C HAPITRE 2 ‐ A RGENT S ALE ET M AINS S ALES : DE
2.1. L ES ETUDES SOCIALES DE LA FINANCE ( A LA FOIS UNE LITTERATURE ET UNE APPROCHE PARTICULIERE )
2.1.1. U N CHAMP EMERGENT
2.1.1.1. Constitution progressive d'un champ de recherche spécialisé
L’apparition de nouveaux corps de métiers, de nouveaux outils, de nouvelles institutions, et en général de nouvelles manières d’organiser la vie collective, est rarement passée inaperçue pour les sciences sociales, qui s’intéressent à l’impact que ces choses auront sur l’humain, pris au sens individuel ou collectif. Il en est de même pour la finance, qui a attiré l’attention des sociologues, particulièrement depuis la fin du 19e siècle. Aujourd’hui, ce qu’on appelle les Etudes Sociales de la Finance, constituent un
champ de recherche transdisciplinaire spécifique et grandissant, qui intègre les apports de la sociologie, l’anthropologie, la politique, la philosophie, la psychologie et l’économie (entre autres) pour étudier les différentes facettes de la finance – ses métiers, ses instruments, ses institutions, ses activités – comme des faits sociaux. Héritières de la sociologie économique, dont certains des auteurs tels que Weber ou Durkheim seront aussi les fondateurs de la sociologie moderne, elles se sont récemment autonomisées pour constituer un réseau de chercheurs spécifiquement dédiés aux questions que suscite le monde de la finance.
La sociologie économique telle qu’elle s’est progressivement constituée à la fin du 19e siècle (pour une retracé historique, voir par exemple Swedberg, 1987, Smelser &
Swedberg, 2005) à posé les bases d’une interrogation aujourd’hui renouvelée dans la résurgence en force de la finance dans les deux dernières décennies du 20e siècle. La
sociologie et autres sciences sociales arrivent alors pour combler l’incapacité de la théorie économique à elle seule de rendre compte des changements dans l’économie de plus en plus globalisée et financiarisée d’une part, et en proie à des comportements irrationnels d’autre part (Preda, 2001). Tout en conservant un fort ancrage dans les œuvres classiques qui ont posé les bases de la réflexion en sociologie économique (i.e. Marx, 1982 ; Simmel, 1999; Weber, 1964), le passage à la nouvelle sociologie économique se fait avec des auteurs comme Granovetter, Polanyi, et les apports de Berger et Luckmann (1966) entre autres. Avec eux, l’action est toujours située socialement (et n’est pas appréhendable uniquement à partir du niveau individuel) et les institutions sociales sont elles aussi construites socialement (Granovetter, 1985, 1992). Le concept d’encastrement social (embeddedness) déjà évoqué suggéré par Polanyi (2001) connaîtra ainsi un héritage fécond et des développements divers y compris dans d’autres sphères du social. Leur point commun est de promouvoir une approche d’analyse multiniveaux, dans une complémentarité (et non une opposition
critique) avec la théorie économique. Selon une rétrospective intéressante, la sociologie économique se rapproche alors fortement de la science de l’action qu’est la gestion, et constitue elle-‐aussi une réflexion sur l’action collective (Hatchuel, 2000). En effet, la sociologie économique permet aussi d’étudier la diffusion de représentations sous forme de pratiques et de dispositifs organisationnels, sociaux ou gestionnaires.
Or, progressivement, un constat généralisé a poussé les chercheurs à créer une sous-‐discipline dans la sociologie économique : la sociologie de la finance, car cette dernière s’autonomisait à l’égard de l’économie, d’une part, et de la politique, d’autre part. En effet, à la suite de décennies de privatisations, dérèglementations, globalisation et la mathématisation progressive qui rend l’emprise sur la finance par les Etats de plus en plus difficile à la fois d’un point de vue cognitif et normatif, la finance devenait un monde à part entière, avec des problématiques, outils et logiques propres (Walter, 2010). Ainsi, depuis bientôt vingt ans, des groupes spécifiques de recherche en Etudes Sociales de la Finance (Social Studies of Finance, SSF, en anglais) se sont progressivement formés, « moins [comme] un paradigme qu’un champ de recherche émergent » (Godechot, 2011a:27). Jusque là, il s’agissait souvent de chercheurs isolés, sociologues de l’économie pour la plupart, qui avaient commencé à s’intéresser spécifiquement à la dimension sociale des marchés financiers. Des travaux sur la banque, la monnaie et les marchés commencent à voir le jour, ôtant ainsi la prééminence de ces objets aux seuls économistes ou aux théoriciens de la finance (pour des vues globales voir Adler et Adler, 1984, Lie, 1997, Keister 2002, Zelizer 2007, Carruthers & Kim, 2011 ; Knorr Cetina & Preda, (eds) 2012). On commence à s’intéresser aux métiers et cultures de métiers (i.e. Abolafia 2001 ; Godechot, 2001), aux représentations de la valeur sur un marché (Baker, 1984 étudie comment selon les opérateurs, les produits changent de signification, établissant ainsi un certain parallèle avec la monnaie), à retracer la constitution des marchés financiers (MacKenzie & Milo, 2001, Carruthers, 2012) et à leur aspect rituel et symbolique (Jacobs, 2012).
Impulsés par un désenchantement du rêve du « marché efficient », de l’économie néoclassique basée sur des modélisations économétriques, et par les crises et dérives actuelles (bulle internet, scandales, faillites spectaculaires, crise des subprimes), des collectifs de recherche ont commencé à émerger en force, dont la visée était de porter un regard différent sur le monde financier de celui que peuvent avoir les sciences économiques et les théories financières. Se pose alors la question de quelle sera la place, la contribution et le positionnement de ces études sociales de la finance, qui ne prétendent pas se substituer à la théorie économique néoclassique, mais plus modestement d’en être son « ombre indispensable » dans l’étude des marchés
financiers (Preda, 2001:16). Au-‐delà des approches psychologiques du comportement en finance (behavioural finance) jugés insuffisants, ils cherchent à contribuer à la compréhension des mécanismes complexes des marchés financiers en les considérant comme une « institution sociale foisonnante, originale et remarquable [où] la finance sert alors d’observatoire grossissant des pratiques sociales et des transformations des sociétés contemporaines» (Godechot, 2011a:27). En étudiant cet observatoire des changements sociaux (Knorr Cetina, 2007), le rôle des SSF est celui d’ouvrir la boite noire des concepts et des outils derrière la finance, pour voire leur mondanité : « we
should not be afraid of detailed descriptions of facts, done in such a way that ‘all factuality is already theory’[...] Goethe [...] And we should not be afraid of not delivering the Great Unified Market Theory. Maybe the strength of Social Studies of Finance lies exactly in such a non-‐commitment to a Great Theory » (Preda, 2001:16-‐17). Ces chercheurs intègrent
alors d’autres apports empiriques et méthodologiques, en particulier l’ethnographie (i.e. Abolafia, 2001 ; Hertz, 1998 ; Zaloom, 2006 ; Ho, 2009). Ils adoptent aussi d’autres points focaux pour leurs recherches: l’histoire (Lagneau-‐Ymonet & Riva, 2010, Hautcoeur & Riva, 2012), les professions (Godechot 2001 ; Favarel-‐Guarrigues et al. 2009), les symboles (Jacobs, 2012), les rémunérations (Roth 2011 ; Godechot 2006, 2007, 2011b, 2012) les réseaux et les dynamiques sociales (Abolafia 2001), ou tout simplement les différences individuelles face à l’argent dans les organisations concernant les aspects de paie, motivation etc. (Furnham & Argyle, 1998 ; Mitchell & Mickel, 1999).
Nous assistons donc à la constitution formelle de nouveaux collectifs de recherche spécifiquement dédiés à ce domaine, tels que le Social Studies of Finance
Research Community au Royaume Uni22 qui regroupe des chercheurs provenant de
plusieurs disciplines des sciences sociales, ou l’Association des Etudes Sociales de la Finance (AESF, ou SSFA en anglais) en France depuis 2000 (voir tableau ci-‐après), à laquelle nous appartenons et qui tient un séminaire mensuel régulier. Ils proposent, comme l’intitulé de leur manifeste l’indique, de « parler finance » (SSFA, 2000), en intégrant de multiples apports disciplinaires et méthodologiques. La stabilisation du champ est visible dans la mise en place progressive de tracks spécialisés dans les conférences majeures, et surtout de conférences spécialisées, par exemple :
22 www.sociology.ed.ac.uk/finance/res_com.htm
la « New York Conference on Social Studies of Finance 2002 », le « Paris Workshop on Reembedding Finance 2010 ». On peut d’ailleurs voir une évolution cognitive du champ et des points d’intérêt entre ces deux conférences, qui ont chacune constitué un tournant. La « N.Y. Conference on Social Studies of Finance » fut organisée sur une initiative étasunienne, par le professeur D. Stark (Directeur du Center on Organizational Innovation de l’Université de Columbia) et à l’époque l’étudiant Daniel Beunza (Stern School of Business) afin de discuter des changements ‘d’architecture’ (structurels et organisationnels) que connaissait le secteur financier, en particulier à New York :
« To understand the creation, development and effects of financial markets we
need more than the perspectives of economics or of a "behavioural" finance that is rooted in individual psychology. Markets are cultures. Behaviour in them is often strongly gendered. Spatial concentrations such as the City of London are of great importance. The long history of financial markets can place modern developments in context. Markets and governments interact in important ways. The "science" and "technology" of markets -‐ the practical applications of finance theory; information infrastructures; and so on -‐ is crucial. Legal frameworks matter a great deal. Networks of people who know each personally often play economically significant roles. »
Le séminaire “Reembedding Finance” tenu en France en 2010, adopte un point de vue plus critique : en effet il a lieu par et pendant la crise économique. Son approche est donc placée sous le signe de l’urgence de réponses face à la crise, et de ramener la Finance à une dimension qui fasse sens :
Association fondée le 15 juin 2000, régie par la loi du 1er juillet 1901, ayant pour objet la promotion d’études scientifiques interdisciplinaires sur le monde de la
finance.
« Le monde complexe de la finance contemporaine dépasse le domaine des sciences économiques. Une compréhension consistante des transformations des marchés financiers, de l’industrie bancaire et du financement des entreprises demande l’intervention de nouvelles approches qui puissent aborder toutes les dimensions de ces phénomènes. Le point de vue sociologique a fait preuve de la pertinence de ses méthodes et outils sur les marchés financiers. Des travaux récents en sociologie économique, anthropologie culturelle, sciences politiques ou sociologie des sciences et des techniques ont mis en évidence la spécificité des cultures financières. Des contributions en provenance des sciences économiques, comme celles de l’économie institutionnelle, l’école de la régulation ou l’économie des conventions, dialoguent de plus en plus avec ces nouvelles approches. Nous pensons que cette mouvance académique, que nous avons définie avec l’expression « Social Studies of Finance », se constitue avec l’objectif commun de suivre la
finance à travers la société. »
Source : Site de l’Association des Etudes Sociales de la Finance AESF (SSFA en
anglais) http://ssfa.free.fr/
“The subprime financial crisis has recently shown the limits of an abstract and
disembodied view of financial markets and their so-‐called “efficiency”. A new interdisciplinary field of research – often known as “Social Studies of Finance” – has been purposefully tackling these limitations, and has developed with a view to “reembedding” financial practices into the social world. This collective dynamic of interdisciplinary research [...] is grounded on a stiff conviction: the need to study financial activities as forms of social life. Showing how financial reality is embedded in social networks, culture, technology, scientific knowledge and institutional contexts can renew our understanding of finance.”
Face au constat que la tendance quantitativiste développée en Finance et économie de marché depuis les années 50’ a concentré l’attention sur l’économie mathématique et la modélisation, relayant à un niveau secondaire, voire négligé, les aspects humains et sociologiques, les SSF tentent d’apporter une contribution différente par rapport a l’économie et les théories financières, car « il s’agit moins de contester ce savoir académique et professionnel que de le prendre pour objet. Ceci permet alors de montrer comment la finance est structurée et transformée par la science financière elle-‐ même. » (Godechot, 2011a :27, cf. Preda, 2001, Walter, 2010).
Une perspective épistémologique s’ouvre alors comme une de ses contributions majeures, sur la construction sur savoir financier lui-‐même (Preda, 2001). Ainsi, nous voyons apparaître des travaux qui explorent la structuration relationnelle et socialement déterminée des prix (Baker, 1984 ; Beunza et al. 2006), l’importance et les paradoxes de la sociabilité et des réseaux professionnels dans ce milieu (Hassoun, 2005), les schèmes mentaux, culturels, rituels et cognitifs (Smith, 2001 ; Jacobs, 2012), la rationalité financière et sa démystification (Tadjeddine, 2000), les aspects de socio-‐ technologie qui montrent l’importance des objets et espaces de travail en particulier pour la cognition collective (Beunza & Stark, 2004, Walter, 2010).
Mais il s’agit encore d’un champ qu’on pourrait qualifier d’émergent, bien que très dynamique. A titre d’illustration, Google Scholar affiche 396 résultats pour « social studies of finance » au début de notre thèse et 594 vers la fin de sa rédaction, la base de données EBSCO n’en recense que 34 résultats (dont plusieurs livres) en sélectionnant l’ensemble des bases de données au début de notre travail, et la base de données francophone CAIRN on n’en recensait que 12 pour « études sociales de la finance ». Une page Wikipedia en anglais a été crée en septembre 2005 et a ce jour demeure minime.
Ici, nous retenons tout d’abord l’importance méthodologique et épistémologique (que nous aborderons plus en détail dans le chapitre 3) de chercher à connaitre l’objet ‘finance’ de l’intérieur. Ensuite, la richesse des contenus de recherche qu’elle produit.