C HAPITRE 3 : L’E THIQUE COMME PRATIQUE SITUEE :
3.1. C ONDITIONS POUR ETUDIER L ’ ETHIQUE EN SITUATION 3.1.1 L’ ECHEC DE L ’ ETHIQUE DES AFFAIRES A DEPASSER
3.1.1.1. De la banalité du bien et du mal à « l’organisation de l’irresponsabilité »
En 2009, Jackall a fait une intervention31 à l’Ecole Polytechnique sur invitation
d’Hervé Dumez, pour discuter des théories de son livre plus de 20 ans après à la lumière de l’actualité de la crise. Il commence par dire que le leitmotif contemporain est celui d’une « organized irresponsibility » (2010 :221). Beaucoup de choses ont changé depuis 1988 – date originelle de parution de son livre, mais une chose est pour lui certaine : la mise en place d’une ‘économie casino’ qui ne produit pas de valeur pour l’économie réelle, même si elle est extrêmement profitable : « financial markets [have] become
irrevocably ‘institutionalized’, the battleground of rich, powerful organizations
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Chronologiquement, ce chapitre est le dernier à avoir été finalisé, malgré toutes ses imperfections restantes. Il nous semblait important de préciser que même si certains élément théoriques étaient présents depuis le début, ce n’est qu’en fin de parcours qu’ils ont trouvé leur cristallisation ordonnée que nous proposons ici au lecteur. Ce chapitre tient alors pour nous aussi une place presque de conclusion, de maillon essentiel qui nous permet de reboucler sur une pensée de l’éthique suite à notre étude de terrain et à notre démarche inductive.
developping ever more esoteric instruments made possible through the new electronic technology to gain a competitive advantage » (2010 :223). On peut ici établir un
rapprochement avec d’autres constats similaires, remarquent l’emprise des instruments, une complexification des processus, une distanciation entre les sujets et leur action/produit, et les questions que cela pose (Callon et al. 2001 ; Faÿ et al. 2010). Jackall dresse un portrait bref mais poignant des moral-‐rules-‐in-‐use dans la finance mondialisée et étasunienne en particulier (2010 : 236-‐237) :
« Investment bankers bet other people’s money in a high-‐stakes intramural competition for ever-‐upward-‐spiraling, short term returns, and the crucial peer recognition that those returns confer in an intensly self-‐enclosed, self-‐referential world, one that is oblivious to outside points of view and frames of reference. At the same time, they hedge their bets to eliminate or temper risks to themselves. They pay themselves king’s ransoms even when their firms are tanking and their shareholders loosing money. When their world crashes, they demand that taxpayers rescue their firms because they are too big to fail. They also demand bonuses because, they argue, their expertise is vital to repair the ravaged financial system. All the while they insist that the real culprit is not their own recklessness but mark-‐to–market accounting rules that force them to disclose publicly the worthlessness of assets they hold »
A l’origine de tels comportements se trouvent selon lui les mêmes mécanismes qu’il avait identifié dans Moral Mazes: expériences de travail partagées/socialisation, la recherche de s’attirer les faveurs des supérieurs, montrer qu’on a compris et qu’on sait maintenir ‘l’ordre des choses’. C’est cette entente sur de telles règles morales d’usage qui maintient l’ensemble du système en place, et par la même les individus qui arrivent à y survivre : « Only those men and women who allow peers and superiors to feel morally
comfortable in the ambiguous muddles in the world of affairs have a chance to survive and flourish in big organizations » (2010 :237). De telles conditions font que, selon Jackall,
l’irresponsabilité ou la déviance ne sont pas ‘gérées’ -‐ comme l’ensemble des codes éthiques, normes déontologiques, procès aux Prud’Hommes, chartes de Développement Durable veulent nous faire croire – mais sont au contraire délibérément organisées et maintenues en place par une série de mécanismes sociaux autant subtiles qu’efficaces. En effet, « bureaucratic hierarchies generally encourage superior’s usurpation of credit
for the work of subordinates. At the same time, few bureaucracies have formal tracking systems to allot blame for mistakes » (2010 : 238). Ainsi, ceux qui sont mobiles vers le
haut auront probablement la chance de s’en sortir en faisant reposer leurs fautes sur d’autres. D’où l’éthos d’une irresponsabilité organisée. Au lieu de regarder plus loin, les gens « look around », regardent autour d’eux pour voir ‘comment ça se passe’, ‘comment ça marche’, et finissent par réifier les sacrosaintes lois du marché, du PnL, du plus fort et de la bottom line, et à les considérer comme ‘l’ordre naturel des choses’. Ils intègrent alors les règles morales d’usage dans un tel monde, qui équivalent à chercher le succès
et éviter l’échec personnel, selon l’aphorisme de « screw up and move up » (2010 : 240), en profitant autant des chances offertes par la situation (cf. Deslandes, 2011b).
Ceci rejoint le sens profond que donne H. Arendt à son expression de banalité du mal (1963). Loin de crier au scandale et renforcer la panique à grands coups de médiatisation et de régulation supplémentaire comme c’est souvent le cas, notamment avec les éthiques normatives, il y a une autre manière de considérer l’éthique dans les affaires. Or, souvent le contrepieds de cette médiatisation est un affichage envahissant des ‘éthiques’, bonnes pratiques, ‘chartes de conduite’ qui banalisent dans l’autre sens. L’effet est alors doublement pervers : on ne prends au sérieux ni les intentions propositives en faveur d’un bien, ni les transgressions quotidiennes qui ne sont pas considérées comme des « ‘big deals’ éthiques » (Dumez, 2006b :31). Ce qui est poignant dans son analyse politique du système totalitaire nazi est justement l’attention portée à l’ordinaire, plutôt qu’au monstrueux, à ce qui est à la limite de l’invisible tellement c’est quotidien, plutôt qu’à ce qui est montré et démonisé : « ‘la morale s’est effondrée pour devenir un simple ensemble de mœurs – d’us et coutumes, de conventions modifiables à volonté – non pas avec des criminels, mais avec les gens ordinaires qui, tant que des normes morales étaient admises socialement, n’ont jamais rêvé de douter ce qu’on leur avait appris à croire’ (Responsabilité et jugement :84). Certes le contexte qu’elle étudie est extrême, mais la situation ne l’est pas » (Dumez, 2006b :24). Ainsi, pour Arendt, comme pour Sartre ou Badiou dont nous approfondirons la pensée ci-‐après, le mal n’a pas d’existence en soi, que l’on pourrait ainsi identifier et choisir comme une des alternatives possibles. Ceux qui font le mal ne le font pas volontairement au sens fort du terme, ne l’ont souvent pas choisi car on est dans le règne de l’impersonnel, du cliché, et de cette absence à soi-‐même qui est presque décevante là où on s’attendant à une incarnation du maléfique : « La triste vérité est que le mal est, la plupart du temps, le fait de gens qui n’ont jamais pu se décider à être bons ou méchants, à accomplir ou non le mal » (Arendt, 1981 :236). On entre progressivement dans le mal qui ne pose de ce fait pas de crise de confiance immédiate, car on s’habitue à la ‘température’, au fur et à mesure des petites déviations quotidiennes et même organisées (Babeau & Chanlat, 2008), sous la pression de l’urgence qui rythme nos vies et nos activités. Ceci ne veut pas dire qu’il faille dissoudre la personne dans le système qui le contrôle et dont il peut être le reflet, au contraire. Il faut chercher les conditions qui mènent à la banalité ordinaire du bien et du mal, à l’organisation d’une irresponsabilité et d’une déresponsabilisation, c’est-‐à-‐dire à cette perte de soi comme sujet capable de faire cette suspension de présence à soi-‐même, de présence engagée à sa situation.