C HAPITRE 3 : L’E THIQUE COMME PRATIQUE SITUEE :
3.1. C ONDITIONS POUR ETUDIER L ’ ETHIQUE EN SITUATION 3.1.1 L’ ECHEC DE L ’ ETHIQUE DES AFFAIRES A DEPASSER
3.1.2. E TUDIER L ’ ETHIQUE EN SITUATION : L ’ HERMENEUTIQUE , LA PRATIQUE , LA SITUATION
3.1.3.2. D’une éthique en pratique à une éthique comme pratique : Le tournant pratique en sciences de gestion et en éthique des affaires
Il semble qu’il est un vrai défi à penser l’action. L’action se trouve souvent surmontée d’un qualificatif (action politique, action collective) « sans que l’on sache exactement si la compréhension du phénomène [de l’action] s’en éclaire ou s’en obscurcit » (Dumez, 2006a:10). Et justement, de nombreuses approches tentent de faire de l’éthique un de ces qualificatifs de l’action, comme si à la base, celle-‐ci pouvait être ‘éthiquement’ c’est-‐à-‐dire moralement, neutre :
« Ethics is portrayed as a set of principles that must be applied to business decisions. In this conception, ethics functions as a final hurdle in a deliberate decision-‐making process. The questions that inform this process are usually something along the line of ‘may we do this ?’ or even more cynically : ‘can we get away with this ?’ When approached in this way, ethics becomes someting that
people consider after they have interpreted events and determined what they want to do. When ethics functions as an integral part of business practice, however, it informs individuals’ perceptions of events from the start and plays an important role in shaping their responses » (Painter-‐Morland, 2008 :2)32.
En suivant un mouvement plus général dans les sciences sociales, les sciences de gestion connaissent un « tournant pratique » qui prend de plus en plus d’importance (cf. Schatzki et al. 2001 et Nicolini, 2012 pour un aperçu général). Le principal intérêt de ces approches est de permettre de voir les choses sous un angle résolument dynamique : « to describe important features of the world we inhabit as something that is routinely
made and re-‐made in practice using tools, discourse and our bodies » (Nicolini, 2012 :2),
en se focalisant d’une part sur ce que les gens (les praticiens) font (les pratiques) et sur les phénomènes organisationnels repensés non plus comme choses, mais ‘comme pratique’ (la praxis) (e.g. stratégie comme pratique, ou dans notre cas l’éthique comme pratique). Avec la notion de praticien, on peut mettre en conjonction la phronesis (sagesse pratique) et la metis (la ruse). Savoir, savoir-‐faire et savoir être se confondent dans la mise en œuvre d’une pratique par un professionnel (Martinet & Pesqueux, 2013). La pratique (praxis) est alors le processus par lequel une technique est appliquée, et devient non pas jugement de valeur (qui nécessite un qualificatif ‘best
practice’ par exemple), mais jugement d’existence à partir duquel on peut considérer
plusieurs niveaux, ce qui sera, comme nous le verrons, le propre de la situation et de considérer une éthique comme pratique spécifiquement située.
L’approche pratique permet de cerner certains aspects délaissés par d’autres approches trop focalisées sur des entités antagonistes (pensée dualiste et essentialiste qui oppose les individus et la société, les phénomènes micro et macro) pour revenir à la dynamique, au processus, à l’activité, aux relations, y compris pour étudier les éléments qui nous semblent les plus stables et réifiés (structures, codes etc.). Etudier les pratiques implique étudier la relation entre nos actions, significations, discours, gestes etc., qui font sens à l’intérieur d’une communauté de pratique. En effet, une approche pratique fait plus que décrire ce que font les gens : elle appréhende la manière dont les pratiques donnent sens, informent l’identité, l’ordre social, les normes en cours. Méthodologiquement, « practice theories conceive social investigation as the patient,
evidence-‐based, bottom-‐up effort of understanding practices and untangling their relationships. They question how such practices are performed, and how connected
32 Le constat de Jackall (2010) et qui avait choqué les lecteurs, était ce constat noir de l’évidence machiavellique
(Deslandes, 2011b) qui est difficule de refuter, tellement il semble que : « ‘that’s the reality of our society (…)So we just accept the world as it is and live with it’ (Jackall p.186) » (cité in Deslandes, 2011b :63).
practices make a difference ; they ask why it is that the world that results from the comming together of several practices is the way it is, and how and why it is not different »
(Nicolini, 2012 : 8), ce qui correspond bien à notre démarche.
Nicolini rappelle d’ailleurs qu’il n’y a pas une practice theory, mais une série d’héritages (issus de penseurs tels que Aristote, Bourdieu, Giddens, Wittgenstein, Foucault…) qui ont chacun contribué à penser les phénomènes sous l’angle de la pratique, et que le tournant pratique en sciences de gestion mobilisera différemment pour l’étude des organisations33. On peut identifier trois points communs à ce tournant
pratique malgré les spécificités de chaque auteur : la dimension du champ (Bourdieu, 1979, 1994) ou des systèmes (Giddens, 1984) qui définit les pratiques dans leur dimension macro. Deuxièmement, ce qui est fait concrètement ‘en pratique’. Enfin, le point de jonction entre les pratiques et comment les choses se font en pratique restent les acteurs individuels et leur agence. On en vient alors à l’idée que c’est la re-‐création de pratiques qui génère les faits sociaux (tels que les institutions), et non pas l’inverse (DiMaggio, 1988), et ces pratiques sont toujours “in flux” (Becker, 2005 : 776). Ces pratiques sont le lien entre les actions humaines et les cultures/structures d’une société donnée (Bourdieu, 1994), et permettent cette flexibilité aux acteurs de trouver des moyens pour aligner les intérêts divergents de la vie sociale, et qu’on appelle le ‘travail institutionnel’ (Lawrence & Suddaby, 2006; Shadnam & Lawrence, 2011).
Ce tournant pratique nous fait basculer vers une approche ontologique-‐ épistémologique différente (Sandberg & Tsoukas, 2011) qui fait de la ‘logique de la pratique’ d’inspiration bourdieusienne son objectif. Sans s’opposer à la rationalité scientifique (car celle-‐ci n’ignore pas la dimension pratique), la rationalité pratique puise dans l’ontologie existentielle d’Heidegger pour mieux cerner la ‘logique de la pratique’ car ‘‘practical rationality, by making particular onto-‐epistemological as-‐
sumptions concerning the relationship between theory and practice, makes theory a derivative of practice and, thus, more reflective of the “richness” of practice (Weick, 2007: 14)” (Sandberg & Tsoukas, 2011). La notion d’être-‐au-‐monde, de dasein, elles-‐mêmes
puisant dans la tradition phénoménologique, ramènent notre présence au monde au cœur de la manière dont nous allons l’appréhender non pas dans un rapport de distanciation objectivante, mais à partir de cette présence même et son rapport mêlé au monde et ses agencements temporels et socio-‐matériels (Schatzki et al. 2001 ; Nicolini, 2012), comme nous avons vu également en sociologie de la finance dans le chapitre
33
Par exemple, en sciences de gestion, c’est dans le domaine de la stratégie qu’est devenu non seulement essentiel mais aussi explicite ce tournant pratique, avec la mise en place d’un courant à part entière, le “strategy-‐as-‐practice”.
précédent. Ainsi, cette logique sera d’autant mieux saisie que les agencements socio-‐ matériels et les pratiques sont intériorisées (Bourdieu, 1994), voire incorporées dans une « situated living praxis » (Faÿ et al. 2010 :21) comme nous y reviendrons.
Tout comme pour les sciences de gestion en général, l’éthique des affaires en tant que sous discipline connait aussi son propre ‘tournant pratique’ (cf. Andrews & Donald, 1989; Van de Ven & Johnson, 2006; Clegg et al., 2007; Nielsen, 2010a ; Deslandes 2011a). Ce que l’on commence a identifier comme le courant « ethics-‐as-‐
practice » et pourrait se définir comme « a field in which the objective is to establish an ethics opposed to any normativity, to any idealistic abstraction, to the universality of moral concepts upon which it would be predicated [...] directly geared to managerial practices» (Deslandes, 2011a : 48). Il s’agit d’un basculement particulier des théories
sur l’éthique jusque-‐là étudiée ‘en pratique’ (approche normative pour évaluer cette mise ou non en pratique) mais non pas ‘comme pratique’. Nous pensons qu’il s’agit là d’un point d’ancrage pertinent afin de s’émanciper de l’extériorité dans laquelle l’éthique est non seulement maintenue, mais en plus divisée au sein des organisations.
Nous remarquons que cette approche est de plus en plus suivie, y compris dans un certain nombre de travaux récents fait par des chercheurs qui jusque là avaient produit des avancées normatives, évaluatives de la performance, et dans une vision d’extériorité. A titre d’exemple récent, Gehman et ses collègues (2013) affirment comme question de recherche qu’il est indispensable de comprendre comment les valeurs sont pratiquées dans les organisations, et d’étudier ce qu’ils appellent le ‘values work’, car ils remarquent que la litérature montre que la plupart des études – y compris certaines des leurs passées -‐ s’arrêtent avant d’examiner la pratique des valeurs d’une manière dynamique car elles objectivent d’avance les valeurs comme données. Ils demandent alors : « How do practices emerge and how are they performed over time ? […] by values
practice, we mean the sayings and doings in organizations that articulate and accomplish what is normatively right or wrong, good or bad, for its own sake » (2013: 84). Ils
intègrent aussi bien l’approche pratique (de Dewey et Schatzki) et la théorie de l’acteur-‐ réseau afin de « move from cognitive understandings of value as abstract principles and
cultural understandings of values as symbolic artefacts to a performative understanding of values as situated in networds of practices » (2013: 84). Leur but est de comprendre
comment les valeurs sont actualisées par quelles pratiques.
Dans ces travaux sur l’éthique comme pratique -‐ signalée comme une des avenues à creuser en éthique des affaires (Werhane & Freeman, 1999) -‐ il n’est pas rare de voir que l’on fait référence aux idées du philosophe Wittgenstein comme le remarque Deslandes (2011a), puisque la dimension pratique se trouve au cœur de sa philosophie,
même si l’usage qui en est fait n’est pas toujours approfondi. En effet, cette référence est problématique car si on suit le philosophe, l’éthique est en dehors du langage, et donc du monde. Mais si on ne peut pas en parler, elle se manifeste bel et bien dans l’action. D’où la radicalité de penser cette inséparabilité de l’éthique et de la pratique, c’est-‐à-‐ dire des usages (en particulier vis-‐à-‐vis des règles) et d’un rapport à soi :
« To Wittgenstein, what is at stake is the adoption of a form of life, which offers
stability and regularity to our habitual facts, as well as an attempt to livein accordance with one’s principles. (...) (for the Stoicists) the most important question was not ‘who are you ?’ but ‘what do you do with your life ?’ (Gros, 2007 :104). In this type of stoicism, ethics was enacted at the lowest, but most important level : the one of daily practices, thanks to which each and every day was an opportunity to ponder over the daily rules of action that were dependent upon individual behavior and self control (the Greek egkrateia according to Foucault)» (Deslandes, 2011a :50-‐51).
Cette critique sur l’imprécision du fondement philosophique de l’éthics as
practice nous semble justifiée, mais ce n’est pas dans un sens Wittgensteinien que nous
souhaitons l’approfondir. Si nous revenons à l’article de Clegg, Kornberger et Rhodes (2007), il y a d’autres éléments que nous aimerions discuter, d’autres que nous souhaiterions creuser. Tout d’abord, l’éthique n’est pas un attribut que l’on a, mais quelque chose que l’on fait (Clegg et al. 2007 :117). De ce point de vue, il s’agit presque d’une redondance dans les termes : la pratique est l’éthique et l’éthique est pratique (non pas l’adjectif pratique, mais son substantif). Alors qu’une action peut être qualifiée de morale ou immorale, l’éthique se situera à un autre niveau : « not on an ideological
level that grand narratives compete for what is good and evil, but on a level of concrete practices in use, which is where ethics is at stake » (2007 :119). Ainsi, cet enjeu de
l’éthique est ce qui nous met devant l’évidence des tensions, et donc des potentielles contestations, luttes, résistances pour voir comment les modèles, outils et règles sont utilisés : « we understand ethics as the social organizing of morality ; the process by which
accepted (and contested) models are fixed and refixed, by which morality becomes ingrained in various customary ways of doing things. » (2007 :111). C’est en raison de
cette exigence politique que le concept de situation, prendra tout son sens, même si malgré ses usages fréquents (y compris par Clegg et ses collègues, Painter-‐Morland, et même Jackall) il est rarement défini, justifié dans son emploi, ou ses implications.
3.1.3.3. Qu’est-‐ce qu’une situation ? Apports théoriques et fondements
d’un dépassement
Nous avons utilisé le mot situation un certain nombre de fois, et nous entendons développer l’idée d’une éthique comme pratique située. Que voulons nous dire par là au
juste ? Retraçons d’abord les différents usages existants du terme de situation (trois en philosophie morale et deux en gestion) avant de pouvoir en proposer une opérationnalisation différente par rapport à l’éthique.
Tout d’abord les trois principales définitions en philosophie morale. Premièrement, lorsque l’on met côte à côte les mots éthique et situation, le premier réflexe et souvent erroné est de penser directement au relativisme moral, posture qui pourrait se résumer à la maxime que tout se vaut, ou que réciproquement aucune règle morale n’est mieux qu’une autre car aucune n’a de valeur universelle, ce qui conduit in
fine à des perspectives soit de chaos anarchique soit de domination par certaines, si l’on
considère la dimension planétaire globalisée où toutes les cultures doivent cohabiter. Pour les opposants de cette perspective, ainsi que pour tous ceux qui prônent un certain universalisme des valeurs, parler d’une éthique de situation relève de l’oxymore. Sans plus nous y attarder, il n’est clair que notre propos ne s’inscrit pas du tout ni dans cette lignée de relativisme moral, ni dans son opposé l’universalisme des valeurs, ni même dans un ‘juste milieu’ à la fois creux, stérile, et sans conceptualisation rigoureuse.
Deuxièmement, l’autre référence qui vient assez rapidement au vue de l’association de termes est celle de l’éthique situationnelle, appelée aussi situationisme. Dévelopée par le prêtre épiscopal Joseph Fletcher (1966) dans les années soixante, cette perspective ouvre certes la possibilité de donner une certaine importance aux situations que l’on vit (le moment, le contexte) et prône donc une ‘éthique de situation’, mais qui n’est finalement qu’un contexte d’action. Fletcher par ailleurs affirme la prééminence d’une valeur universelle, la seule qui soit intrinsèquement valable, l’Amour dans son interprétation chrétienne (Agapè, l’amour inconditionnel, charitable, qui se confond avec Dieux lui même –Dieu est Amour – et qui comporte aussi la dimension sacrificielle christique). Quelle que soit la situation, peut importe alors la ‘morale’ que l’on suit du moment que c’est fait dans un but d’Amour et d’augmentation et propagation de cet Amour. Fletcher entend alors proposer une alternative à l’opposition entre approches légalistes et trop normatives de l’éthique d’une part et l’anomie, le chaos et le relativisme d’autre part. Fletcher appartient alors pour nous à la catégorie conséquentialiste en éthique des affaires, où la fin (l’amour) peut en effet justifier les moyens. Ce ne sont pas alors les moyens (ni les situations d’ailleurs) qui sont bons ou mauvais per se, mais seront ordonnés en fonction de buts spécifiques, qui sont, eux, identifiés comme bons ou mauvais a priori. Plus récemment, nous retrouvons que cet héritage revient en force parmi les chercheurs des universités catholiques que nous avons pu côtoyer au cours des conférences sur l’éthique des affaires où nous avons présenté notre travail. Par exemple, Melé (2009) affirme qu’une éthique des affaires
sans principes directeurs est problématique, et propose alors l’universalité du statut intouchable des personnes (personnalisme) et du Bien Commun. Plus récemment, et dans un même livre où se trouve une de nos publications, suite à une conférence où nos deux papiers ont été programmés dans la même session parallèle et présentés l’un après l’autre, Melé (2012) aborde spécifiquement le concept d’Agapé en le rapprochant du concept confucéen de ren (bienveillance, amour des autres) pour souligner l’importance de la bienveillance en éthique des affaires et en management. Malgré leurs apports et leur but conséquentialiste louable (œuvrer pour un plus grand Bien dans le monde des affaires), ces approches ne correspondent pas non plus à ce que nous souhaitons aborder dans ce travail – la construction d’une éthique in situ – se situent à un autre niveau d’interrogation que le nôtre, et restent dans une approche in fine normative.
Par ailleurs, troisièmement, lorsque dans une perspective de philosophie morale on évoque la notion de situation, il est intéressant de remarquer qu’elle est souvent suivie d’un qualificatif particulier : on parle de situations extrêmes. En effet, la notion de situation par rapport aux domaines de l’éthique et de la morale a souvent été mobilisée comme l’espace-‐temps radical et extraordinaire, qui nous apprend néanmoins des choses sur la réalité des comportements humains, qui ne se manifesteraient pas, du moins de manière aussi flagrante, en dehors de ces cas extrêmes : guerres, expériences de laboratoire, camps de concentration, emprisonnement, catastrophes naturelles (Canto-‐Sperber, 2004 : 1790-‐1792). Comme si habituellement, certains comportements de la nature humaine ne se manifestaient pas, ou presque pas. De par l’extrémisme du contexte (mot que nous préférons pour cet usage à celui de situation, auquel nous réserverons un autre sens), on est à même de voir se manifester côte à côte des comportements d’entraide et de courage solidaire sans égal (assistance aux réfugiés au péril de sa propre vie, partage des ressources même lorsqu’elles sont minimes, sacrifice de soi) et des comportements d’une cruauté et d’une inhumanité tout autant exceptionnels (dénonciations, torture, violence, bouc émissaires). L’extrême devient alors le révélateur de l’ordinaire, du moins de cet ordinaire latent qui ne se manifeste dans de telles proportions que sous les feux de l’extrême, comme dans les analyses d’Arendt (1963). Or, le bémol réside dans le seuil au delà duquel l’extrême ne nous renseigne guère sur l’ordinaire, tellement transmuté, que cela devient un véritable « monde à part » avec des hommes qui ne sont plus des hommes mais sont hors d’eux mêmes (Herling, 1995) et où il devient donc absurde de faire des comparaisons tellement c’est incommensurable avec les conditions ordinaires du monde et des comportements. Dans ce cas là, ce que constatent nombreux survivants et témoins de
camps de concentration par exemple, c’est que tout sens de morale disparaît : « C’était une existence selon Hobbes, une guerre continuelle de tous contre tous » (Lévi, 1989 :32). Une réduction à l’état de nature non plus dans une utopie philosophique, mais comme réalité bel et bien charnelle, d’un égoïsme absolu et où l’instinct de survie est maître. Mais eux-‐mêmes rapportent aussi les histoires d’entraide, et comment un substrat de dignité, de vie de l’esprit, non seulement ne disparaît jamais totalement, mais parfois même connaît sa plus grande heure de gloire. De leur côté, les bourreaux ne sont pas non plus des êtres dépourvus de morale, car souvent convaincus d’agir pour le bien de leur pays ou d’un idéal qui justifie certains « sacrifices ». Les contextes extrêmes sont donc l’occasion de profondes interrogations à la fois sur la morale et sur la nature humaine, ainsi que sur leurs rapports subtils (Todorov, 1991; Todorov et al. 1999), tellement subtils qu’on arrive souvent à ne pas les voir tellement ils sont habituellement ‘ordinaires’.
Or, alors que d’une part il semble plus ‘facile’, parce que plus évident, de considérer la morale et les comportements humains en situation extrême – et en ce sens le contexte de crise financière comme arrière fond de cette étude prend toute son importance – d’autre part nous voulons aussi leur donner une profondeur au sein même de la quotidiennité. Au niveau le plus simple, la situation de quelque chose est sa localisation dans un espace-‐temps et son interaction mutuellement déterminante avec lui (e.g. situation géographique), qui peut donc créer un ‘climat’ d’interaction particulier (e.g. situation politique ou dramatique). Mais là encore on cherche à lui donner des adjectifs qualificatifs (extrême, dramatique etc.). Cherchons donc à présent à conceptualiser autrement la notion de situation en cherchant les deux sens qui lui sont donnés en gestion.
En gestion, nous pouvons identifier principalement deux courants qui ont évolué de manière indépendante (ils ne se citent pas les uns les autres car ont des objectifs différents) à propos des situations. Le premier dérive de la grounded theory