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a / « Êthé » du voyageur

L’homme des Mémoires d’Outre-Tombe ressemble extraordinairement à celui de l’Essai, mais il n’y res-semble pourtant qu’avec cette différence que, dans l’intervalle, plus d’un personnage officiel s’est créé en lui, s’est comme ajouté à sa nature, et que même en secouant par moment ces rôles plus ou moins factices, et en ayant l’air d’en faire bon marché, l’auteur des Mémoires ne s’en débarrasse jamais complè-tement. […] C’est dans cette lutte inextricable entre l’homme naturel et les personnages solennels, dans ce conflit des deux ou trois natures compliquées en lui, qu’il faut chercher en grande partie le désac-cord d’impression et le peu d’agrément de cette œuvre bigarrée, où le talent d’ailleurs a mis sa marque. [Charles-Augustin Sainte-Beuve, Causeries du lundi, I, Garnier frères, 6e édition, p. 436]

Cartographie du voyageur

Une « cartographie » de l’homme en voyage doit être réalisée schématiquement afin d’envisager ses origines et ses objectifs. Le voyageur est prioritairement de sexe masculin et de nationalité anglaise ou française. À l’aune des voyages en Orient du XIXe siècle, aucune femme n’ose le périple qui s’an-nonçait éprouvant tant sur le plan physique que moral. Les difficultés du périple étaient multiples puisqu’il fallait pouvoir s’adapter à une vie quotidienne rudimentaire : dormir dans des auberges de fortune, manger des mets locaux, s’acclimater à la chaleur, aux odeurs, à la vie en collectivité. C’était en quelque sorte le « prix à payer » pour un retour aux sources, pour une plongée dans les fondements de la civilisation et de la foi. En guise de contre-exemple singulier, il faut toutefois mentionner les voyages de la comtesse de Gasparin qui publie en 1850 le Journal d’un voyage au Levant puis en 1867 un livre sur la vie des femmes orientales intitulé À Constantinople. Les voyageurs sont par ailleurs le plus souvent des hommes d’âge mûr – entre 30 et 40 ans – car ils viennent chercher en Orient une confirmation de leurs choix de vie ou de leur foi en entreprenant le pèlerinage vers la Terre Sainte. Chateaubriand avait 38 ans en 1806, Quinet 26 en 1829. S’il n’est pas riche, le voyageur-type est pour le moins aisé à considérer qu’à partir du XVIIe siècle, le voyage est le privilège des nobles, pensé comme un supplément à l’éducation et à la formation politique des classes dirigeantes. Le Grand Tour était, pour les jeunes anglais, le moyen de parfaire leur éducation via l’expérience. La curiosité semble « habiter » le voyageur qui cherche l’objet de connaissance en dehors de l’intellect dans une démarche empirique. C’est aussi un homme enclin à vivre à l’orientale pour partager les mœurs des populations rencontrées, goûter des étrangetés culinaires ou imiter les coutumes locales en se vêtant à l’orientale. L’homme en voyage est également respectueux des terres chargées d’histoire 102 mais aussi de la langue des populations ren-contrées puisqu’une allégeance sémantique se perçoit dans l’usage des termes locaux tels que firman*,

102 - Le respect du voyageur est notamment perceptible ici [IPJ, III, p. 277] : « Je ne sentis point cette espèce de trouble que j’éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce : mais la vue du berceau des Israëlites et de la patrie des Chrétiens me remplit de crainte et de respect. J’allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s’est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie […] ».

pacha*, agas*, cadis*, etc. Un élan de liberté caractérise principalement le voyageur en Orient comme le suggère Chateaubriand : « […] un secret instinct me disait que je serais voyageur comme ces oiseaux ».

Symbolique du voyage

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons. De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,

Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

[Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « La Mort », CXXVI, « Le voyage I »]

Il existe une dynamique de la rupture dans le voyage. Partir, c’est d’abord quitter la monotonie du quotidien, s’affranchir des soucis qui ternissent l’ordinaire, déposer les chaînes comme l’affirme Quinet en ouverture de son Voyage en Espagne 103 : « Laisse au logis le lourd bagage des haines, des res-sentiments, des calculs personnels, des grands systèmes… dont te voilà chargé… Tiens ! Jette encore là, par la portière, cette érudition d’emprunt, cette philosophie doctrinaire… que l’attelage ne peut traîner ». Aller à l’aventure revient à laisser de côté le passé immédiat pour s’octroyer la possibilité d’un renouveau. Un vent de liberté essaime ainsi le voyage romantique qui détient une symbolique particulière pour Quinet, mise en lumière par Simone Bernard-Griffiths 104. Symbole de liberté et d’évasion, le voyage représente l’essence même de la vie. Il en serait un condensé, de sorte qu’il pro-voquerait un surplus de vie, et par là, permettrait l’accession à la quiétude spirituelle. À l’occasion d’un voyage en Allemagne en 1831, Edgar Quinet aurait confié à Minna Moré 105 : « Ce voyage, comme tous les voyages, m’a rendu de la vie, de l’espérance et du repos ». Le mouvement perpétuel inhérent au voyage semble être une source vitale pour Quinet. Les deux équipées viatiques à l’étude proposent une exploration du berceau 106 de la civilisation, aux sources de l’histoire et de la foi.

Chateaubriand ou l’invention du touriste moderne

Une difficulté terminologique relative à l’homme en voyage s’impose. À la lecture des Voyages, le lecteur s’aperçoit que les auteurs se définissaient eux-mêmes par une diversité de noms passant du voyageur à l’historien, de l’écrivain au peintre de paysage ou à l’autobiographe. Chez Cha-teaubriand, l’ « êthos » du pèlerin – entendu au sens rhétorique d’image que le locuteur donne de lui-même à travers son discours – est posé lorsqu’il déclare « accomplir le pèlerinage de Jérusalem » :

103 - Mes voyages en Espagne, « Prologue », p. 6.

104 - Simone Bernard-Griffiths, « Le Voyage ou l’itinéraire de l’imagination symbolique d’Edgar Quinet », dans Simone Bernard-Griffiths, Paul Viallaneix (dir.), Edgar Quinet, ce juif errant, op. cit., p. 287-313.

105 - LM, 3 mars 1831.

106 - La symbolique du voyage vers le départ pour le berceau de la civilisation est à mettre en parallèle avec la symbolique du tombeau qui représente le paysage de départ. L’image du cercle est à confronter avec celles de la barque et de l’îlot. Voir Simone Bernard-Griffiths, « Le Voyage ou l’itinéraire de l’imagination symbolique d’Edgar Quinet », dans Simone Bernard-Griffiths, Paul Viallaneix (dir.), Edgar Quinet, ce juif errant, op. cit., p. 298.

Il peut paraître étrange aujourd’hui de parler de vœux et de pèlerinages ; mais sur ce point je suis sans pudeur, et je me suis rangé depuis longtemps dans la classe des superstitieux et des faibles. Je serai peut-être le dernier Français sorti de mon pays pour voyager en Terre-Sainte, avec les idées, le but et les sentiments d’un ancien pèlerin. [IPJ, I, p. 75-76]

Le titre même du périple relève de cette tradition viatique qui menait vers la Terre-Sainte. Pivot du voyage, Jérusalem – la ville trois fois sainte – est le point d’arrivée comme le point de départ. Le voyage a un but ultime, celui d’atteindre la ville sacrée où le voyageur deviendra chevalier du Saint-Sépulcre. S’inscrivant dans une tradition, Chateaubriand tente également de s’en extraire pour mieux revendiquer son originalité. Dès lors, le voyageur n’est plus un simple pèlerin, il revêt, au gré des envies, des « êthé » divers qui viennent enrichir son image. Cette question de l’ « êthos » mouvant s’explique par l’hybridité générique de cette « oeuvre bigarrée », selon Sainte-Beuve. Ce montage de discours divers encourage en effet l’homme en voyage à se métamorphoser au gré des postures plurielles qu’il veut endosser. Des sentiments avoués aux aventures contées, des réflexions menées aux faits historiques mentionnés, le lecteur sera comblé par ces possibles changements de rythme, de ton et de style. Dès lors, il n’existerait qu’un seul moyen de créer un sens dans ces mul-titudes digressives, celui d’utiliser la posture d’autobiographe devenu l’ « êthos » nécessaire : « Au reste, c’est l’homme, beaucoup plus que l’auteur que l’on verra partout ; je parle éternellement de moi 107». Chateaubriand ira même jusqu’à envisager son Voyage en Orient – d’une durée de dix mois – comme les « Mémoires d’une année de [s]a vie 108 », c’est-à-dire comme un récit authentique. Alors qu’il mentionne les années 1806-1807 dans ses Mémoires d’Outre-Tombe 109, il renvoie son lec-teur à la lecture de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem : « Ma vie étant exposée heure par heure dans

l’Iti-néraire, je n’aurais plus rien à dire ici […] ». Toutefois, dans les deux premiers chapitres du Livre 18,

un stratagème judicieux est employé pour entraîner le lecteur dans une lecture complémentaire de son Voyage ; la confrontation de l’itinéraire de son domestique Julien avec le sien, dans une volonté de transparence : « Le petit manuscrit qu’il met à ma disposition servira de contrôle à ma narration : je serai Cook, il sera Clerke 110». La dimension comparatiste fait ainsi alterner le récit de voyage de Julien et celui de Chateaubriand intitulés successivement : « ITINÉRAIRE DE JULIEN » et « MON ITINÉRAIRE ». Le voyageur semble être avant tout un autobiographe proche du mémo-rialiste qui fait vœu de sincérité et d’authenticité. Ce souci de « vérité » mène Chateaubriand vers le rapprochement entre l’ « êthos » de l’autobiographe et celui de l’historien qui se doit de « raconter fidèlement 111 » ses péripéties viatiques.

Dès lors, il semble que l’écrivain en voyage propose des images kaléidoscopiques de lui-même qui ne s’accordent nullement. Une dichotomie principale distingue le savant du poète et l’historien

107 - IPJ, « Préface de la première édition », p. 56 [ANNEXE 1].

108 - IPJ, « Préface de la première édition », p. 56 [ANNEXE 1] : « Je prie donc le lecteur de regarder cet Itinéraire, moins comme un Voyage que comme des Mémoires d’une année de ma vie ».

109 - MOT, XVIII, 1-4, t. I, p. 793-824. 110 - MOT, XVIII, 1, t. I, p. 794.

de l’écrivain. Deux types de voyage coïncident en effet en ce début de XIXe siècle qui expliquent cette double posture. D’un côté nous trouvons les œuvres « sources » d’histoire (autobiographie, journal, mémoires, témoignages), de l’autre celles liées au fictionnel. Toute l’originalité de

l’Itiné-raire de Paris à Jérusalem  réside dans son apport littél’Itiné-raire car, pour la première fois, c’est un écrivain

en voyage qui prend la route de l’Orient. Chateaubriand « ouvre la carrière » avec son Itinéraire de

Paris à Jérusalem  qui va devenir le premier jalon d’une nouvelle tradition :

Comme mille raisons peuvent m’arrêter dans la carrière littéraire au point où je suis parvenu, je veux payer ici toutes mes dettes. Des gens de lettres ont mis en vers plusieurs morceaux de mes ou-vrages ; j’avoue que je n’ai connu qu’assez tard le grand nombre d’obligations que j’avais aux Muses sous ce rapport. Je ne sais comment, par exemple, une pièce charmante intitulée : le Voyage du Poète, a pu si longtemps m’échapper. [IPJ, « Préface de la première édition », p. 58]

La valeur de l’hypotexte ou du texte-source est rehaussée par le caractère « charmant » de l’hyper-texte. En somme l’Itinéraire de Paris à Jérusalem  serait une œuvre ouverte prompte à l’exploration de nouvelles voies créatrices. Par delà la dichotomie savant-poète qui s’impose après l’exploration de ses « êthé » fonctionnant comme les carrières 112 des Mémoires d’Outre-Tombe, se dresse un nouvel « êthos », celui du touriste moderne :

Au reste, je ne sais pourquoi je m’attache si sérieusement à me justifier sur quelques points d’érudition ; il est très bon, sans doute, que je ne me sois pas trompé ; mais quand cela me serait arrivé, on n’aurait encore rien à me dire : j’ai déclaré que je n’avais aucune prétention, ni comme savant, ni même comme voyageur. Mon ITINÉRAIRE est la course rapide d’un homme qui va voir le ciel, la terre et l’eau, et qui revient à ses foyers avec quelques images nouvelles dans la tête, et quelques sentiments de plus dans le cœur : qu’on lise attentivement ma première Préface, et qu’on ne me demande pas ce que je n’ai pu ni voulu donner. Après tout, cependant, je réponds de l’exactitude des faits. J’ai peut-être commis quelques erreurs de mémoire, mais je crois pouvoir dire que je ne suis tombé dans aucune faute essentielle. [IPJ, « Préface de la troisième édition », note a, p. 64]

Chateaubriand déclare n’avoir de prétention ni comme voyageur ni comme savant, et se pose en homme libre à la « course rapide », curieux et ravi d’avoir profité d’une nouvelle expérience lui ayant apporté « images et sentiments nouveaux ». Chateaubriand ne veut rien devoir à personne et demande à être jugé uniquement sur la qualité de son texte. Mais ce positionnement de touriste ne semble pas être au goût de tous, pour autant que l’on se souvienne de la réaction du médecin Avramiotti à Argos. Au détour d’une lecture de Diderot, l’image du touriste, en proie à l’inquiétude du monde s’ébauche, non sans critique :

112 - Philippe Antoine, « Chateaubriand et la Grèce », Orages, n°3, L’Histoire peut-elle s’écrire au présent ?, mars 2004, p. 74  : « En écrivant la Grèce, Chateaubriand adopte différents rôles : témoin, historien, publiciste et poète. C’est dire que la mise en texte de la « matière grecque », à elle seule, renvoie aux différentes « carrières » selon lesquelles le mémorialiste organise l’œuvre ultime. L’homme est voyageur (l’Itinéraire), écrivain (Les Martyrs), politique (la Note et le Mémoire sur l’Orient) ».

C’est une belle chose, mon ami, que les voyages. Mais il faut avoir perdu son père, sa mère, ses enfants, ses amis ou n’en avoir jamais eu, pour errer par état sur la surface du globe. Que diriez-vous du propriétaire d’un palais immense qui emploierait toute sa vie à monter et à descendre des caves aux greniers, des greniers aux caves, au lieu de s’asseoir tranquillement au centre de sa famille. C’est l’image du voyageur. Cet homme est sans morale. Ou il est tourmenté par une espèce naturelle qui le promène malgré lui. Avec un fond d’inertie, plus ou moins considérable, nature qui veille à notre conservation, nous a donné une portion d’énergie qui nous sollicite sans cesse au mouvement et à l’action. 113

Si Diderot avait pu juger les errances de Chateaubriand, il y a fort à parier que son jugement eût suivi cette pensée acerbe. La critique est engagée sur le versant personnel après la première phrase dont la portée ironique se révèle à l’aune de la deuxième. L’adversatif vient accentuer l’absence de contraintes sensées être inhérentes au processus viatique. Pour Diderot, l’entreprise est égoïste, axée sur l’inquiétude d’un sujet particulièrement instable, privé de famille, d’amis, insatisfait et errant. Or la seule source de bien-être et de constance apparaît être celle du père de famille responsable qui se doit de siéger au cœur de la famille. Nul doute que la posture viatique de Chateaubriand ne ressemble en rien à celle préconisée par l’auteur de l’Encyclopédie.

Edgar Quinet ou la tentation scientifique

Deux grandes postures s’affrontent aussi chez Quinet soulignant le difficile positionnement de l’errant romantique. Le voyageur (proche de l’autobiographe, du poète et du peintre de paysage) se confronte immanquablement à l’homme de science. D’un côté le versant littéraire, de l’autre le versant scientifique. Chez Quinet, les deux postures ne se valent pas ; la seconde prévaut sur la première.

L’évocation de la vie quotidienne est l’occasion de se mettre en scène et de construire sa posture de voyageur, comme ici à Messène : « Ce manque d’abri est général aujourd’hui ; c’est à quoi le voyageur a le plus de peine à s’accoutumer, à cause de l’humidité pénétrante et malsaine des nuits, dont il est impossible de se défendre 114 ». L’« êthos » se construit à l’aune du raconté, c’est-à-dire en fonction du micro-récit en jeu. À la faveur du montage de tissus textuels, le voyageur peut constamment changer d’apparat. Ainsi le narrateur peut tout aussi bien se décrire comme peintre de paysage, autobiographe, homme de lettres ou de science. À l’approche des terres grecques, Quinet entreprend la description de la rade de Navarin. Or, pour dépasser la première vision de cette terre dévastée par le conflit, il s’en échappe par la mise en scène d’un arrière-fond homérique. Le premier plan dévasté du tableau s’éclaire alors par la perspective antique. Ces descriptions de paysages – ob-jets spécifiques de la troisième partie – s’apparentent à des tableaux, métamorphosant le voyageur en peintre. Le réel se doit d’être réenchanté par la fable pour ne pas se figer en un « tableau de deuil ». En somme, avant d’être un homme de science, l’homme en voyage se trouve d’abord du côté

113 - Denis Diderot, Ruines et paysages. Salon de 1767, III, Paris, Hermann, coll. « Savoir : Lettres », p. 325. 114 - GM, II, p. 36.

du trivial, du quotidien, du banal. C’est même ce qu’il semble déplorer à la fin du récit de son pé-riple. Près de quitter Syra – actuelle Syros – alors qu’il vient de réfléchir sur l’histoire de l’île, puis d’avoir médité sur la Grèce, le voyageur fait cette remarque singulière :

Je terminerais volontiers mon récit à cet endroit, puisque ce qui me reste à dire n’intéresse que moi. La famine et la fièvre de la Morée m’avaient réduit à un épuisement qui allait toujours croissant ; je résolus d’aller me remettre sur pied à Malte, d’où je comptais repasser ensuite facilement en Sicile et à Zante. [GM, XII, p. 283]

Le retour au quotidien du voyage semble relégué au superflu. La réflexion qui précède ces quelques lignes n’est en effet pas du même registre. Car le récit de voyage a cela de spécifique qu’il accueille une pluralité de discours, et par là, une diversité de postures.

L’homme de science est l’ « êthos » principal de Quinet car il est sans cesse à la recherche de preuves, d’indices et d’inscriptions pour mieux se comporter en membre discipliné de l’expédition scientifique de Morée. A priori, tout se passe comme si Quinet venait en Grèce pour enrichir les connaissances de la France, notamment sur la topographie et l’histoire grecques tout en remarquant la faiblesse des travaux de ses prédécesseurs. À Égine, le voyageur découvre un cours d’eau bien-faiteur 115, à Sparte il décrit certaines masures passées autrefois inaperçues 116. Il revendique haut et fort son statut de scientifique lorsqu’une situation extrême l’exige. Sur la voie maritime du retour, alors qu’une tempête s’annonce près des côtes de Malte, un administrateur anglais refuse à Quinet et ses amis l’accès au port maltais. Le voyageur, amoindri par la fatigue et la fièvre, se met en joue contre l’administrateur : «  J’invoquai la justice, l’humanité ; je déclinai mon titre de membre de l’expédition scientifique ; je réclamai quelque intérêt, sinon pour ma personne, au moins pour mes collections, pour le résultat de mes travaux 117 ». Lorsqu’il le faut, Quinet profite des multiples « ha-bits » du voyageur, comme pour déployer les potentielles lectures du texte.

Vers le tourisme moderne

Pour appréhender les différences entre les postures du voyageur et du touriste, il faudrait se pencher sur les motivations personnelles et collectives de nos voyageurs. À considérer les buts avoués par Chateaubriand – aller chercher des images pour l’écriture des Martyrs, entreprendre un pèlerinage en terre sainte ou découvrir l’Ancien Monde –, l’expédition orientale s’apparente à un voyage à visée

115 - GM, X, p. 231 : « Depuis longtemps les commentateurs y cherchaient un ruisseau qui leur manquait ; j’en trouvai deux, avec une eau tiède pour me désaltérer, et je consens volontiers que ce soit là l’Asope de la troisième Néméenne ». 116 - GM, V, p. 110 : « J’insiste sur ces masures, parce que j’ai à reprocher aux voyageurs de n’en avoir rien dit. Quand