C HAPITRE 2 ‐ A RGENT S ALE ET M AINS S ALES : DE
2.1. L ES ETUDES SOCIALES DE LA FINANCE ( A LA FOIS UNE LITTERATURE ET UNE APPROCHE PARTICULIERE )
2.1.2. A PPROCHES DE LA C ONFORMITE BANCAIRE
2.1.2.1. La Conformité bancaire: un objet d'étude encore récent
Aujourd’hui la déontologie est reconnue comme une fonction de l’entreprise mais aussi comme une profession. En une quinzaine d’années, cette fonction s’est
progressivement professionnalisée, évoluant vers la conformité, afin de se rapprocher de la culture anglo-‐saxonne de la compliance, plus ancienne. L’institutionnalisation de cette fonction et de ses pratiques apparait comme une manifestation des interrogations plus larges que se pose la société sur le rapport à des institutions de plus en plus importantes telles que les marchés financiers (cf. Djelic & Sahlin-‐Andersson, 2006, et spécifiquement Carruthers, 2012 pour une vision historique des marchés financiers et de leur régulation). C’est aussi le revers de la série de crises et de scandales financiers qui n’arrêtent pas de peupler l’univers médiatique ces dix dernières années. Or, la conformité, et les métiers qui la composent restent encore largement sous-‐étudiés : encore récents, en cours de professionnalisation, au statut et au positionnement organisationnel encore mouvant, collaborant avec d’autres acteurs comme les juristes ou les auditeurs internes. Les deux thèses doctorales en France (Lenglet, 2008 en sciences de gestion dans une perspective institutionnelle ; Assouly, 2011 en sociologie morale), ont largement inspiré notre travail en ouvrant la voie pour des études spécifiques sur la conformité bancaire, après que les deux aient exercé le métier de déontologue des marchés.
La question de la régulation des marchés financiers, voire même leur ‘moralisation’, est un des sujets les plus anciens et controversés (Fourcade & Healy, 2007, Assouly, 2011). Les économistes classiques et néoclassiques tendent à la considérer avec scepticisme ou dépit « there are today a few diehard free marketeers
who advocate ‘free-‐banking’ – a financial sector without prudential regulation » (Stiglitz
1999:38 in Stearns & Mizruchi 2005 :297). Mais la déontologie en tant que telle est un objet plus récent. Lenglet (2008) remarquait à l’époque de son travail doctoral que la déontologie financière devait encore trouver sa place dans la littérature académique (en gestion mais aussi dans d’autres disciplines, y compris la sociologie et la philosophie morale), en retard en ce sens sur les pratiques du marché. La Conformité a d’avantage attiré l’attention dans les domaines de la santé ou encore de l’environnement, mais son approche dans le domaine financier reste encore récente dans la littérature académique. Ainsi, on est contraints, pour aborder cette notion et les pratiques qu’elle recouvre, de recourir aux productions juridiques d’une part, et professionnelles (élaborées par les praticiens, qu’ils soient opérateurs du marché ou au contraire régulateurs23) d’autre part. Lenglet (2008) effectue en ce sens un excellent travail de
synthèse (cf. chapitre II). Il y a donc une manière nouvelle de considérer cette préoccupation morale ancienne par rapport aux marchés financiers : l’idée chez Weber
23 Cf. à titre d’exemple la Revue d’économie financière qui des 1988 publie des articles sur la déontologie ; le
et Proudhon au 19e siècle pour des raisons différentes (citées in Lenglet, 2008) d’un
nécessaire « corsetage des pratiques » demeure avec parfois les mêmes arguments, mais revoit ses moyens : la déontologie est devenue le contrôle. Weber utilisait déjà le terme de police du marché (Marktpolizei) ([1894] 1999 :50), et Proudhon signalait son inefficacité « par l’anarchie qui lui est essentielle, [la bourse] échappe à toutes les constitutions gouvernementales et policières » (1853 :36). Mais l’approche reste plus en phase avec la déontologie et une vision morale, plus que normative ou de conformité : «la bourse est le poux que doit palper le pathologiste afin de diagnostiquer l’état moral du pays » (1853 :164).
Depuis le travail de Lenglet, pour qui les déontologues était souvent assimilés dans un imaginaire particulier à des « grands prêtres » (2008:63), gardiens du graal de la loi, beaucoup de choses ont changé. La fonction a beaucoup plus évolué vers la dimension de contrôle interne de la compliance, et vers la dimension de conformité. Pour imprimer la forme de la loi, ce n’est plus d’un prêtre inspiré dont on a besoin, mais de la police. Nous avons, de nôtre côté constaté l’usage du vocabulaire d’avantage policier ou d’enquête pour se référer à ces professionnels. Du moins initialement, il y une dimension négative de l’éthique dans la déontologie, mais on ne la considère pas vraiment comme un phénomène social dans les organisations financières. Seul son versant juridique a su attirer l’attention sur le plan académique (cf. Pezard et Eliet, 1996 ; Loader, 2004, l’ancien International Journal of Regulatory Law and Practice, renommé en 2002 Journal of financial regulation and compliance, destiné aux régulateurs britanniques et les compliance officers dans une visée de praticienne de divulgation (ex. Capps et Linsley 2001, Edwards & Wolfe, 2004, 2005). Nous retrouvons aussi des analyses purement juridiques, telles la thèse de droit Moret-‐Bailly (2001) qui étudie « les déontologies » comme objet de « curiosité intellectuelle » et la « pluralité ontologique de la question déontologique » à travers l’analyse de 450 arrêts, témoins du foisonnement normatif.
Si l’on se place dans une perspective de marché et de concurrence pure et parfaite, les régulations semblent effectivement non simplement superflues, mais entraver le fonctionnement du marché. Alors elles sont tolérées en raison de certaines défaillances du marché (asymétrie d’information, situations de monopoles, abus...). Quoi qu’il en soit, il semble y avoir un enjeu sécuritaire essentiel lié non seulement à la conformité réglementaire, mais plus largement à l’éthique qui ouvre encore de nombreuses questions. Le poids de la norme, censée ‘normer’ et donc cadrer les risques prends de plus en plus d’ampleur dans les organisations, ce qui n’est pas sans poser de nombreuses questions au sein de ce travail. Si l’on admet que la norme est la traduction
prescriptive d’une éthique, celle-‐ci est-‐elle donc in fine mobilisée – à travers les normes – comme un outil rempart contre le risque ? Quel effet a l’omniprésence croissante du risque dans notre société sécuritaire sur le quotidien des personnes dont le métier est fondé sur la norme ? Comment les perceptions et les interprétations des normes et des risques des acteurs influencent-‐elles la construction d’une éthique comme pratique située dans le quotidien des métiers ?