C HAPITRE 2 ‐ A RGENT S ALE ET M AINS S ALES : DE
2.2. L'A RGENT S ALE : ENTRE SOUILLURE ET ILLEGALITE
2.2.2. L' ARGENT SALE COMME ARGENT ILLICITE : SES CIRCUITS , SES ENJEUX
2.2.2.2. L’organisation contemporaine de la LAB dans les institutions bancaires et financières
La conscience des enjeux du blanchiment d’argent au niveau mondial date des années 1980 et fait partie de l’évolution de la Conformité (compliance), menant à l’intégration progressive d’une fonction régulatrice au sein des institutions financières
(Edwards & Wolfe, 2004, 2005) jusqu’à être aujourd’hui considéré comme un standard institutionnalisé auquel elles doivent se conformer (cf. figure 4 dans l’introduction)27.
Très vite, on a compris que le succès d’un quelconque dispositif de lutte repose largement sur une mobilisation à l’échelle internationale. C’est le 27 juin 1980 que le Conseil de l’Europe produit le premier texte international sur la prévention et la répression du blanchiment d’argent et l’importance d’impliquer le système financier pour empêcher son insertion dans les circuits officiels de l’économie. Ensuite, vient la déclaration des principes sur la « prévention et l’utilisation du système bancaire pour le blanchiment de fonds d’origine criminelle » du 12 décembre 1988 à Bâle, fait par les banques centrales et autorités de contrôle des établissements bancaires de plusieurs pays dont la France, le Canada, les Etats-‐Unis, la Suisse, l’Italie, le Japon parmi d’autres: « les banques ne doivent pas prêter leur concours ou fournir une aide active pour des opérations dont elles ont de bonnes raisons de supposer qu’elles sont liées à des activités de blanchiment de fonds » (Comité de Bâle du 12 décembre 1988, cf. Annexe 5). Le principal souci exprimé à l’époque est de préserver la réputation des établissements bancaires. Une semaine plus tard, une convention des Nations Unies était signée à Vienne focalisé sur le trafic de drogues et stupéfiants illicites et l’entraide internationale pour le combattre. L’année d’après eu lieu un événement clé de l'institutionnalisation de la lutte anti-‐blanchiment et du financement du terrorisme (LAB/FT en français, AML en anglais pour Anti-‐Money Laundering) date de 1989 et le Sommet de l'Arche du G7 et a mené à la création du principal régulateur international qui s'en occupe, le Groupe d'Action Financière Internationale (GAFI, ou Financial Action Task Force, FATF, en anglais) (Voir Favarel-‐Garrigues, 2003a, 2003b; Scheptycki, 2000; Williams & Baudin-‐O’Hayon, 2002). Pendant une dizaine d’années, l’importance de la lutte anti-‐blanchiment dans et par le système bancaire et financier a été quelque peu ignoré, superficiel, voire « cosmétique ». Depuis, en partie suite à plusieurs scandales, les banques ont du intégrer dans leur ethos, leur structure et leur organisation le rôle formel de « sentinelles » des marchés financiers (Favarel-‐Garrigues et al. 2009). En Europe, cette obligation a été renforcée par trois Directives Européennes en 1991, 2001 et 2005 (Favarel-‐Garrigues et al., 2007). Aujourd’hui, le consensus semble incontestable et partagé par la totalité des acteurs, privés ou publics concernés. Initialement concerné
27 Cette sous-‐partie aborde la lutte anti-‐blanchiment dans ses aspects généraux. Le dispositif précis de lutte
anti-‐ blanchiment sera abordé plus en détail dans la deuxième partie de cette thèse consacrée à l’étude terrain, afin de préciser les dispositifs retenus par la banque étudiée.
par les pays du G7, le GAFI fut rapidement rejoint par d’autres pays comme l’Espagne, la Suisse ou encore la Suède, puis de nombreux autres dans les années qui ont suivi. S’appuyant sur la Convention des Nations Unies, le GAFI est là pour accompagner la création d’un dispositif judiciaire en accord avec ses recommandations, et de soutenir la coopération internationale aux niveaux des échanges d’informations notamment. D’autres acteurs tels que le PNUCID (Programme des Nations Unies pour le contrôle international des drogues) ou encore Interpol participent aussi d’un complexe dispositif en réseau au niveau international, mais dont nous nous n’occuperons pas dans ce travail. On s’avoisine beaucoup d’une sorte de global prohibition regime (Nadelmann, 1990) à l’instar du partage de normes transnationales communes comme une des bases de notre société globalisée (Krasner, 1983, Djelic & Sahlin-‐Andersson, 2006). C’est ce qu’on appelle la juridisation (legalization) des relations internationales (Goldstein et al. 2000), fortement renforcée depuis les attentats du 11 septembre, la lutte contre le financement du terrorisme (LAB/FT) (cf. Laroche, 2003) et la gestion des risques en particulier (Hood, Rothstein & Baldwin, 2001 ; Power, 2004). Sous l’impulsion d’une soft
law efficace opérant sous un fort stress institutionnel (Favarel-‐ Garrigues et al. 2009 :
18-‐21), les Etats-‐Unis ont ainsi progressivement contraint les autres pays (aujourd’hui plus de 170) à adopter les dispositifs LAB comme prérequis pour pouvoir continuer de traiter avec leur système financier.
Malgré un appareillage complexe, lourd du point de vue juridique et administratif, ces dispositions sont restées largement théoriques jusqu’aux années 2000, où les banques se sont activement engagées dans le processus et sont donc passées à occuper la première ligne sur le front de la LAB. Derrière la pression institutionnelle, il y a de fait une grande marge de manœuvre, et il n’est donc pas forcement pertinent de parler exclusivement en termes de juridisation. Car le succès international de la LAB est lié au caractère ouvert des normes, propice aux réinterprétations au niveau local de chaque pays, voire de chaque banque.
Favarel-‐Garrigues et al. (2009) ont récemment apporté de nouveaux éléments avec leur investigation sur la lutte anti-‐blanchiment (LAB) comme nouvelle spécialité professionnelle dans le secteur financier, qui transforme par là aussi les banques en véritables « sentinelles de l'argent sale ». En effet, avant ce travail, la LAB n'était étudiée que sous l'angle juridique ou économique, sans faire véritablement l'objet d'une étude sur les acteurs qui la portent par des pratiques professionnelles spécialisées qui contribuent ainsi à son institutionnalisation. Une des principales transformations de ces vingt dernières années est bien l’émergence et la constitution d’un groupe de professionnels parlant le même jargon, se référant aux mêmes textes, utilisant les
mêmes outils de veille... Il s’agit en quelque sorte d’une homogénéisation du système cognitif et normatif, et un véritable processus de professionnalisation (constitution d’une expertise différentiée, l’autonomisation d’un métier), même si pour le moment, pour certains, ce n'est qu'une fonction parmi d'autres, et tous n’ont pas les mêmes parcours (par exemple, une expertise individuelle expérientielle et non pas liée à des études) ni le même degré d'engagement. On peut identifier les trois principaux acteurs de la LAB suivants :
• Compliance Officers et analystes (dans les établissements bancaires) dont le rôle est défini comme étant à l'intersection de 4 fonctions: «déontologie, sécurité financière, audit interne et management des risques » (Favarel-‐Guarrigues et al. 2007). Leur nombre a par ailleurs augmenté de manière exponentielle depuis une vingtaine d’années.
• Régulateurs qui exercent la fonction répressive et de contrôle externe (institutions telles que par exemple en France la Commission Bancaire, Tracfin, le Ministère de l'Intérieur, de la justice, les douanes ou la gendarmerie). La relation avec les Compliance Officers est constituée de deux versants : l'échange d'informations/coopération dans les investigations d'un côté, et la « réponse à des injonctions » de l'autre.
• Prestataires de SI (logiciels de détection, de veille, de profilage, recoupement de données) et autres produits et services de formation aux banques pour mettre en place des dispositifs LAB en accord avec la réglementation.
Parmi les effets de cette lutte anti-‐blanchiment implémentée par les banques, la charge de travail « paperwork » et de ressources, et ce que ca implique en termes de collecte et d’archivage pour les banques et de temps pour le client est souvent la première chose qui est reprochée (Mulligan, 1998). Les Front Officers tendent à imputer à ce lourd travail en amont des transactions la perte d’importants clients, qui seraient donc allés vers des banques moins regardantes fournissant le même service sans autant de complications et vérifications. De plus, des clients déjà existants dans la base de données de la banque (déjà approuvés donc) ne comprennent pas la nécessité de répéter périodiquement le processus, et de devoir envoyer encore une fois des documentations à jour pour la continuité de la due diligence. Par ailleurs, nous sommes encore loin d’une règlementation précise qui serait la même pour tous les pays (objectif d’associations professionnelles telles que ACAMS28, ce qui simplifierai certainement les
procédures et l’automatisation du processus).
28
Association of Certified Anti-‐Money Laundering Specialists, qui organise des conférences professionnelles internationales depuis presque 20 ans, ainsi que des formations et des certifications (www.acams.org)
En France, une première législation spécifique réside dans la loi n°90.614 du 12 juillet 1990 sur le blanchiment des capitaux issus du trafic de drogues, étendue par la loi n°93-‐122 du 29 janvier 1993 aux profits des organisations criminelles (cf. Annexe 5). Il s’agit là de l’instauration des éléments de base du dispositif préventif et répressif, dans l’obligation de vigilance des banques et l’obligation d’effectuer une dénonciation par déclaration de soupçon dans les cas prévus, qui peuvent donc éventuellement imposer la rupture du secret bancaire devant des acteurs tels que la Commission Bancaire, les autorités judiciaires, ou la Banque de France. Ce qui pourrait alors être interprété comme un manquement à son éthique professionnelle (dont le secret bancaire ferait partie) est justifié au nom de l’intérêt public de mettre fin au crime organisé et au blanchiment d’argent sale. Cette ‘dénonciation’ peut mettre l’établissement bancaire dans une situation délicate vis-‐à-‐vis de son client, auquel il n’a pas le droit de divulguer les raisons d’un refus, retard, ou gèle des opérations et des capitaux en cas de déclaration de soupçon à Tracfin, strictement confidentielle, parfois uniquement orale.
Les dispositions de lutte anti-‐blanchiment, d’abord focalisées sur le trafic de drogues, ont progressivement été élargies jusqu’à concerner aujourd’hui l’ensemble des infractions punies d’au moins un an d’emprisonnement (prévu par la 3e Directive
Européenne de 2005, transposée en droit Français en 2009 par l’ordonnance 2009.104, cf. Annexe 5). L’objectif ultime étant de bloquer l’accès et le recours au système bancaire et financier mondial à l’argent sale ou de provenance douteuse. Le rôle des banques se situe en première ligne de ce combat, ayant l’obligation de surveiller et de reporter tout client ou transaction qui semblerait douteuse aux régulateurs (à Tracfin, en France) en faisant le cas échéant une déclaration de soupçon, qui sera suivie ou non d’une investigation plus poussée. Les grandes lignes du dispositif impliquent pour les banques une surveillance avant l’entrée en relation, pendant la relation d’affaires, et après. Avant l’entrée en relation avec les clients, les banques doivent effectuer des vérifications de Connaissance Client (“Know-‐your-‐Customer identification procedures”, en anglais). Cela consiste en une série de vérifications de l'identité pour certifier que le client est bien celui qu'il dit être à travers un processus complexe d'analyse des risques selon le pays où se trouvent domiciliées les affaires du client, la structure de son organisation, la nature de son activité économique, et surtout de savoir qui est la personne physique qui sera le bénéficiaire ultime de la transaction. Cocheo (1999) est un bon exemple de l’opinion circulant dans la presse praticienne (en l’occurrence dans ABA Banking Journal) à propos du KYC. Ce dossier fait état du profond mécontentement des banquiers face aux nouvelles dispositions KYC imposées par les régulateurs à partir d’avril 2000 : « ABA strongly urges to the respective agencies to withraw the current
proposal. Given the widespread and growing negative perception of this proposal, we are very concerned about the prospect of having the public lose confidence in the banking industry, and in governement insitutions generally, if this proposal is not withdrawn. Furthermore, the proposal expands the regulatory imbalance between banks and their competitors, increases regulatory burdens on banking institutions and and raises serious privacy concerns on the part of bank customers » (Cocheo, 1999 :26). Une des principales
protestations venait du fait que de telles régulations n’étaient pas, du moins à l’époque, imposées aussi à d’autres organisations non bancaires (telles que des casinos par exemple). On en parlait depuis la fin des années 80 aux Etats Unis, mais elles ont vraiment commencé à être imposées là où la Federal Reserve considérait par exemple que leur politique LAB était trop faible. Aujourd’hui on retrouve des articles insistant plutôt sur les bénéfices gagnant-‐gagnant du KYC : bon pour la gestion des risques et bon pour une meilleure relation et satisfaction client (e.g. Graham, 2003), même si les critiques restent fréquentes.
Les analystes experts du KYC sont chargés d'analyser le profil de risque en termes de réputation pour la banque et en particulier de risque anti-‐ blanchiment à travers l'information fournie par le personnel commercial de la banque et des investigations sur des bases de données fiables afin d'intégrer les morceaux de ce qui ressemble souvent à un puzzle, tel que le ferait un détective criminel. Ils vérifient aussi la question de la rationalité économique des opérations (Vasseur, 1991), c’est-‐à-‐ dire essayer de détecter des transactions qui semblent trop complexes ou injustifiées au regard de l’activité sensée être poursuivie par la société etc. Ne faisant pas forcement l’objet d’une déclaration de soupçon, ces activités douteuses doivent attirer l’attention et être étudiées dans le détail. Enfin, les obligations de surveillance ne se limitent pas à la durée de la relation commerciale avec un client. Les organismes bancaires se doivent de conserver les documents relatifs à l’identification des clients pour une durée de cinq ans après la fin de la relation, et de les tenir à disposition des enquêteurs en cas d’audit.
2.3.
L
ESM
AINSS
ALES:
LA QUESTION DE L'
AGENCE MORALE ET DE SON ETUDE2.3.1.
C
ONTRADICTIONS INTERNES:
LES AFFAIRES ET LES BANQUES D'
AFFAIRES2.3.1.1. La "double paire d'yeux": l'autorégulation et le bien fondé des
activités bancaires
Ce qui provoquait un grand étonnement durant la dernière crise est de constater le paradoxe suivant : on accusait les Etats de ne pas suffisamment réguler et