C HAPITRE 1 : E THIQUE ET P RATIQUE : UNE REVUE DES DISSONANCES ET DES ENJEUX
1.1.1.1. Un champ flou pour une définition floue de l'éthique
L’appellation ‘Ethique des affaires’ n’est pas anodine et n’est pas sans poser de nombreuses questions. Faute d’un autre mot, nous nous référions souvent à ce travail comme s’inscrivant dans le champ de l’éthique des affaires, afin de satisfaire ce besoin qu’avaient nos interlocuteurs de nous ranger dans une ‘case’ disciplinaire identifiée. Ceci était souvent au prix d’une insatisfaction personnelle, car en tant que ‘case’ ou ‘discipline’ nous ne sommes pas convaincus qu’il s’agisse de quelque chose de clairement identifié d’une part, ni que nous y souscrivions nécessairement d’autre part. Ce travail se devait donc de commencer par une analyse qui pose les contours de ce que nous entendons par éthique des affaires, et comment ce travail se situe par rapport à elle dans ses diverses acceptions.
Le champ de l’éthique des affaires est tout d’abord historiquement et géographiquement situé, et ceci amène les premières confusions quand à sa définition précise et les contours de ce qu’elle recouvre. « Ethique des affaires » vient souvent pour traduire le syntagme business ethics15, issu de la tradition anglo-‐saxonne, et dont
les travaux sont autant divers que de qualité inégale. Commençons par signaler que les considérations sur les problématiques de business ethics dans les sciences de gestion sont aussi jeunes/anciennes que celle-‐ci, et donc lui sont intimement liées (Harris & Freeman, 2008). En effet, un questionnement sur la dimension morale de l’activité économique a toujours accompagné ses rebondissements. A titre d’exemple, la Harvard Business School a intégré des cours de business ethics depuis 1915, et les a renforcé après la crise de 1929. Mais la ‘mode’ du business ethics a surtout envahi l’univers médiatique et académique ces trois dernières décennies. Aujourd’hui, des éléments de réflexion ‘éthique’ sur l’ensemble des aspects liés aux décisions managériales et économiques sont généralement abordés dans l’éducation en gestion d’une manière ou d’une autre, non sans entretenir une certaine ambiguïté qui sert la complexité morale ambiante (Anteby, 2013). Ce constat d’omniprésence se retrouve également du coté des praticiens comme un ‘acquis’, puisque plus de 92% des grandes entreprises mondiales ont un code de bonne conduite ou une charte éthique contre seulement 50% en 2005 (KPMG, 2008:5) et 95% d’entre elles poursuivent activement un reporting en matière de responsabilité sociale et environnementale (KPMG 2011:7).
Au début du siècle, la manière d’aborder ces questions et leur objectif différait de ce que nous retrouvons aujourd’hui. Chase et al. (1950) notent dans un des travaux théoriques fondateurs qu’alors le point focal de ces questions se traduisait dans la philanthropie, c'est-‐à-‐dire dans une approche de bienfaisance volontaire, sur le principe du mécénat ou de la charité aux principes souvent explicitement religieux. Certains auteurs retracent ces fondements dans le paternalisme du XIXe et du début du 20e
siècle, et dans les années 50, les premiers théoriciens de la RSE à proprement parler ont eu recours à ces idées paternalistes de l’ère industrielle ainsi qu’à des considérations religieuses16. On retient généralement comme un des piliers fondateur de la RSE
l’ouvrage de H. Bowen, Social Responsibilities of Businessman (1953), dont l’importance a récemment été redécouverte et remise en lumière (Acquier et al. 2011).
15 Nous garderons d’ailleurs pour le moment l’appellation anglaise, et reviendrons sur des distinctions et des précisions quant à l’expression « éthique des affaires » française plus tard.
16 Ces dernières seront progressivement évacuées au profit d’une conception sécularisée de la RSE, même si de nombreux groupes continuent de revendiquer une telle orientation (e.g. Les Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens www.lesedc.org, ou encore International Christian Union of Business Executives qui existe depuis 1931 www.uniapac.org), en accord notamment avec la Doctrine Sociale de l’Eglise que nous n’aborderont pas dans les details dans ce travail.
Historiquement, et du point de vue de ses fondements théoriques et empiriques, le business ethics est principalement anglo-‐saxon (Painter-‐Morland & Ten Bos, 2011), abordant les problématiques spécifiques des grandes entreprises étasuniennes pour la plupart, dans leur contexte juridique, normatif, organisationnel et institutionnel (Pasquero, 2000, 2005 ; Epstein 1989). Ainsi, ses prérogatives ne parlent pas forcément à des entrepreneurs de contextes socio-‐économiques et culturels différents qui se retrouvent alors parfois dans des situations de vide institutionnel (Helin & Sandström, 2008 ; Mair & Marti, 2009 ; Mair, Marti & Ventresca, 2012). Par ailleurs, ce business
ethics est parfois assimilé à une forme supplémentaire de domination et d’imposition de
règles du jeu économique de part son potentiel usage comme outil coercitif et de contrôle du Nord sur le Sud (dans une perspective postcoloniale, cf. e.g. Banerjee et al. 2009) et des Etats-‐Unis en particulier sur le reste du monde dont la participation dans construction même de la RSE par exemple est limitée (cf. Helin & Sandström, 2010 ; Helin et al. 2011). De plus, le business ethics jouit d’une position fragile, à la légitimité contestée de la part des hommes d’affaires qui voient d’un mauvais œil des impositions morales jugées puristes ou idéalistes, mais aussi des philosophes qui ont eu trop tendance à mépriser le monde économique comme objet d’étude et donc connaissent de fait mal ses problématiques (Stark, 1993), comme le résume très bien l’introduction de Droit et Henrot à leur dialogue Le Banquier et le Philosophe (2010 :10):
« Curieuse Alliance ! En apparence, tout les oppose. Le banquier veut faire du chiffre, des profits, des affaires. Le Philosophe s’intéresse à ce qui n’a pas de prix : vérité, liberté, dignité. Le banquier compte par trimestre, par mois, par jour ou même par heure. Le Philosophe est accoutumé à penser par siècles ou par millénaires. Le banquier est supposé ne voir que les taux, les risques, les intérêts. Le philosophe est censé ne se préoccuper que d’idées, de théorie, de principe. Qu’ont-‐ils à se dire ? On pourrait même douter qu’ils puissent dialoguer. Car on imagine que le philosophe doit par nature s’opposer au monde tel qu’il est, et ne doit rêver que de le détruire. Le banquier, au contraire, serait essentiellement conservateur, dépourvu de puissance critique, solidaire du système établi ».
Ce texte illustre bien un autre point important dans l’histoire théorique du
business ethics : elle puise son fondement surtout dans la philosophie dite analytique en
négligeant les apports « continentaux » (Painter-‐Morland & Ten Bos, 2011).
A partir des revues de la littérature en busines ethics (par exemple : De George, 1987 ; Ma 2009), nous pouvons tenter de reconstituer le cheminement intellectuel et académique qui a conduit à l’institutionnalisation d’une spécialité affirmée aujourd’hui. Ce qui a pu être une considération marginale dans la gestion et l’économie, s’est érigée en véritable institution (Pasquero, 2005 ; Lee, 2008), comme le montrent les évolutions récentes du champ du business ethics (Lee, 2008; Ma, 2009 ; De George, 2010). De
George (2010) propose un découpage relativement simple par décennie sur cette évolution. Il commence avec la période d’avant 1960 qui constitue la première phase, appelée « l’éthique dans les affaires », impulsée principalement par un souci religieux autour des affaires et de l’éducation en gestion. La deuxième phase concerne les années 60, caractérisées par l’augmentation des préoccupations sociales dans les affaires. La troisième phase (années 70), voit émerger l’éthique des affaires comme une discipline qui se consolide ensuite dans la quatrième phase (première moitié des années 1980) et commence à se développer dans la cinquième phase (après 1985). Ma (2009) bâtit sur ce découpage et tente de le compléter en examinant la période 1997-‐2006, en apportant des précisions sur les changements de paradigmes et l’évolution de préoccupations principales. Il identifie aussi les principales publications où les travaux sur l’éthique des affaires paraissent. Il dégage ses résultats à partir de l’analyse de citations et co-‐ citations (Garfield & Merton, 1979) sur la base de données Social Sciences Citation index (SSCI). Ceci implique un certain nombre de biais en particulier le fait d’ignorer les publications non anglophones, non parues dans les journaux référencés, et qui ne comportaient pas un des mots clés utilisés. En prenant en compte ces biais, il en ressort que les principaux journaux sont celui où est justement publié son article, le Journal of
Business Ethics (1), suivi de l’Academy of Management Review (2), l’Academy of Management Journal (3) et le Business Ethics Quarterly (4). Ces quatre journaux
principaux sont suivis de journaux plus spécialisés en marketing ou stratégie. Quant aux publications, il identifie qu’entre 1997 et 2001 le travail de Friedman (1970) « The
Social responsibility of business is to increase its profits » est le plus cité17, alors que pour
la deuxième période 2002-‐2006 c’est celui de Carroll (1979) « A three dimensional
conceptual model for corporate performance »18. Ainsi, d’après Ma (2009) nous sommes
passés d’un intérêt surtout orienté vers la prise de décision éthique et une approche théorique dans les 5 premières années, au lien entre RSE et performance dans une optique d’efficience par la suite. Mais l’idée centrale qui découle de son article, et que nous rejoignons, c’est qu’il n’y a pas de cadre théorique commun pour ce champ émergent, qui se caractérise plutôt par l’interdépendance de ses questions relevant de cadres, de philosophies et même de théologies variées : « as a result, although there is no
doubt that there is an academic field of business ethics, the question remains somewhat
17 Suivi de (2) Ferrell & Gresham, 1985: “A contingency framework for understanding ethical decision making in marketing”; (3) De George, 1987: “The status of business ethics, past and future; et (4) Freeman, 1984: Strategic management: a stakeholder approach.
17 Suivi de (2) McWilliams & Siegel, 2001: “Corporate Social responsibility, a theory of the firm perspective”; (3) Freeman 1984: Strategic management: a stakeholder approach; (4) Wood, 1991: Corporate social performance revisited.
unclear on what it is, how good its research is and what are its prospects and needs for future development » (Ma, 2009:256).
Ailleurs que dans les pays anglo-‐saxons (Etats-‐Unis, Canada et Angleterre principalement), les cours d’éthique des affaires commencèrent à peine à être enseignés il y a une petite dizaine d’années. En particulier en France, l’univers académique semble se débattre avec l’intégration ou non de la tradition anglo-‐saxonne du business ethics d’une part, et la construction encore faible d’une alternative théorique solide d’autre part (Pesqueux & Ramanantsoa 1995 ; Carré, 1998 ; Gond & Mullenbach, 2004). Nous y trouvons d’ailleurs plus souvent des cours sous le libellé Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) que d’éthique des affaires. En effet, cette différence d’appellation est en soi révélatrice, car elle permet de poser autrement la question, de concrétiser d’avantage la question éthique en termes de responsabilité, et d’une responsabilité dont ont peut évaluer la performance (sociale ou autre), et le degré de responsivité des acteurs (Ackerman & Bauer, 1976 ; Carroll, 1999).
Enfin, alors que le lien entre les praticiens et la théorie d’une éthique professionnelle fait moins débat dans d’autres champs (l’éthique médicale non seulement est largement partagée par le corps médical mais est construite et garantie de l’intérieur, par exemple à travers l’Ordre des médecins), il ne va pas de soi en gestion. Les praticiens des affaires entretiennent en effet une relation davantage problématique avec l’éthique des affaires, car selon certaines théories encore quelque peu dominantes, les affaires sont a-‐morales, voire délibérément immorales si nécessaire, car leur but est autre et elles se situent dans une autre sphère. Depuis les années 60, le débat est donc de comprendre quel est la nature et le but de la morale dans les affaires : l’éthique des affaires est-‐elle l’étude des moyens moralement acceptables pour conduire des affaires, ou l’introduction de fins autres que la rentabilité ? Ou quelque chose d’autre encore ?
C’est toute la question autour de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). De là surgit la division entre ceux qui soutiennent cette position et les partisans d’une amoralité des affaires, selon la devise que la seule responsabilité de l’entreprise est d’augmenter les profits pour ses actionnaires (‘the sole responsibility of business is to
increase shareholder profit’, Friedman, 1970). Sinon, elles risquent de nuire au bon
fonctionnement du marché et donc au bien être de tous, toujours selon leur paradigme. De son côté, les partisans de la responsabilité sociale de l’entreprise soutiennent les effets bénéfiques gagnant-‐gagnant à la fois pour les actionnaires (notamment par les effets positifs sur la réputation de l’entreprise) et pour les bénéficiaires (parties prenantes, environnement). Notre revue de la littérature relève autant d’articles qui cherchent à établir une corrélation (parmi d’autres : Cochran & Wood, 1984 ; Griffin &
Mahon, 1997 ; McWilliams & Siegel, 2000 ; Orlitzky et al. 2003) et plus largement entre un comportement éthique/non-‐éthique et des avantages financiers (cf. Bhide & Stevenson, 1990). Ceci ne peut que nous laisser perplexes et nous pousser à poser autrement le problème : est-‐ce moral d’augmenter ses gains par le biais d’actions socialement responsables, qui sont alors instrumentalisées dans l’objectif du profit ? En effet, même lorsqu’on accepte que le but ultime de l’entreprise soit le profit, on peut accepter que certaines de ces activités n’y soient pas consacrées à cet objectif, mais à d’autres actions (comme entretenir des activités de mécénat par exemple). Ainsi le débat tourne autour du bien fondé de l’orientation téléologique des affaires, dans quelle mesure il est bon ou pas de poursuivre tel but, ce qui provoque des débats incessants entre théoriciens de l’éthique des affaires et praticiens de l’économie. Ni les uns ni les autres arrivent à considérer le champ avec suffisamment de légitimité, et restent souvent bloqués par des incompréhensions mutuelles qui reposent tout simplement sur une absence de définition claire et partagée de ce qu’est l’éthique.
Ainsi, la prolifération taxinomique signalée dans notre introduction (cf. aussi la figure 1 à titre d’illustration) et l’absence d’une unité de sens donnée et reconnue à chacun des mots à quoi on ajoute la multiplication herméneutique en fonction des contextes socioculturels et historiques, ne sont pas des points de détail. Au contraire, cela révèle l’enjeu principal que doit affronter le business ethics, de clarification, d’unification, au sein d’autres traditions d’éthique des affaires qui ne correspondent pas nécessairement à l’approche anglo-‐saxonne issue largement d’une tradition de philosophie analytique et de son contexte socioculturel. Ainsi, les imprécisions linguistiques et terminologiques ne sont que le symptôme visible d’une confusion au niveau conceptuel. Cette confusion est d’ailleurs souvent invoquée par les détracteurs qui s’en servent pour justifier son inutilité, immaturité, ou non-‐pertinence.
Les imprécisions terminologiques sont repérées très tôt : Lee (1928) note déjà les usages indifférenciés des mots éthique et morale au sein du champ business ethics, dont il ne donne d’ailleurs qu’une définition très sommaire comme ce qui désigne de manière très large les codes et procédures qui sont moralement acceptables. Il déplore d’ailleurs l’usage du mot éthique qu’en font les entreprises (dans des expressions comme « codes éthiques » par exemple), comme « philosophiquement déplorable» (1928:461). Car on arrive ainsi à se perdre dans une rhétorique obscure (Goodpaster, 1985), qui contribue d’une part à la confusion au sein du domaine, et au mépris des autres branches des sciences sociales. En particulier en France, qui peine à intégrer les apports plus structurés de la tradition anglo-‐ saxonne, les fondements philosophiques
sont souvent utilisés de manière abusive et inadéquate, en juxtaposant des éléments qui ne trouvent pas une cohérence générale dans un ensemble unifié.
Pour résoudre ou plutôt masquer ce problème, il est fréquent de trouver des phrases qui à titre d’excuse plus que d’argument, permettent aux auteurs ‘pour faciliter la lecture’, de ne pas rentrer dans le débat millénaire de différentiation entre ’éthique et morale, et de se ‘résigner’ à les employer comme synonymes. Il en résulte que l’ensemble du champ est empreint de cette suspicion – souvent fondée – d’absence de rigueur conceptuelle, qui donne un nouvel élément pour justifier son mépris de la part des praticiens et autres disciplines autant en gestion qu’en philosophie.