C HAPITRE 3 : L’E THIQUE COMME PRATIQUE SITUEE :
3.1. C ONDITIONS POUR ETUDIER L ’ ETHIQUE EN SITUATION 3.1.1 L’ ECHEC DE L ’ ETHIQUE DES AFFAIRES A DEPASSER
3.1.2. E TUDIER L ’ ETHIQUE EN SITUATION : L ’ HERMENEUTIQUE , LA PRATIQUE , LA SITUATION
3.1.2.1. Verbaliser et faire sens : l’herméneutique au cœur de l’éthique quotidienne
Pour certains, et qui semblent constituer une majorité dans le champ académique et appliqué de l’éthique des affaires, la moralité devrait être en quelque sorte ‘objective’, imposée, universelle, non changeante et non discutable, afin de pouvoir servir de base cohérente pour une action mondiale ordonnée, et on s’attend que les « moral imperatives have to be articulated independently from the pressures and
expectations that inform people’s experiences and perceptions in particular situations, relationships and contexts. » Ceci est rassurant car « we prefer not to have the messiness of the real world interfere with our sense of ‘right’ and ‘wrong’ » (Painter Morland, 2008 :
4). Or, le processus de ‘mise-‐en-‐sens’ – des textes, discours, faits et expériences – place la capacité herméneutique au cœur de l’éthique comme action quotidienne, la plonge dans cette ‘messiness’, en dépit de l’apparente structuration règlementaire et institutionnelle. Nous empruntons cette expression de ‘mise-‐en-‐sens’ à Corvellec et Risberg, (2007), qui l’ont développé à partir de l’expression ‘mise-‐en-‐scène’ pour signifier à la fois la question de la signification et de la direction à donner, avec les implications pour l’organizing et pour l’éthique que nous développerons ci-‐après. Et c’est justement ce qui permet d’agir au sein de la pluralité du quotidien, ce qui, nous le pensons, donne aussi la capacité poiétique à l’éthique. Il y a une dimension collective de la mise-‐en-‐sens, qui se fait pour un projet, et non pas pour un individu, et une dimension prospective. Mais ceci n’implique pas de donner du sens à un auditoire passif, mais de prendre aussi en considération la manière dont celui-‐ci va le recevoir activement. Etudier le travail de l’éthique en situation impose donc avant tout d’affirmer cette dimension herméneutique essentielle.
Même concernant la norme et le texte de loi, on s’attendrait à ce que ceux-‐ci soient fixés et constituent des repères stables et stabilisés en quelque sorte une fois
pour toutes. Or, la réalité quotidienne de n’importe quel métier ne peut se résumer aux formules et recettes enseignées en école et vendues par des consultants. De manière exacerbée, le travail du déontologue quel que soit son secteur est tout sauf une application les yeux fermés de la loi. Les praticiens viennent exiger du déontologue un avis sur ce qu’ils doivent faire. Donc même les lois, sensées être des repères stables, doivent être interprétés, vécus, énactés. En quelque sorte, on attend du déontologue qu’il fasse ce travail de décryptage d’une part, de traduction et d’orientation d’autre part. Autrement dit, qu’il fasse ‘parler’ les lois, car celles-‐ci sont souvent opaques ou littéralement muettes face à la situation. Il doit donc faire un travail de midrash, terme que nous empruntons au judaïsme rabbinique, et à notre avis le plus proche pour désigner ce que fait quotidiennement le déontologue (voir encadré ci après).
Plus généralement, prendre en considération le parler, les discours (de Graaf, 2013, où il s’appui sur une analyse de banquiers d’ailleurs) et même les vocabulaires (Lowenstein et al. 2012) semble essentiel pour aborder la manière dont la régulation est interprétée, négociée et énactée, c’est-‐à-‐dire mise en pratique au quotidien. Récemment, cette attention aux vocabulaires et aux syntaxes et champs lexicaux a été reprise dans les théories néo-‐institutionnelles, donnant ainsi plus de profondeur à la dimension individuelle des processus organisationnels (Green & Li, 2011; Loewenstein et al., 2012). Meyer et Rowan (1977) avaient déjà noté que les vocabulaires sous-‐ tendaient les catégories institutionnelles, et Brunsson (2002) l’importance du langage et des discours dans l’organisation de l’hypocrisie. Les vocabulaires, ces “systems of
labeled categories used by members of a social collective to make sense of and construct organizing practices [...] are not merely rhetorical devices [...but] guide attention, decision making, and mobilization, and provide members of social groups with a sense of their collective identity” (Thornton et al., 2012 :159). En effet, plus que simplement faire
référence à des significations, les vocabulaires et la manière dont sont construits et négociés les discours sont constitutifs de ces significations dans l’organisation (Lowenstein et al. 2012). Dans leur définition, on se rapproche d’une certaine manière de l’éthique communicationnelle centrée sur la discussion (Habermas, 1986), où c’est alors le principe de discussion qui se substitue au l’impératif catégorique kantien. Il y a un rapport dialogique à la morale, qui se développe presque instant par instant, qui nous semble une idée pertinente, même si nous prenons des distances avec l’héritage kantien de son propos et certains de ses développements, en particulier sa notion de consensus et une primauté du rationnel discursif cherchant une objectivité ‘idéale’ à travers l’intersubjectivité et l’argumentation démocratique.
Figure 15: Le Midrash, ou faire parler le texte 'vivant'
Dans la tradition juive rabbinique, La Torah (la Bible hébraïque) n’est pas considérée comme aussi importante qu’un autre recueil de textes : le Talmud, ce qui peut sembler surprenant, et presque profanatoire pour quelqu’un d’une autre tradition religieuse : comment est ce que la Parole de Dieu (la Torah), peut-‐elle occuper une place presque secondaire face à son exégèse (le Talmud) ? En effet, ce recueil de commentaires de la Torah constitue son midrash, c’est-‐à-‐dire que son interprétation active, y compris sa contestation, sa disputation. Cette tradition judaïque de méthode d’exégèse herméneutique est très vivante, et il est intéressant de voir comment sans cesse dans les écoles yeshivas les élèves se confrontent dans leurs interprétations du texte biblique, ils sont encouragés à cultiver l’art de la disputation, comme moyen privilégié d’étude. Les commandements, loin d’être des diktats totalitaires, appellent la liberté humaine au sens fort: ‘tu ne tueras pas’ veut dire que même alors que j’ai toutes les possibilités et même les justifications de tuer, j’ai le choix de ne pas le faire. Même si la loi est écrite, elle ne prend son sens que dans l’interprétation et l’énactement que les êtres humains en font, et en appelle à leur responsabilité.
La racine en hébreux est le verbe darash, dont le sens est plus fort que simplement ‘interpréter’ : il est en effet plus justement traduit par ‘exiger’. On exige du texte un vrai dialogue, qu’il me parle de manière particulière, que je puisse remonter à sa source infinie en tant qu’il est parole, et non pas simplement texte ou loi. La loi énonce, mais l’homme cherche à comprendre. La loi ne s’impose pas à l’homme, celui ci doit la recevoir et exiger d’elle un sens en l’interprétant. C’est pourquoi on se réfère au Rabbin y compris pour des questions « banales » de la vie quotidienne, et qu’il peut trouver une réponse pertinente pour le problème d’ici et maintenant en puisant dans un texte vieux de plusieurs milliers d’années et dans le recueil des interprétations talmudiques. La tradition rabbinique liturgique explique d’ailleurs que ceci est la raison pour laquelle, symboliquement, la Torah écrite ne contient pas les voyelles : pour rappeler à l’homme qu’il lui revient la responsabilité de ‘compléter’ le texte, illisible en tant que tel, et pouvant être donc lu de différentes manières. Le fait qu’il n’y ait que des consonnes, signifie le retrait de Dieu, son silence, pour laisser la place à la communauté qui introduira les voyelles. C’est d’ailleurs ce qui signe le passage à l’âge adulte des jeunes garçons dans leur Bar-‐Mitzvah : la ‘lecture’ publique de la Torah (avec les voyelles qu’il a mémorisé pour les introduire in vivo), suivi de leur commentaire, devant l’ensemble de la communauté. C’est cette interprétation – au sens herméneutique mais aussi presque musical du terme comme s’il s’agissait d’une partition – qui fait de lui un homme adulte et responsable. Donc au sens strict, il n’y a jamais de ‘lecture’ du texte : on est toujours déjà dans l’interprétation communautaire, moyen privilégié de relation avec Dieu. Cette potentielle ouverture à une multiplicité d’interprétations possibles n’implique pas pour autant le relativisme, mais au contraire le relationnisme : un dialogue avec le texte qui seulement ainsi demeure une parole ‘vivante’, qui « dégage le sens éthique comme l’ultime intelligibilité de l’humain et même du cosmique » (Avant Propos, in Lévinas, 1977 : 10)
En suivant Faÿ, cet agir communicationnel nous semble d’une part très difficile à réaliser, et d’autre part « ne situe pourtant pas le substrat anthropologique dans lequel peut naître l’appel à l’éthique, à savoir, comme je l’ai soutenu, l’ouverture à la vie qui parle dans la chair dans le silence des raisonnements » (2004 :179). Malgré son ouverture à l’autre par la communication, sa posture et l’éthique qui en découle nous semble insuffisante pour fonder l’idée d’une éthique qui soit ni totalitaire ni relative. Etant fondée sur le consensus, nous risquons de revenir dans le domaine de l’opinion où l’éthique équivaut à l’opinion générale (Badiou, 1993), encore une fois l’imposition d’une ‘justice’ qui demeure un jugement, en ignorant la dimension profondément politique de la différence, de la contestation, et plus largement de la vie :
« Le droit lui-‐même est d’abord un droit ‘contre’ le Mal. Si l’ ‘Etat de droit’ est requis, c’est que lui seul autorise un espace d’identification du Mal (c’est la ‘liberté d’opinion’, qui dans la vision éthique, est d’abord liberté de désigner le Mal) et donne les moyens d’arbitrer quand la chose n’est pas claire (appareil de précautions judiciaires). Les préssupposés de ce noyau de convictions sont clairs : 1) on suppose un sujet humain général tel que ce qui lui arrive de mal soit identifiable universellement (bien que cette universalité soit souvent appelée, d’un nom tout à fait paradoxal, ‘opinion publique’) [car il est] plus aisé de constituer un consensus sur ce qui est mal que sur ce qui est bien » (Badiou, 1993 :23-‐25).
Ainsi, nous cherchons à nous séparer de la communication (transmission d’information et d’opinions) en tant que socle de l’éthique démocratique dans la lignée de Habermas, pour revenir à prendre en considération une dimension plus profonde dans l’herméneutique telle que nous l’entendons ici : « l’opinion est en deçà du vrai et du faux, parce que son seul office est d’être communicable. Ce qui relève d’un processus de vérité, en revanche, ne se communique pas (…) Pour tout ce qui concerne les vérités, il est requis qu’il y en ait rencontre » (Badiou, 1993 :73). Nous sommes plus proches de considérer les individus comme des être de parole, des êtres parlants (Faÿ, 2005), et pouvant se rencontrer, interpréter et négocier les significations qu’ils donnent aux situations entre eux au sein d’une délibération qui place la vie au cœur du processus (Faÿ, 2004). En effet, ce n’est pas le fait d’être en vie qui permet la parole, mais la parole qui est « au commencement de tout (…). C’est le miracle auquel nous devons d’être hommes » (V. Havel, 1989 :28-‐29, cité in Faÿ, 2004 : 178). Ceci n’est bien entendu pas sans poser incompréhensions et même parfois souffrance, qui est souvent quotidienne et toujours réelle (Faÿ, 2008), mais reste à notre avis une condition sinon suffisante, du moins nécessaire, à l’éthique de par son ouverture anthropologique (Chanlat, 2011a).
L’herméneutique ainsi comprise est donc au cœur de l’éthique au quotidien : elle convoque (au sens étymologique de cum-‐vuocare, d’amener avec la voix) et exige
une interprétation verbalisée, plaçant ainsi la communication et le dialogue au centre de son modus operandi. Ceci fait écho à l’idée que : “situations, organizations, and
environments are talked into existence” (Weick et al., 2005 : 409). Un rapport
herméneutique à la morale est à retenir à notre avis comme un pilier pour notre compréhension de l’éthique comme pratique située, en particulier dans la déontologie, où les constructions d’histoires morales, de symboles, de significations (de Graaf, 2013) sont omniprésentes. Ces histoires, au sein desquelles les individus se pensent, sont un lieu particulièrement dense pour explorer la dimension symbolique, car elles tissent les faits avec une perspective morale, au delà de leur simple instrumentalisation (Bauman, 1993, 2009). Autrement, on réduit la communication à une simple transmission d’informations, à un mécanisme d’échange selon un modèle technique et d’ingénièrie, en oubliant la dimension parlante, signifiante, symbolique et affective (Faÿ, 2004 ; Chanlat, 2011a). Or, « l’éthique d’une vérité est tout sauf une ‘éthique de la communication’. Elle est une éthique du réel, s’il est vrai, comme le suggère Lacan, que tout accès au réel est de l’ordre de la rencontre. Et la consistance, qui est le contenu de la maxime éthique ‘Continuer !’ ne va qu’à tenir le fil de ce réel » (Badiou, 1993 :74). On sera alors particulièrement attentifs à la parole subjective, comme le lieu non seulement d’expression, mais de construction de l’éthique comme pratique dans l’ouverture, la relation à soi dans et par celle à l’autre que soi (Ricoeur, 1990) dans le réel. On peut ainsi arriver à dépasser les mécanismes de dérision si fréquents (Faÿ, 2008) qui en niant l’écoute et la dimension subjective (en traitant les personnes comme les objets tout en essayant de leur faire croire le contraire jusqu’à ce qu’ils s’en aperçoivent) nous réduisent au silence, autrement dit à une sorte de ‘mort’.