nous sommes dans une éthique du jugement non pas critique (au sens noble développé par Kant) mais classificatoire, qui nous permet de commenter et donner des opinions et des jugements sur l’ensemble de ce qui se passe, avec des commissions nationales d’éthique dédiées. L’éthique est devenue largement synonyme des droits de l’homme et en général du vivant, conçus comme naturels et universels, ainsi que des manières de les faire respecter en tant qu’impératifs, et « que sinon, on est fondés à les y contraindre (droit d’ingérence humanitaire, droit d’ingérence du droit) » (1993 :23).
Cette ‘éthique’ est donc fondée tout d’abord comme capacité a priori à identifier le Mal « (consensus sur ce qui est barbare) et comme principe ultime du jugement politique : est bien ce qui intervient visiblement ‘contre’ le Mal. […Ainsi,] le Mal est ce à partir de quoi se dispose le Bien, et non l’inverse » (1993 :24). Ce dernier point est fondamental, car il suppose une éthique fondée en négatif, qui par la même occasion subordonne l’existence même du sujet à l’identification universelle du Mal : pour Badiou, cette ‘éthique’ définit le sujet a priori comme victime potentielle, alors que ce qui nous fait sujet est justement « ce qui ne coïncide pas avec l’identité de victime, […] à être autre chose qu’un être-‐pour-‐la-‐mort » (1993 :27). Les dérives d’une telle ‘éthique’ sont terrifiantes et d’une grande violence : vouloir faire le ‘bien’ de l’autre, y compris malgré lui, l’y contraindre, le conformer. En tant que telle, ceci est une négation de la subjectivité, et donc de l’éthique. Arendt en avait analysé le mécanisme, en identifiant plusieurs manières pour mettre et maintenir en place un mal ainsi réifié. Tout d’abord, la classification et la mise en place de catégories qui segmentent ce qui auparavant était unifié (on retrouve ici l’étymologie du diabolique, ce qui divise) : la classification nazie était ce qui a permit non pas seulement de diviser et contrôler le peuple juif, mais aussi d’inciter les exceptions, et les traitement de faveur, qui confirmaient la règle classificatoire. Ensuite, et en rapport avec cet élément de classification, un nouveau vocabulaire mis en place pour nommer différemment les choses, les rendant ainsi
‘acceptables’ car les actes n’étaient plus jugés de la même manière. « Ce qui était moralement interdit hier devient autorisé ou toléré sous une nouvelle appellation » (Dumez, 2006b :27), devenue par la même occasion la nouvelle habitude, le nouveau cliché qui brouille les limites morales.
On propose ainsi de prendre de la distance avec les théories de l’éthique qui sont normatives et déontologiques, pour revenir à la centralité du sujet, et non de la norme (ou du contenu du bien et du mal) ni même de confondre sujet (de l’ordre de l’ontologie) et identité (dimension sociale, rôles). En effet, comme nous le verrons, il y a parfois dans la banalité du mal ordinaire un moment de suspension Socratique et d’époché Husserlienne (Faÿ & Riot, 2007) qui empêche de continuer dans l’inertie de cet ordinaire qui apparemment ne scandalise pas tout le monde. Cette suspension est le moment de l’éthique, c’est-‐à-‐dire de retour à une pensée de soi avec soi-‐même, où la question que l’on se pose n’est pas de savoir si telle action est bonne ou mauvaise (jugement de valeur normatif), ou si on doit le faire (impératif déontologique a priori et automatique, qu’il suffirait d’appliquer), mais si on peut le faire – entendu non pas uniquement sous l’angle de la possibilité, mais du faisable en conscience. C’est cette suspension qui est la condition de résistance à l’organisation de l’irresponsabilité, car elle nous invite à ne pas ou ne plus accepter son caractère ordinaire et normalisant : « Moralement parlant, les seules personnes fiables dans les moments cruciaux sont celles qui disent ‘je ne peux pas’. (…) Ils ont donc choisi de mourir quand on les a forcé à y participer. Pour le dire crûment, ils ont refusé le meurtre, non pas tant parce qu’ils tenaient fermement au commandement ‘tu ne tueras point’ mais que parce qu’ils ne voulaient pas vivre avec un meurtrier – à savoir eux-‐mêmes. » (Arendt, Responsabilité et Jugement, 107, 74-‐75, in Dumez, 2006b :28).
Cette posture représentera un effort supplémentaire de conceptualisation, pour surmonter les difficultés de transposition du niveau individuel au niveau collectif, qui peut malheureusement être maladroit, afin d’arriver, comme nous le souhaitons à une véritable intégration des différents niveaux d’analyse. Pour construire une approche différente, nous devons nous appuyer sur les approches critiques de cette conception de l’éthique des affaires. Par ‘approches critiques’ nous nous référons à un corpus vaste et hétérogène, pluriel, issu de plusieurs influences, parfois divergentes mais souvent aussi complémentaires. Leur point commun est de récuser une approche qui soit naïve d’une part et réifiante d’autre part. Le tableau ci-‐dessous en propose une récapitulation – avec les limites de toute typologie, sachant qu’elle n’est pas exhaustive, que les frontières entre les colonnes peuvent être perméables, et peuvent parfois avoir recours à des auteurs ou concepts ou objectifs que nous avons rangés dans une colonne comme étant
fondamentaux dans cette dite colonne selon notre interprétation, et que les différents auteurs dans chacune des colonnes ne sont pas forcément concordants entre eux. Figure 14: Tableau sur les apports des perspectives critiques à l'éthique des affaires
Perspective anthropologique Perspective politique Perspective postmoderne
Ob je ct if s & q u es ti on
s • Remettre l’homme au centre
• Considération de la dimension affective (souffrance, joie, plaisir, dignité, satisfaction, justice), corporelle
(souffrance, épuisement, vécu de l’urgence) et symbolique • Comprendre les interactions
avec les systèmes, interfaces, outils, langages
• Analyser les enjeux de pouvoir de l’éthique
• Proposer des bases pour une meilleure gouvernance mondiale
• Repenser le rôle des acteurs organisationnels dans une société mondialisée • Comprendre la construction
sociale et politique des phénomènes
• Comprendre la complexité, fluidité, imbrication du monde et de ses processus • Proposer un refondement
de l’éthique loin de l’idée qu’une expertise ou une morale universelle existe ni même est désirable • Encourage le raisonement
critique dans un processus d’émancipation de l’éthique S’ op p os e à • Déshumanisation • Extériorité, objectivation, instrumentalisation de l’homme • Vision technocratique • L’instrumentalisation • La domination
• Une approche déterministe cause/effets
• Universalisme utopique • Déontologisme, essences • Vision rationnelle de
l’homme et de son monde • Clivage objectif/subjectif • Subordination de l’éthique
Conc ept s cl és
• L’homme comme être de pensée et de parole • Corps percevant et vivant • L’autre, autrui, rencontre • Responsabilité/responsivité • Langage, expression, communication, relation, parole • Phronesis, Vertu • Travail, pratique • Risques psycho-‐sociaux • Justice, juridisation • Démocratie • Communication • Gouvernance • ‘Policies’ • Parties prenantes • Transnationalisme • Régulation • Risques • Mondialisation • Performativité • Liquide, Complexe • Liberté • Situation • Action, pratique • Ethique fondée ontologiquement • Le sujet • Engagement
• Zones d’ombre, questions non posées ailleurs et pourquoi Com pl ém ent s • Phénoménologie • Psychosociologie
• Anthropologie sociale et des organisations
• Ethique des vertus • Ethique managériale • Ethnologie
• Théories institutionnelles • Approches sociologiques du
risque (Beck…), des normes (Douglas…), de l’économie (SSF…), du droit (Edelman…) • Economie de la mondialisation • Critical management studies • Ethique communicationnelle, discours • Symbolique, sémiotique, linguistique • Critical management studies • Ethique postmoderne • Structuralisme • Discours, pouvoir • Ethiques appliquée • Significations négociées So u rc es • Aristote • Lacan
• Giddens, Garfinkel, Goffman • Husserl, Merleau-‐Ponty, Henry • Lévinas, Ricoeur • Mary Douglas • Rawls • Habermas • Gadamer • Beck • Polanyi • Power • Weber • Bateson • Morin • Bauman • Badiou • Sartre • Bourdieu • Chomsky • Arendt Exe m p le s Chanlat, 2011a, 2011b ; Dejours, 1993, 2011 ; Aubert 2003, 2011 ; Aubert & Gaulejac 2007 ; Gaulejac 2005 ; Faÿ 2004, 2005, 2008 ; Bevan & Corvellec, 2007 ; Bevan et al. 2011 ; Werhane, 1998
Scherer & Palazzo, 2007, 2008, 2011 ; Palazzo & Scherer, 2006 ; Djelic & Sahlin-‐Andersson, 2006 ; Djelic, 2011 ; Brunsson & Jacobsson, 2000 ; Bayart, 2004 ; Laroche, 2003 ; Büthe & Mattli, 2011 ; Hood et al. 2001 ; Vogel, 1996 ; Parker & Lehmann Nielsen 2011
de Graaf, 2013 ; Nielsen, 2004, ; Chanlat, 2009 ; Painter Morland, 2008, 2011 ; Deslandes, 2011b ; Gaulejac, 2005 ; Baïada-‐ Hirèche et al. 2011 ; Babeau 2008, Babeau et Chanlat 2011 ; Jackall 2010 ; McMurray et al2010
Il nous revient d’en faire l’intégration de la manière la plus cohérente possible. Nous avons déjà eu l’occasion d’approfondir certains de ces apports (en particulier certains de la perspective politique dans le chapitre 2) et nous développerons les autres dans la suite de ce travail sous la forme de propositions pour véritablement proposer une étude de l’éthique en situation.