C HAPITRE 2 ‐ A RGENT S ALE ET M AINS S ALES : DE
2.2. L'A RGENT S ALE : ENTRE SOUILLURE ET ILLEGALITE
2.2.1. A RGENT , BANQUES ET SOCIETE
2.2.1.1. Un rapport entre intimité et conflit
La crise financière initiée par les subprimes aux Etats-‐Unis eut un épicentre localisé dans un système bancaire globalisé, et donc une portée systémique et globale. Mais si les banques sont la scène du crime et l’éthique en sensé être le grand absent, reste à découvrir la place de l’argent : mobile ? Coupable ? Victime ? Ce mot, qui trône seul sur la couverture d’un des romans les plus célèbres de Zola, L’Argent, (1891), est l’objet de convoitise et de méfiance, désiré et méprisé, thésaurisé et dépensé, idolâtré et stigmatisé... voilà un point d’entrée particulièrement intéressant pour aborder le lien, tout autant complexe, entre éthique et banque (Zelizer, 1979). En effet, si les banques sont un objet de recherche moralement problématique, c’est parce qu’elles constituent le support principal des flux de richesse dans notre économie globalisée. A ce titre, elles font l’objet d’une véritable fascination médiatique et cinématographique (Godechot, 2011c) qui nous présente une finance personnifiée sous les traits de Gordon Geeko par
exemple, une mise en scène des relations avec les acteurs institutionnels tels que les régulateurs, les moral-‐rules-‐in-‐use et le cynisme. La finance demeure néanmoins ésotérique pour le spectateur, trop caricaturée, trop loin de notre réalité quotidienne.
Pourtant à le considérer, rien ne nous semble plus familier que l’argent, qui circule quotidiennement entre nos mains et nos sociétés depuis des siècles, avec les têtes des dieux ou des gouverneurs imprimées sur une face. C’est dire à quel point il est le miroir et le support du pouvoir, qu’il soit politique, religieux ou les deux. Nous avons des traces d’activité bancaire qui remontent à l’Antiquité, avec le développement des activités économiques et des échanges commerciaux. Il est intéressant, cependant de considérer l’évolution du rapport des sociétés à l’argent en général et aux activités de type bancaire en particulier, afin de mieux comprendre la conjecture actuelle. Si en l’an 3000 avant J.C., en Mésopotamie c’est le Temple qui faisait office de banque, et le prêtre, de banquier d’abord pour le souverain, puis pour les marchands, cela en dit long sur le poids des institutions à caractère religieux sur le monopole de la « valeur », quelle soit spirituelle (« In God we trust » trouvons nous toujours sur le billet d’un dollar), économique ou liée au pouvoir politique, visible dans les portraits des figures du pouvoir qui demeurent jusqu’à aujourd’hui imprimés sur les pièces et billets. Pour Max Weber (1964), l’éthique protestante c’est une éthique du profit, en tant que le patrimoine et sa préservation servent à rendre grâce à Dieu. La religion (comme l’argent) constitue un signe d’appartenance à une communauté (Durkheim, 1912), un rempart contre la désagrégation de la société (Bergson, 1932), ou encore ce pourquoi on paie le prix de l’aliénation (Marx, 1982). Donc si l’argent est un nouveau dieu, il pose, tout comme la religion, la dialectique individu/collectif en tâchant de maintenir le pouvoir en place en faisant croire aux opprimés en un futur meilleur. Parler de l’argent revient à « parler d’une nation, d’une institution, d’une foi » (Moscovici, 1988:315, citant Mauss). D’après Enriquez (1983, 1999), l’argent et l’Etat on remplacé dieu et le roi, en exerçant la même fonction rassurante « face à l’incertitude de la vie moderne » (Gaillard, 2004 :83). En effet, les “temples modernes” que sont les bourses si on en croit Zola (2009), fournissent une protection pour les éléments de valeur. Ainsi, les marchés financiers sont devenus les « nouveaux dieux qui commentent et modifient le cours de la vie des hommes en délivrant du haut de l’olympe leurs verdicts quotidiens » (Godechot, 2001 : 13). C’est la fonction de traduction exercée par ces intermédiaires – entre les dieux et les hommes, entre les hommes eux-‐mêmes -‐ qui finalement justifie que les échanges monétaires y furent associés, en tant que pièce maîtresse des rapports sociaux. En effet, le nom « banque » nous vient des changeurs de monnaie qui, à l’époque où chaque cité grecque puis chaque ville médiévale frappait sa propre
monnaie, installaient leur comptoir de change de devises sur un banc (banco) au milieu du centre de la vie sociale: la place publique. Voilà que cette profession occupait déjà une position géographiquement et économiquement stratégique sur le devant de la scène publique.
Présent partout, visible nulle part, l’argent reste cependant un « ‘point aveugle’ de la recherche », « un impensable méthodologique radical » et « un tabou » (Bouilloud, 2004 :5), dans la mesure où il incite des sentiments contradictoires, qui sont à présent projetées sur le système bancaire dans son ensemble, dans une confusion de réel et d’imaginaire, de fantasmes et de représentations, à la fois au niveau individuel et collectif. Les banques gèrent l’argent mais en général tout ce qui peut avoir de la valeur marchande : y compris nos peurs ou notre confiance dans le système se monnaient dans le tourbillon de plus en plus sophistiqué de la finance. De quel droit la valeur des choses dépend-‐elle de l’humeur changeante des marchés ? Comment les banques ont-‐elles obtenu ce pouvoir par leur rôle d’intermédiaires financiers, que ce soit au niveau de la banque de détail ou des hautes sphères de la finance de marché ? Or, cette relation, même implicite au pouvoir, est un peu en contradiction avec l’origine du mot société (au sens d’entreprise). En effet, societas en latin se réfère certes à une relation, mais une relation de type expressément amicale avec les autres : socius c’est l’ami, le partenaire de jeu, le camarade. Ceci peut expliquer le mépris qui a longtemps perduré à l’égard des activités monétaires, jugées comme a-‐sociales dans le sens où au lieu de créer de la société, elles n’en régissaient que les échanges de type commercial, voire mercenaire.
C’est justement pour éviter les dérives que l’on verra apparaître dès la Renaissance des organismes centralisateurs de ces activités, mis sous tutelle des Etats et non plus des villes ou des souverains, qui mettent en circulation et contrôlent la toute nouvelle monnaie-‐papier. Ainsi, en France, naîtra en 1800 La Banque de France, sous commande de Napoléon Bonaparte. Bien que jouissant encore d’une image de métier ‘pas très propre’, il devient de plus en plus central avec l’intensification des échanges liée à la Révolution industrielle et le développement de la monnaie fiduciaire, puis scripturale: c’est le début du système bancaire moderne et donc fiduciaire, reposant entièrement sur la cohésion et la confiance dans le groupe social. Dès lors, le socius n’est plus simplement le partenaire de jeu, mais est surtout le partenaire commercial, le
business partner, l’associé avec lequel on va créer des sociétés anonymes non plus dans
une relation à caractère amical, mais économique. La société, au sens d’un ensemble d’interrelations sociales, souvent synonyme de peuple d’un pays (les habitants d’un pays), ou encore de société civile serait l’ensemble des citoyens (dimension d’appartenance territoriale) n’appartenant ni à la sphère gouvernementale ni a la
sphère commerciale, devient marginale ou du moins en forte concurrence avec les Sociétés, qui poussent comme des champignons... La scène sociale est donc aujourd’hui partagée entre des personnes physiques, et des personnes morales dont le statut pose aussi d’innombrables questions. Nous retrouvons ici, sous une autre forme, la distinction que faisait déjà le sociologue Ferdinand Tönnies en 1887 dans son ouvrage
Gemeinschaft und Gesellschaft (communauté et société, 2011). La communauté serait
l’association au sens premier de societas, un ensemble d’individus partageant un cadre culturel et normatif qui forment de ce fait une communauté, caractérisée par une confiance mutuelle, un lien émotionnel et une homogénéité. La société en revanche, est composée d’individus ne s’identifiant pas à des objectifs communs au groupe, mais commerciaux, au point que nous retrouvons ce mot dans les noms de plusieurs : la Société Marseillaise de Crédit et la Société Générale.
« Money is sticky stuff » (Green, 1989), et de même la banque, en tant que gestionnaire des valeurs, est bel et bien un révélateur de cette colle sociale, du lien qui caractérise nos sociétés contemporaines. Les banques, plus encore depuis l’âge d’or de la finance des années 1990-‐2000 et de ses golden boys, formatent nos catégories mentales. Plus que jamais « Un idiot pauvre est un idiot, un idiot riche est un riche » (Laffitte 1920, cité par Bouilloud, 1999a), et des travaux sur la sociologie de la finance et du système bancaire commencent à prendre de l’importance dans le paysage de la recherche. D’une part, l’évolution du système bancaire et ses innovations (carte bancaire, chèques, virements sur Internet...) ont profondément transformé les rapports à l’argent, désormais dématérialisé, et par la création de ‘nouvelles monnaies’ (Zelizer, 1989). De nombreux travaux ont analysé et retracé les révolutions culturelles et sociales qu’ont impliqué le passage à la gestion bancaire des avoirs des personnes morales simples, creusant un fossé cognitif pour des pans entiers de la population qui n’ont bénéficié que de très peu d’accompagnement et de formation pour s’adapter à ce changement (Gaulejac, 2004 ; Salmona, 2004)24, un peu semblable à l’écart qui existe
aujourd’hui entre le citoyen moyen et les spécialistes qui manient le jargon financier. La banque a donc souvent été un milieu opaque, qui semble s’imposer de l’extérieur et qui vient contraindre nos habitudes économiques et nos représentations de l’argent et de la valeur.
On est loin de l’équivalent universel qui peut être débité ou crédité sur un compte en banque de la même manière en fonction des origines, des usages et des
24 A notre arrivée en France depuis le Mexique, l’un des premiers paradoxes auxquels nous avons été
confrontés était l’obligation de faire un cheque de caution pour pouvoir louer une chambre d’étudiant, mais pour ouvrir un compte en banque il fallait avoir une attestation de domicile... défi culturel intéressant pour une immigrée non familière avec ce système socio-‐bancaire.
moments (Salmona 1971, Althabe, 1982, Zelizer, 1989, 1997). L’argent et les comportements vis-‐à-‐vis de lui et des usages sont donc porteurs mais aussi révélateurs de valeurs affectives voire imaginaires qui tissent les liens sociaux (Bourdieu, Boltanski & Chamboredon, 1963 ; Salmona 2004) et révèlent les significations qui lui sont données par les différents individus (Zelizer, 1989, 1997 ; Mitchell & Mickel, 1999 ; Carruthers, 2005). La place prépondérante des banques dans nos sociétés actuelles témoigne d’un rapport particulier, voire de ce que nous proposons d’appeler un système socio-‐bancaire spécifique (Keister, 2002 ; Carruthers, 2005, 2012) et le passage à un ‘high leverage finance capitalism’ (Nielsen, 2010b) qui de part ses structures et fonctionnement dématérialise et change le rapport à l’argent et à la valeur en termes de risque, de temporalités, de propriété. En effet, il organise nos rapports marchands et civils, quotidiens et professionnels, il cadre notre expérience du social dans le dynamisme qu’il engendre (Time is money), notre espace (Simmel, 1999) et la place que l’on occupe les uns par rapport aux autres : « le commerce au sens figuré est une métaphore économique et marchande, qui peut recouvrir la relation à soi, à son corps, à son âme, et la relation à l’autre, son corps et son âme, métaphore qui masque mal des rapports de force, comme toute métaphore, elle est une part de vérité de ces rapports, qui réside en fait dans le sens propre » (Barus-‐Michel, 2004 : 25).