C HAPITRE 3 : L’E THIQUE COMME PRATIQUE SITUEE :
3.2. U N RETOUR A LA PRATIQUE VIA L ’ ETRE : RENOUER AVEC LA DIMENSION ONTOLOGIQUE DE L ' ETHIQUE 34
3.2.1.1. Retour sur les définitions et usages
« Toute définition de mot renvoie à des usages, communs ou inédits. Dans les matières morales, l’examen des usages communs comporte cependant une nécessité supplémentaire. Il est clair qu’on pourrait très bien s’épargner une enquête sur le sens
34 Une partie de ce qui est développé ici est paru dans : Pérezts, M., 2012. “Ethics as practice embedded in Identity: Perspectives on renewing with a foundational link”, in PRASTACOS G.P., WANG F. & SODERQUIST K. E.(eds), Leadership through the classics : learning
Management and leadership
from Ancient East and West Philosophy, Springer.
de ces termes, éthique et morale, si le sujet lui-‐même n’exigeait qu’on s’appuie sur les manières dont les hommes parlent de ce qu’ils font. Plus particulièrement, ce qui nous retient de congédier toute différence significative entre éthique et morale, ce sont les usages contemporains. On ne parle guère plus de morale, mais constamment d’éthique » Jaffro, 1995 : 221.
Comme il est apparu, les usages des mots ‘éthique’ et ‘morale’ dont nous nous sommes limités à signaler quelques uns pourraient faire l’objet d’une étude à part entière. Cherchons à présent une entrée théorique, et essayons de plonger dans leurs fondements conceptuels. De nombreuses questions évoquent le domaine de l’éthique des affaires, et font référence à différents aspects et approches. L’éthique sert-‐elle à rendre la vie heureuse et juste, à préserver pour les générations futures, à se prémunir contre les critiques de l’opinion publique, à modeler les comportements, à les contrôler par des policies, à « protéger » la réputation et les actions de l’organisation, à guider l’action collective en pratique vers un supposé bien ?
Aujourd’hui le grand dictionnaire Larousse de la Philosophie donne trois définitions générales du terme d’éthique et qui nous aideront à poser quelques éléments de base : « 1) Partie de la philosophie qui étudie les fins pratiques de l’homme, c'est-‐à-‐dire les conditions individuelles et collectives de la vie bonne ; 2) Doctrine spécifique déterminant le contenu de cette bonté ainsi que le contenu normatif des règles permettant sa réalisation ; 3) Conscience des règles et des valeurs qui guident la pratique d’un groupe déterminé (éthique des affaires, du droit, du journalisme, etc.) » (Gerbier, in Blay, dir., 2003: 387).
De la première définition, nous souhaitons souligner la dernière partie de la phrase : « les conditions individuelles et collectives de la vie bonne ». Cette insistance sur les conditions de la vie bonne et non une définition de ce qu’est la vie bonne en soi, nous paraît fondamentale, car elle s’écarte de la réduction à un contenu spécifique que nous évoquions plus haut. Au delà des contenus (dont nous pouvons étudier l’évolution dans une perspective historique par exemple), l’éthique concerne les conditions de possibilité individuelles et collectives pour qu’advienne une telle vie.
Prises dans leur ensemble, ces trois définitions semblent contenir une confusion, puisqu’elles impliquent que l’éthique est à la fois ces conditions et les contenus spécifiques, implicitement le cadre normatif et les sous-‐disciplines qui en découlent, y compris dans certaines branches de l’activité humaine comme l’éthique des affaires ou l’éthique médicale. Or, tandis que la première définition reste au niveau générique et descriptive où l'éthique est l'étude neutre d'un aspect de la vie humaine, comme peuvent l'être la physique ou la politique, la seconde et la troisième définition
s'inscrivent non pas dans la neutralité mais dans un positionnement de type normatif assumé par une personne ou un groupe particulier. Le terme de « morale » ayant acquis une connotation péjorative, on joue volontiers sur l’ambivalence du terme d’éthique afin de continuer à parler à la fois des contenus et des processus. On remarque que cet usage confus revient partout, (y compris chez de nombreux auteurs sur lesquels nous nous appuyons, e.g. Clegg et al. 2007) à quelques exceptions majeures près qui cherchent justement à la clarifier (Chanlat, 2009).
Ainsi, dans l’ensemble l’éthique est « le lieu d'une tension constante entre la description et la prescription, ou entre les conditions subjectives de la détermination de la volonté et les conditions objectives de la valeur d'une norme » (Gerbier, in Blay, dir. 2003:387). La suite de l'histoire de ce mot, de cette notion, de cette idée, de cet idéal ne sera qu'un combat d'alternance entre ces deux pôles. Tantôt l'éthique sera placée du côté de ce qui se rapporte à l'être au sens large, c'est à dire l'ontologie. Tantôt elle devient prescription singulière constitutive des mœurs, c’est-‐à-‐dire morale. Or, nous tenterons ici à dépasser cette opposition, et d’en préciser notre propre conception pour ce travail, en suivant d’autres qui visent à réunifier ces deux versants de l’éthique, la forme et le fond, le descriptif et le prescriptif, ou encore selon une autre appellation courante, l’empirique et le normatif (Singer, 1998; Rosenthal & Buchholz, 2000).
Au delà de l’alternative entre versant prescriptif et descriptif, entre empirique et normatif, nous souhaitons poser autrement le débat, en revenant sur la dimension ontologique. En effet, on pose souvent la question : l’éthique est-‐elle alors une question d’être ou d’agir ? Autrement dit, les gens se comportent-‐ils de façon éthique parce qu’ils sont intrinsèquement éthiques, ou est-‐ce leurs actes éthiques qui les rendent éthiques ? Cette question est en quelque sorte mal posée car d’une part en fait c’est les deux, et d’autre part il y a là encore un usage confus du mot éthique. De surcroît, cette problématique ne s’applique pas qu’au niveau de l’individu ou du sujet moral : la projection anthropomorphique sur les organisations à travers la RSE par exemple transpose cette question au niveau organisationnel et de la firme, posant ainsi la question de l’identité organisationnelle et de l’action organisationnelle également, mais sans considérer l’ontologie au sens profond.
Pour clarifier cela, commençons par rappeler que l'éthique est une partie – fondamentale – de la philosophie pour les anciens Grecs. Cette focalisation importante sur l'éthique vient en particulier à partir de Socrate, et la centralisation de sa pensée sur l'homme en tant que singulier réflexif avec la maxime empruntée à l’inscription sur l'oracle de Delphes Γνῶθι σεαυτόν « Connais-‐toi toi-‐même » mais aussi les hommes conçus comme collectif politique. Diogène Laërce nous rapporte qu’il rompt ainsi avec
la tradition des pré-‐socratiques qui s'occupèrent principalement de la physique et des phénomènes de la nature (1965). En effet, plutôt que de considérer les phénomènes naturels et contempler les astres, Socrate, en particulier dans le rendu que nous en donne Platon dans ses dialogues, passe son temps à discuter avec les athéniens, et donc soulève des questions propres à l’action et la vie humaine.
L’éthique occupe depuis une place centrale dans la philosophie. D'ailleurs, les stoïciens utilisent l’image de l’œuf pour parler de la philosophie : la coquille en est la logique, le blanc est la physique, et le jaune, c'est-‐à-‐dire le cœur même, serait l'éthique. Et si elle est au cœur, c'est qu'il en va du sens même de la vie. En effet, dans l’Antiquité, l’éthique tient de l’eudémonisme (de eudaimonia, souvent traduit par bonheur), à savoir que le principe qui légitime l’action est la recherche du bonheur, en tant que souverain Bien. Le bonheur dans ce cas n’est pas réductible à un état psychologique, mais correspond à une valeur objective puisant son fondement dans la nature humaine au comble de sa plénitude. Plus encore, c’est le don de la vie même qui témoigne de la plénitude de l’être et s’éprouve phénoménologiquement au plus profond de soi (Henry, 2003). Le Bien quant à lui est défini par Platon (1940) dans Le Banquet (205a) comme une sorte de fin « ultime » (au sens ontologique et éthique, plénitude d’être et réalisation) recherchée par l’homme : « C’est en effet [...] par la possession des choses bonnes que les gens heureux sont heureux ». Il serait alors comblé définitivement, ne lui restant plus rien à désirer. Or, Platon parle au pluriel des « choses bonnes » en tant que l’idée du Bien comme souverain et unique, peut s’incarner en une multitude de biens, pour le corps et pour l’âme, les différentes choses bonnes pointant en direction de l’unité du Bien, recherchée par l’âme. Nous retrouvons cette même idée chez Spinoza, dans son ouvrage Ethique, où il en va de l'existence même comme volonté de persévérer dans son être : « nul ne peut avoir le désir de posséder la béatitude, de bien agir et de bien vivre, sans avoir en même temps le désir d'être, d'agir et de vivre, c'est-‐à-‐dire d'exister en acte » (1965 : 239, livre IV, 21).
Dans la relecture qu’en fit la philosophie médiévale, Thomas d’Aquin et la tradition qui s’en suivit, « le bien et l’être sont équivalents » car « toute chose possède autant de bien qu’elle possède d’être » (Saint Thomas d’Aquin, 1861, Ia-‐IIae, q.18 a.1, conclusion). En effet, la philosophie médiévale en donnera une interprétation chrétienne de ce principe relationnel du bien et de l’être, en énonçant que toute chose, en tant qu’elle est, est bonne car elle provient et participe du Bien premier qui donne l’être, c’est-‐à-‐dire Dieu (Saint Augustin, 1949, in ‘Des mœurs des manichéens’, IV, 6, p.263, t.1). Ainsi, le vouloir être et le désir du bien coïncident au sein de l’homme et de toute chose dans cette perspective.
Parallèlement, on reconnait très vite que si le bien, entendu comme exercice de la vertu, rend heureux, la possession de bien matériels aussi. L’attention est alors attirée par l’existence humaine et la dimension terrestre des biens, et non seulement leur rapport transcendantal au Bien suprême. Ainsi, le bien n’est pas assimilé uniquement à une vie d’austérité et de contemplation du Bien que représentait l’idéal de vie monastique ou de sagesse stoïcienne. On connaît alors un certain retour à l’épicurisme et à la place essentielle concédée au plaisir sensible et intellectuel comme bien nécessaire qui s’intègre à l’exercice de la vertu. Les humanistes de la renaissance tels Salutati ou Landino (cf. Baron, 1988 ; Kraye, 1996) prônent alors une recherche du Bien non pas par l’homme abstrait mais par l’homme complet, en tant qu’union de l’âme et du corps, intégré dans un contexte y compris social. Le Bien s’assimile alors au bien commun, notion qui fait son apparition sur la scène politique dont l’objectif est la recherche durable du bien commun pour et par une communauté.