C HAPITRE 2 ‐ A RGENT S ALE ET M AINS S ALES : DE
2.1. L ES ETUDES SOCIALES DE LA FINANCE ( A LA FOIS UNE LITTERATURE ET UNE APPROCHE PARTICULIERE )
2.1.2. A PPROCHES DE LA C ONFORMITE BANCAIRE
2.1.2.2. De la déontologie à la conformité: un passage significatif
Jusqu’à récemment, dans les organisations on parlait surtout de déontologie : il y avait un « département » ou « service déontologie ». Aujourd’hui on parle de plus en plus de Conformité. Que recouvre ce changement de vocabulaire pour se référer à une tâche spécifique dans les professions en général et dans l’entreprise en particulier ?
La déontologie vient de deontos (comme il se doit) et logos (parole, savoir, cosmos), ce qui devient en quelque sorte « science du devoir ». Introduit par J. Bentham en 1834 (Deontology or the science of morality) ce terme fut rapidement employé dans un sens utilitariste de «ce qu’il convient de faire dans une situation sociale déterminée» suite à un examen empirique (Siroux 2004:474). La notion fut ensuite circonscrite aux devoirs liés à une profession particulière et à son exercice par une communauté de praticiens qui seront soumis au même code déontologique sous peine de sanctions. Il s’agit donc d’une série de normes formelles explicites qui constituent un droit positif. Elles constituent une base qui évite l’arbitrage du dilemme en fournissant des réponses d’action dans un champ de possibles en fonction des impératifs qu’elles imposent. La frontière entre la déontologie et l’éthique professionnelle n’est pas très claire au niveau des usages parfois indistincts des deux expressions, mais en revanche relève d’un champ beaucoup plus diffus que l’éthique professionnelle, où l’individu mobilise sa capacité critique pour évaluer la cohérence d’une situation ou d’une pratique vis-‐à-‐vis de principes généraux, et non de normes. Ainsi, la déontologie peut être en conflit avec une éthique professionnelle ou une éthique générale. Par exemple, le secret professionnel a été examiné comme entrainant ce genre d’incompatibilités (Canto-‐ Sperber, 1999) : affirmé par une déontologie (médicale, sacerdotale, bancaire par exemple) mais en conflit avec une éthique lorsque garder le secret implique un préjudice potentiel pour un tiers individuel ou collectif. La contrainte sur le comportement est donc de nature différente dans les deux cas : la déontologie s’appuyant sur le droit, (obligations et sanctions selon une procédure menée par un organisme autorisé à exercer ce pouvoir, cf. Kelsen, 1962) alors que l’éthique
professionnelle ou même la morale au sens large relèvent de valeurs à portée indéfinie (telles que l’honnêteté, la loyauté et n’entrainent pas de sanction préétablie autre qu’une conscience troublée ou celle d’une réprobation sociale). Ainsi, les différentes professions ont progressivement produit des codes déontologiques (qui malgré la confusion terminologique relèvent de codes d’éthique professionnelle, traduits en termes juridiques) qui séparent ces communautés de pratique de la prééminence de l’Etat sur la production et la mise en pratique du droit. Cette autonomisation et la volonté de s’autoréguler (Decoopman, 1988 ; Terrenoire, 1991) engendre ce qu’on appelle le pluralisme juridique. Romano (1918) en a jeté les bases théoriques de ce droit qui n’est pas contenu normatif (lois, sanctions etc.) mais organisation et structure : de ce fait, tout corps social est légitime producteur de droit. La sociologie et l’anthropologie du droit constatent en effet une multiplicité qui donne lieu à une ‘interlégalité’ (Sousa Santos, 1991).
Or, c’est bien l’ordre juridique étatique qui confère à ces autres sphères leur légitimité par une reconnaissance législative ou la constitution d’une jurisprudence (Kelsen, 1962). D’où la problématique actuelle concernant la déontologie financière et le fait que paradoxalement on dénonce l’absence de régulation et de contrôle par les états. Ces derniers sont sensés étendre leur approbation à ce champ mais dans un monde globalisé ne sont plus les garants supra-‐organisationnels de tels codes de déontologie (Djelic & Sahlin-‐Andersson, 2006 ; Djelic, 2011). La déontologie ne s’inscrit plus dans la hiérarchie des droits et devoirs prévus par la Loi d’un pays mais existe ou persiste de manière périphérique dans des organisations soumises à un pluralisme juridique confus, où prime donc souvent la loi du marché.
Avec l’acception du mot déontologie aujourd’hui, nous sommes donc loin de l’idée de science de la moralité, circonscrite à une situation donnée. Si aujourd’hui nous parlons de plus en plus de Conformité, c’est parce que la déontologie a progressivement évoluée vers le déontologisme qui impose donc ce passage de la science empirique de la morale à la prescription absolue. Le déontologisme recouvre de fait une éthique déontologique, à savoir une éthique « qui soutient que certains actes sont moralement obligatoires ou prohibés, sans égards pour leurs conséquences dans le monde » (Berten 2005 : 477). C’est ce qu’on retrouve dans la « morale kantienne » : est bon ce qui est accompli par devoir ou selon le respect de la loi. La personne morale est celle qui a la volonté de se plier à ce « bien » et de l’accomplir, indépendamment des issues pour les personnes, y compris elle-‐même. Ceci permet à Kant d’échapper à la pluralité du bien car le réduit à la conscience du devoir, et donc à la liberté de l’homme déterminé par la volonté de sa raison. Il s’agit là du passage du sujet moral (au sens de producteur du
sens du bien) à l’agent moral, (exécuteur par sa volonté d’un bien qui lui est extérieur). Ce bien extérieur est par là même universel, irrévocable et sans exceptions, comme le reflètent le terme kantien ‘d’impératif catégorique’ et son célèbre développement sur le prétendu droit de mentir (1797), comme exposé dans le chapitre précédent. Selon cette logique, même dans ses déclinaisons contemporaines quelque peu détachées de la doctrine kantienne stricto sensu, demeurent une série d’idées fondamentales (Berten 2005). Tout d’abord, l’idée d’une valeur absolue de certains principes et donc d’une valeur intrinsèque et universelle des actes, qui seront donc soit bons soit mauvais en soi, et qui «constituent donc des moyens moralement inacceptables de poursuivre des fins, même si ces fins sont moralement admirables ou moralement obligatoires » (Davis, 1993:205). Ensuite, cette perspective met une emphase sur les limites à ne pas franchir, se construit à partir du négatif, affirmant la prééminence des contraintes qu’exerce le droit face à l’appréciation conséquentialiste de la situation « les droits ne déterminent pas un classement social mais fixent les contraintes à l’intérieur desquelles un choix social doit être effectué, en excluant certaines possibilités, et en imposant d’autres, et ainsi de suite » (Sen, 1990 :166). Les critiques du déontologisme, avancent donc des arguments en dénonçant en particulier une dimension trop abstraite pour le rendre concrètement applicable (les devoirs découlent de principes considérés premiers et fondamentaux), trop formelle et qui vire de la rigueur au rigorisme, ce qui ne permet pas d’être sensible aux cas particuliers, et enfin, dans un contexte de pluralisme, on est face à un conflit de devoirs dont il est difficile de tirer un jugement juste, avec les problèmes d’interprétation que nous avons commencé à évoquer au chapitre précédent.
A ce propos, il y a par ailleurs des variations qui sont issues des tensions entre ces deux termes – déontologie et conformité – mais qui continuent à exister en parallèle malgré une tendance au déontologisme. Les différents degrés de normativité des normes deviennent alors un aspect intéressant à considérer. A un extrême on trouve la norme qui n’est pas contraignante juridiquement, et que les anglo-‐saxons désignent comme relevant de la soft law, littéralement le droit mou, parfois traduit par ‘régulation douce’ (Delmas-‐Marty, 2004). Elle peut, malgré sa ‘mouité’ (Botul, 2007), avoir des influences fortes sur la conduite de la stratégie interne et/ou externe des organisations. Les enjeux d’image et de réputation, dont il sera largement question dans notre enquête terrain, sont souvent l’argument justifiant de se plier à de telles normes molles. A l’autre extrême, nous retrouvons les normes très contraignantes juridiquement : « l’éthique obligatoire peut se définir comme celle imposée par la sanction ; son essence est pénale et ses outils sont la loi et le juge » (Rouquié, 1997:334). Répressive, correctrice, condamnatrice, elle se veut aussi réparatrice en indemnisant les victimes. Cependant,
elle est parfois inadaptée à la réalité (excessive sur un plan, imprécise sur un autre), souvent incapable de déterminer le responsable d’une faute en particulier dans une organisation (question problématique de la personne morale à laquelle il est difficile d’imputer une responsabilité pénale).
Pour couvrir le spectre de toutes les situations possibles, on a alors tendance dans les organisations à utiliser parfois indifféremment éthique et déontologie, pour nous référer à un ensemble de directives visant à encadrer la pratique. Or il faut rester conscients que couvrir toutes les situations possibles est hors de portée. Historiquement, la déontologie concernait les professions liées à l’état, comme réminiscence de la loyauté du vassal envers son suzerain. Aujourd’hui on le retrouve chez les fonctionnaires, ou professions indispensables à la société (médecins, avocats). Pour les marchés financiers (Assouly 2011), la codification de ce qui jusque là étaient des pratiques liées à la tradition s’est imposée avec la modernisation des marchés financiers à partir des années 1980, qui est allée de pair avec un désengagement du rôle de l’état. La Commission Bancaire a remplacée la Commission de Contrôle des Banques (qui datait de 1941) en 1984, avec un pouvoir de contrôle mais aussi de sanction. Cependant, le code déontologique qu’elle entend défendre s’inspire dans une large mesure de la tradition et des principes d’autorégulation que cette profession pratiquait déjà de manière implicite. Ce code et ces pratiques servent peut être alors davantage l’intérêt de la profession que le bien commun (cf. Lesage, Hottegindre & Baker, 2009).
Quoi qu’il en soit, ce passage d’un mot (déontologie) à un autre (conformité) peut donc ainsi être lu comme un reflet de la crise de confiance généralisée qui envahi les milieux professionnels, de confiance en l’homme dans sa capacité à être un sujet moral. Pour jouer sur les mots par rapport à notre terrain bancaire, faire confiance à quelqu’un c’est lui accorder du crédit, à ses paroles et à ses actes. Or, de ce point de vue là, on ne peut qu’admettre que le passage de la déontologie à la conformité ne va pas dans le sens d’une confiance renforcée dans le milieu bancaire ou de sa responsabilisation (Assouly, 2011), loin de là.