1.1.1.2 et des applications tout autant diverses et confuses
1.2. R ETOUR SUR LES ENJEUX CONCRETS DE L ' ETHIQUE EN SITUATION
1.2.2.2. La 'normophrènie' et autres enjeux d'une société sécuritaire
Dans cette lignée, nous visons à considérer le risque non comme un donné de la société moderne, mais comme un élément, certes structurant, mais aussi construit par
une société complexe, par ses peurs et ses fantasmes, nous rapprochant ainsi davantage d’une conception postmoderne de la société actuelle. Quelques années avant la parution du célèbre ouvrage La Société du Risque par U. Beck (1992), un chercheur français, Patrick Lagadec parlait déjà de « civilisation du risque » (1981) et consacra l’essentiel de son travail à l’étude de diverses crises et risques (technologiques et sociaux principalement). D’après lui, plus que vivre dans une « société du risque » au sens de terrorisée par le risque, on vivrait plutôt dans une société ‘addicte’ au risque. En effet, on assiste à l’émergence continuelle de « nouveaux risques » (Godard et al., 2002) qui accentuent et justifient en retour l’obsession de l’assurance et autres moyens préventifs et protectifs. Ainsi, l’omniprésence du risque est devenu un facteur qui nourrit et qui entretien une dynamique sociale construite sur le risque, comme élément structurant de notre société en tant que ceci définit notre relation au risque.
Notre société refuse le sinistre, et donc les risques, se construit contre, prend des assurances tout risques, cherche à recouvrir le moindre risque, mais désormais dans une logique de dépendance. On retrouve alors les pendants d’une société du contrôle et de l’audit (Power, 1997), une société qui adopte une certaine attitude face au risque par des comportements, acteurs, procédures visant la prévention et sécurité, et au management des risques (Power, 2004) partout et pour tout. Tels Prométhée (qui non par hasard nous trouvons en effigie du Rockefeller Center à New York), qui vole le feu aux dieux pour le donner aux hommes afin qu’ils aient un contrôle technique sur la nature et le monde pour les dominer, les hommes cherchent à contrôler, mesurer, cartographier et prédire les contingences qui traversent leur quotidien. Nous retrouvons ici la dimension épistémique identifiée plus haut par rapport à l’éthique : connaître (le bien et le mal, comme un tout) c’est contrôler, c’est posséder cette faculté divine du contrôle. Plus que vivre dans une société du risque, il nous semble alors plus juste de dire que nous vivons dans une société sécuritaire, où les enjeux de contrôle, de sécurité, d’audit et de prévention du risque sont érigés en piliers structurants de notre organisation sociale.
Le risque n’étant plus conçu comme un élément exogène, accidentel, aléatoire (hazard paradigm), mais bien comme le produit, la construction de nos sociétés (cf. Tsoukas, 2005b), il devient alors l’objet de définitions, de méthodes de gestion, d’analyse et de contrôle. Ce que nous venons d’évoquer se matérialise donc entre autres par une explosion normative sans précédent, que nous pensons légitimement pouvoir dénommer comme une ‘normophrénie’, tant son caractère omniprésent semble parfois relever de la quasi obsession. Le revers d’une société sécuritaire est souvent une société du contrôle (Power, 1997, 2004), et qui dit contrôle dit normes et processus
d’évaluation de tout, au sein d’un système de gouvernance qui soit gérer une telle complexité (Boholm et al. 2012).
Les travaux de Beck sur le risque n’insistent pas sur cet aspect qui pourtant semble essentiel, et que d’autres recherches en sociologie en particulier n’ont cessé de documenter. On voit alors surgir l’importance des standards qui visent à faciliter le contrôle par l’uniformisation des procédures et des résultats espérés (Brunsson & Jacobsson, 2000). L’évacuation du risque et de l’incertain par un contrôle hégémonique semble presque en contradiction avec le constat d’une explosion des risques ; une contradiction qui pourtant coexiste avec cet opposé ou ce pendant. Ainsi, dans The
McDonaldization of Society, Ritzer (2010) montre que cette standardisation ou
taylorisation jadis réservée au secteur industriel tend à infiltrer non seulement le secteur de l’alimentation, mais plus largement la société, ses mécanismes, jusqu’à devenir un paradigme culturel puissant. Un des exemples les plus criants est bien entendu la création et l’institutionnalisation des normes promues par l’International Organization for Standardization, connues comme les normes ISO.
Nous pensons que pour le sujet qui nous occupe, la ‘normophrénie’, ou l’obsession et la prolifération de normes, chartes, codes etc., est un phénomène particulièrement intéressant à étudier. Désormais, le pluralisme normatif est une donnée de l’organisation et de l’organizing. A force de vouloir recouvrir chacun des points aveugles du droit qui représentent chacun un risque potentiel, nous en sommes arrivés à une complexification massive du droit des affaires, du travail, de la concurrence... et de tous les aspects qui traversent à un moment ou à un autre les organisations, également sur d’autres plans que celui strictement juridique. A ce sujet, soulignons d’emblée la forte proximité avec la question des risques abordée précédemment. En effet, le risque appelle la régulation et le contrôle. Ces derniers se traduisent par des normes, ces pseudo-‐impératifs catégoriques qui régissent l’action hic
et nunc, pour se prémunir dans le futur des projections et craintes qu’inspire le risque.
Cependant, dans la norme il n’y a pas que du certain, tout comme dans le risque il n’y a pas que de l’incertain. Il y a du certain dans le risque (probabilisable, mesurable, dont l’impact est chiffrable) et de l’incertain dans la norme (sur sa légitimité sociale par exemple). Ainsi, la norme et la normophrénie ne sont pas l’opposé complémentaire du risque, mais en quelque sorte un miroir, qui donne une autre représentation de l’objet du risque à son tour. Nous ne croyons plus en l’esprit mais en la lettre des lois, et cherchons à recouvrir la moindre zone grise dans une visée de contrôle total. C’est ainsi que la notion de contrôle et de gouvernement s’érige en véritable idéologie managériale de notre temps (Pesqueux, 2000). En effet, dans les normes ISO, on constate une
évolution récente entre la définition d’une approche ingénieur du risque à une proprement organisationnelle en 2009, dans la norme 31000 : « le risque est l’effet de l’incertitude sur les objectifs » (c’est nous qui soulignons).
Les codes éthiques occupent une place particulière dans ce scénario, et constituent un objet complexe en tant que tels, que nous n’évoquerons ici que marginalement pour nous focaliser ensuite sur la dimension d’avantage normative de la conformité et de sa mise en pratique. Les codes éthiques écrits et qui explicitent les valeurs et les normes de conduite nous viennent encore une fois des Etats-‐Unis, et ont mis du temps à s’implanter en France, où il n’était pas dans la culture organisationnelle que de mettre ce genre d’éléments par écrit de manière formalisée (Jobard, 1992). On a souvent dénoncé par ailleurs leur instrumentation en tant qu’outil d’image, de ce fait hypocrite d’un point de vue moral, à l’efficacité réelle contestée. Ces codes entendent délimiter un cadre idéal de conduite, au delà des cadres juridiques strictes, et en évoquant ainsi des valeurs ou des principes tels que l’intégrité, le respect de l’autre etc. N’ayant pas de pouvoir contraignant au sens de la loi, ces codes sont néanmoins sensés non seulement orienter mais délimiter ce qui est acceptable ou non comme comportement, parfois justement pour combler des vides juridiques. Ces codes deviennent des instruments de l’image du groupe, parfois même rédigés et promus par un dirigeant célèbre. On cherche l’adhésion du personnel à cette charte, et on demande souvent de la signer lors d’une embauche, car elle figure de plus en plus en annexe du contrat de travail (Laroche, 1989). On retrouve ce genre d’initiatives également au niveau des associations ou regroupements d’entreprises: par exemple la Fédération Européenne des Banques Ethiques et Alternatives (FEBEA) qui engage les organismes bancaires adhérents à souscrire à un ensemble de règles et principes, par dessus des supposées « règles du marché ».