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Afin d’appréhender les auteurs à l’étude comme des acteurs de l’histoire, encore faut-il se questionner sur la spécificité du champ historique, pour vérifier s’ils s’emparent des méthodes constitutives de cette « science ». Ainsi que précisé, l’entrée de l’histoire comme discipline uni-versitaire au XIXe siècle marque l’établissement d’une science à part entière. Discipline relevant des sciences dites sociales, l’histoire est considérée, le plus souvent, comme une science, dans la mesure où elle a besoin de techniques, de méthodes et de pratiques, enseignées par l’historien. Par ailleurs, l’historien devient un métier étant entendu que la discipline s’enseigne. Auparavant, celui qui écrivait l’histoire n’était qu’un penseur parmi d’autres. Ainsi Chateaubriand et Quinet écrivent l’histoire au moment où les deux disciplines deviennent sinon concurrentes, du moins dissociées, ne serait-ce que dans le vocable.

« Faire de l’histoire » devient à l’époque romantique une pratique qui peut être enseignée. Une kyrielle de questions émergent alors. Que fait l’historien ? Que fabrique-t-il ? Que produit-il ? Pour le comprendre – même succinctement – il faut se référer aux historiens contemporains producteurs de réponses, à commencer par Michel de Certeau envisageant l’histoire comme une « opération » :

Envisager l’histoire comme une opération, ce sera tenter, sur un mode nécessairement limité, de la com-prendre comme le rapport entre une place (un recrutement, un milieu, un métier, etc.) et des procédures d’analyse (une discipline). C’est admettre qu’elle fait partie de la « réalité » dont elle traite, et que cette réalité peut être saisie « en tant qu’activité humaine », « en tant que pratique ». 146

L’histoire aurait donc à voir avec la « réalité » et se formulerait dans le rapport entre le positionne-ment du sujet écrivant dans la société et les techniques d’analyse du docupositionne-ment. En effet, si l’his-torien produit un savoir relatif à une réalité, il ne peut le produire que par l’entremise d’un travail préalable sur des documents. Ainsi l’histoire est-elle médiatisée par la technique. En effet, l’histoire a pour domaine la réalité du passé. Autrement dit, le champ d’investigation de l’histoire est le passé que l’historien se doit de reconstituer à partir de l’analyse de documents. Pour cette science érigée en discipline autonome au XIXe siècle, l’idée est donc de reconstituer le passé à partir des méthodes au-paravant réservées aux sciences expérimentales. L’histoire réside dans cette articulation ténue entre le travail scientifique sur les documents couplée à une analyse herméneutique.

146 - Michel de Certeau, « L’opération historique », dans Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire I.

À la base de l’histoire entendue comme reconstitution du passé se trouve le document, diffi-cile à définir, ainsi que le rappelle l’historien Jacques Le Goff :

Les théoriciens les plus stricts de l’histoire dite positiviste, Ch. V. Langlois et Ch. Seignobos, ont exprimé en une formule frappante, qui constitue la profession de foi fondamentale de l’histoire, ce qui est à la base de la science historique : « Pas de documents, pas d’histoire ».

Pourtant, la difficulté commence ici. Si le document est moins malaisé à définir et à repérer que le fait historique qui n’est jamais donné tel quel mais construit, il n’en pose pas moins de gros problèmes à l’historien. 147

Pour paraphraser Jacques Le Goff, le document constitue la base de l’entreprise historiographique, qui doit être complétée par le geste herméneutique de l’historien qui procède à son analyse. Mais alors qu’est-ce qu’un document ? Par qui est-il constitué ? Comment le choisir ? Autant de questions délicates auxquelles l’historien français apporte des réponses. La fonction de l’historien n’est pas de consigner le document, mais de le choisir, puis de l’analyser, à une époque bien ultérieure au fait ayant eu lieu :

La recherche est en général le fait non de l’historien lui-même mais d’auxiliaires qui constituent les ré-serves de documents où l’historien puisera sa documentation : archives, fouilles archéologiques, musées, bibliothèques, etc. Les pertes, les choix des rassembleurs de documents, la qualité de la documentation sont des conditions objectives mais contraignantes du métier d’historien. 148

En d’autres termes, l’historien est aidé dans sa quête de reconstruction du passé par des auxiliaires de l’histoire – conservateurs, archéologues, épigraphistes, paléographes – qui effectuent un travail d’enquête au préalable. À ce titre, nous verrons au cours de l’étude que les écrivains-voyageurs en Grèce relèvent plutôt de cette fonction d’enquêteurs. Il faut toutefois préciser que les auxiliaires de l’histoire ne vivent pas toujours le fait historique, là où Chateaubriand et Quinet multiplient les postures d’enquêteurs et de témoins. La question est de savoir désormais ce que l’historien consi-dèrera comme document valable. Nul doute que le document écrit constitue d’emblée une trace né-cessaire à l’image des chroniques, des journaux, des lois. Le texte est ainsi indissociable du processus historiographique. L’épigraphiste a pour objet de relever les inscriptions latines ou grecques laissées par les Anciens sur des cippes, des stèles, des monuments. À charge ensuite pour l’historien de les analyser pour faire renaître la biographie d’un homme illustre. C’est dans cette perspective que Quinet entreprend sa circumnavigation en Hellade. Dans ses ambitions originelles, l’écrivain était un philologue de l’expédition scientifique de Morée. Ainsi, l’homme de science qu’est l’historien ne doit pas, à l’origine, travailler à partir de rien, ni même à partir de son imagination. Il observe ce qui est manifeste, c’est-à-dire transcrit par des documents écrits. Il ne doit aucunement altérer, modifier ou transformer le document à l’étude.

147 - Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1988, p. 297-298. 148 - Ibid., p. 298.

Pourtant, l’altération du document par l’action de l’historien est une donnée sensible. Que faire de la subjectivité inhérente à l’historien ? Quid de l’imagination historienne ? Pour le com-prendre, Jacques Le Goff explique l’oscillante pensée de Fustel de Coulanges, toute en contradic-tion. En 1888, Fustel de Coulanges prônait une écriture de l’histoire dénuée de tout apport de l’imagination et focalisée sur l’observation minutieuse des textes tandis qu’en 1862, sa position était radicalement opposée proposant à l’analyse historiographique les mythes, les rêves et l’imagination. Inutile de préciser que c’est la pensée de 1862 qui est désormais à l’honneur. En d’autres termes, le document écrit, tangible et manifeste ne suffit pas à l’historiographe qui prend en compte de nouveaux objets d’histoire tels que la fête, les traditions populaires, les mentalités, la cuisine, le sport, etc. L’historiographie contemporaine tend même à laisser une place de choix à ces oublis de l’histoire. Tous les silences – trous, oublis, béances – de l’histoire, liés à l’absence de documents nous intéresseront donc dans cette étude, à commencer par les mythes. Marc Bloch avait pour habitude de rappeler que « La diversité des témoignages historiques est presque infinie. Tout ce que l’homme dit ou écrit, tout ce qu’il fabrique, tout ce qu’il touche peut et doit renseigner sur lui 149 ». Dès lors, la documentation historique est sans fin. Textuel, iconographique, radiophonique, filmique, au-diovisuel, numérique, le document possède une multitude de supports et autant de mediums qui rendent la tâche de l’historien délicate du fait de sa polyphonie.

L’élargissement tangible des sources – ou des documents – pose la question de la scientificité de la discipline historique. Si ces nouveaux objets d’histoire appellent à combler les silences de l’his-toire, tous les écarts historiques doivent être pris en compte au travers de la critique des sources. Or celle-ci est aussi la spécificité de la pratique historienne qui se doit de lutter contre les apories des sources. Pour ce faire, il existe deux types de critiques relevant de la pratique historienne. Ainsi tout amateur ne peut s’improviser historien car ce dernier doit suivre une procédure critique, qu’elle soit externe ou interne :

La critique externe vise essentiellement à retrouver l’original et à déterminer si le document qu’on examine est authentique ou si c’est un faux. C’est une démarche fondamentale. Elle réclame toutefois deux observations complémentaires.

La première est qu’un document « faux » est aussi un document historique et qu’il peut être un témoignage précieux sur l’époque où il a été forgé et sur la période pendant laquelle il a été tenu pour authentique et utilisé.

La seconde est qu’un document, notamment un texte, a pu au cours des âges subir des manipu-lations d’apparence scientifique qui ont en fait oblitéré l’original. 150

La critique externe est nécessaire car elle renseigne l’historien sur les conditions de production du texte ou du document à l’analyse. Les faux documents et les altérations en disent long sur l’époque de fabrication du document. On ne produit pas un faux sans raison, ni sans idéologie. L’historien doit décrypter les informations, déstructurer le document, démonter les mécanismes de production. Car le

149 - Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien (1949), Paris, Armand Colin, 1974, 7e édition, p. 63. 150 - Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, op. cit., p. 302-303.

document parle à la postérité si tant est que la pratique historiographique soit à la hauteur de la tâche à mener. La critique externe se double d’un versant interne consistant à la pratique herméneutique d’interprétation. C’est ici que l’historien estime la compétence de l’auteur du document, procède à des recoupements pour valider ou non la pertinence des informations données. La pratique historienne consiste dès lors à juger, à critiquer, à déconstruire afin d’annihiler les potentiels mensonges de l’his-toire transcrits dans les documents. L’historien doit être érudit – spécifiquement au XIXe siècle – par la pratique rigoureuse de sa science. Ainsi les sources mensongères sont-elles décryptées pour faire entrer l’histoire dans le champ de la science axée sur la vérité, enseignable à l’Université.

Tout document est donc un monument à juger, à critiquer, à déconstruire. C’est là le dessein des universitaires, et, à moindre échelle, de cette étude. Considérant les écrits viatiques de Cha-teaubriand et de Quinet comme des documents, le présent travail ambitionne de critiquer leurs écarts et autres rapprochements opérés avec l’Histoire. Or cette destructuration des documents à l’étude se fait par le prisme des mots, qui eux-mêmes peuvent être déformés par la pensée. À l’Uni-versité, l’Histoire s’enseigne en effet par le prisme de la parole et de l’interprétation qui vient éclipser l’analyse méthodologique préconisée par les techniques auxiliaires :

Dans la mesure où l’Université reste étrangère à la pratique et à la technicité, on y classe comme « science auxiliaire » tout ce qui met l’histoire en relation avec des techniques : hier, l’épigraphie, la papyrologie, la pa-léographie, la diplomatique, la codicologie, etc. ; aujourd’hui, la musicologie, le « folklorisme », l’informa-tique, etc. L’histoire ne commencerait qu’avec la « parole noble » de l’interprétation. Elle serait finalement un art de discourir qui effacerait pudiquement les traces d’un travail. En fait, il y a là une option décisive. La place qu’on accorde à la technique verse l’histoire du côté de la littérature ou du côté de la science. 151

Ainsi nous trouvons-nous dans une perspective universitaire qui privilégie la mise en texte du fait historique. Selon nous, l’historiographie romantique ne peut s’établir sans le secours de la langue qui vient rendre compte des mensonges de l’histoire.