C HAPITRE 2 ‐ A RGENT S ALE ET M AINS S ALES : DE
2.3. L ES M AINS S ALES : LA QUESTION DE L ' AGENCE MORALE ET DE SON ETUDE
2.3.2. O RGANISER LE CONTROLE , GERER L ’ ARGENT SALE
2.3.2.1. Normes et Risques: les deux faces cachées de la mondialisation de la finance
Au-‐delà de la richesse facile et décriée par les médias à laquelle accéderaient les métiers qui participent du marché financier mondial (Stearns & Mizruchi, 2005), il a deux faces cachées ou du moins, moins connues, de ce système. En effet, « The discourse
on déregulation, free markets, or the retreat of the state hence does not give a fair picture
[…]. We argue that the dynamics of transnational governance tell a different story. There
is a displacement but in the direction of reregulation rather than deregulation. We are not moving towards less rules and order, [… but from] the image of a dominant nationally based rule of law increasingly having to confront the progress of a transnational law of rules » (Djelic, 2011 :46). La mondialisation de la finance a été suivie de près par la
mondialisation de certains risques et par conséquent par la mondialisation d’un système de normes et d’un réseau supranational de régulation et surveillance. Ce phénomène est en fait une réorganisation du monde, (Djelic, 2011), un passage la « rule
of law to the law of rules » qu’il convient alors de qualifier non pas de mondiales, mais de
transnationales. Plus que relever d’un phénomène de mondialisation – qui en quelque sorte sous-‐entend l’effacement des frontières – on parle plutôt d’un phénomène transnational avec au contraire un renforcement des frontières, une surveillance accrue des mouvements non seulement des personnes et des marchandises mais aussi des devises. L’espace de la gouvernance, y compris et en particulier à travers la soft law, dépasse les frontières étatiques, est portée par des acteurs privés et/ou non-‐ gouvernementaux, même s’ils reposent toujours sur les cadres légaux étatiques.
L’équipe que nous avons étudiée dans ce travail était chargée spécifiquement d’un de ces types de risques et des régulations qui l’accompagnent : la lutte anti-‐ blanchiment. De plus, la récente crise a encore plus accentué les préoccupations pour la gestion des risques, qui est devenue un des principaux domaines de spécialisation en finance (Fraser & Simkins, 2010), et se cristallise souvent par des régulations normatives supplémentaires, ou du moins des réflexions axées de cette manière (ex. Bâle III...). La construction sociale de la réglementation est l’aspect qui nous occupera ici de manière privilégiée, dans la mesure où l’étude empirique menée porte sur un service
de Conformité, c’est-‐à-‐dire l’instance chargée d’implémenter la réglementation au sein des banques. Or, il s’agit là d’un aspect – le rapport des milieux financiers à la norme, la construction de celle-‐ci face aux risques et son implémentation – que la théorie financière ont souvent sinon totalement délaissé, du moins largement sous-‐estimé, ce qui en a fait un objet privilégié des études sociales de la finance.
Concernant les risques, nous avons vu plus haut dans ce travail à quel point ils sont devenus un objet central de notre pensée en général et gestionnaire en particulier. La finance ne fait pax exception à cette obsession de vouloir tout voir en termes de risques à gérer (Power, 2004). Ericson (2006) montre que la gestion des risques se focalise de plus en plus sur le risque opérationnel pouvant compromettre la réputation, avec la prise d’une position défensive : defendable compliance, avec la mise ne place de moyens de se prémunir contre les reproches des régulateurs. Ainsi, on voit émerger un rapport aux risques avec toutefois une grande marge de manœuvre et la création de «normes secondaires d'application » (Lascoumes, 1990) pour se protéger et tirer des bénéfices commerciaux des contraintes liées à la connaissance des clients. Il y a ainsi une appropriation des objectifs, et des nouvelles coopérations et co-‐production de renseignements qui a lieu entre des secteurs qui ne se parlaient pas avant, du moins sur le même ton (la finance et les régulateurs publics). On est plus proche d’une analyse relationnelle du risque (Boholm & Corvellec, 2011) que sur la privatisation et le transfert de prérogatives du secteur public vers le secteur privé, et on voit donc émerger toute une littérature sur le management policier du risque et une sociologie du risque (Ericson & Haggerty, 1997).
L’approche du secteur bancaire aux normes a considérablement changé durant le 20e siècle. Si dans les années 30 on été plutôt focalisés sur la prévention de la fraude
et la sauvegarde des dépôts des clients, la tendance actuelle adopte une tournure supplémentaire en direction d’une implication conséquente au niveau de la communauté, une prise de responsabilité proactive envers les parties prenantes. De plus en plus, on s’éloigne d’un système de normes du type « il est interdit de faire ceci » et on se rapproche à un système d’impératifs du type « il est obligatoire de faire cela » (Lynch, 1991), avec les dérives potentielles que cela implique, comme l’a signalé W. Schreyer, ancien PDG de Merrill Lynch décédé en 2011 « with our national [des Etats-‐
Unis] litigation binge, we’ve seen a shift from a moral standard to a legal standard. It becomes not what you sould do, but what your lawyers can find a loophole for » (cité par
Lynch, 1991:30). La “normophrénie” dont on parlait a connu une série de vagues successives, parfois sous l’impulsion des effets d’une crise, plus rarement de manière spontanée. Ainsi, (cf. Annexe 5) citons par exemple aux Etats Unis, le Review Committee
on Banking Services Law publié en 1989 et qui a donné lieu à un Code of Banking Practice «to give guidance on the existing legal requirements and to promote desirable
banking practices », ou encore le Financial Services Act de 1986 (Royaume Uni), pour
réguler la vente de produits dérivés et produits financiers en général, le Banking Act de 1987 qui impose la déclaration de soupçon en cas de fraude ou autres crimes dans la vague de normalisation de la fin des années 80 et le début des années 90. Plus récemment, citons the Banking Act de 2009 au Royaume Uni, qui prend en compte certaines leçons tirées de la crise, telles que la question de la nationalisation des banques, ou encore la question de la compensation des professionnels de la finance. Bâle 2 en 2004 et Bâle 3 en 2010-‐2011 sont les exemples plus connus en matière de régulation au niveau international. Parmi les tendances actuelles qu’on y décèle dans ces textes, ont peut signaler:
• La législation est davantage focalisée sur les obligations des banques et les droits des clients
• On attend de plus en plus que les banques exercent une fonction d’éducation et de conseil envers leurs clients
• Le degré d’accountability des banques est supérieur et on attend à ce qu’elles puissent rendre des comptes précis en cas de problème sur leurs actions
Face à cette vague de normalisation légale et officielle, il y a par ailleurs le développement et le maintien de certaines « normes d’usage », implicites et tacites dans un certain milieu qui participent aussi de la construction sociale des normes, partagées par des communautés internationales. Dans les confessions de Jérôme Kerviel (2010), il raconte que telle était effectivement la norme d’usage : il n’a rien fait que ne faisait pas d’autres, et d’après lui ses supérieurs hiérarchiques le savaient. Or, dans son cas ça a mal tourné, et donc effectivement on retrouve la chute « vu, viré » jusqu’à en faire un exemple que Kerviel dénonce comme le sacrifice d’un bouc émissaire. Ainsi, on voit le côté répressif de la norme s’accentuer au niveau des dérives exemplaires, alors qu’elle semble plus tolérante au niveau des petites transgressions. Et quant aux métiers de la Conformité, on verra que cette mondialisation des risques et des normes se traduit en quelque sorte par une sorte de conditionnement : un attrait pour ce qui relève du
policing, avec un côté légèrement justicier ou « Robin des bois ».
Pour résumer, on s’oriente vers un système de gouvernance mondiale (Bayart, 2004) également dans le domaine de la finance en général, et de la gestion de certains risques en particulier, comme nous le verrons ci-‐après avec le cas de la lutte anti-‐ blanchiment. En effet, « en s’insérant dans les dispositifs de ‘risk management’ des
établissements financiers, la lutte anti-‐ blanchiment est passée en quelques années d’un régime global de prohibition lié à la lutte contre la drogue à un régime de régulation des risques » (Favarel-‐Garrigues et al. 2009 :30). Il s’agit là d’un double phénomène, combinant privatisation et mondialisation de la régulation (Büthe & Mattli, 2011:5) : “This simultaneous privitazation and internationalisation of governance is driven, in part,
by governments’ lack of requisite technical expertise, financial resources, or flexibility to deal expeditiously with even more complex and urgent regulatory tasks. Firms and other private actors also often push for private governance, which they see as leading to more cost-‐effective rules more efficiently than government regulation.”
Ainsi, dans un tel context, “the role of the banker is changing from one of decision
[increasingly made by computer models] to one of counseling. What will keep the role alive is the ability to judge and advise within an acceptable ethical framework. Computers are incapable of ethical judgement; man is not.” (Lynch, 1991 : 9). Nous verrons la
pertinence de ces propos datant de vingt ans au cours de l’analyse du cas de BUF-‐BI dans la suite de ce travail, et en particulier comment d’une manière très concrète l’approche par les risques permet de réintroduire l’éthique dans un système de gestion des risques régi par la prééminence des normes de conformité.