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a / De l’Orientalisme à l’Hellénisme [xVIe-xIxe]

En ouverture, un état des lieux de l’évolution des représentations de la Grèce s’avère néces-saire. Cette étude diachronique se verra limitée à la période de la Grèce dite « ottomane » qui débute au XVe siècle pour s’étendre jusqu’au XIXe siècle [ANNEXE 19]. Dessiner les motivations et autres impressions des explorateurs s’aventurant pour un voyage périlleux vers l’Orient est l’objectif pro-posé ici, avec une focalisation sur la Grèce faisant alors partie de l’espace oriental. Siècle après siècle, il s’agira d’éclairer le regard porté par un panel de voyageurs français sur l’Hellade.

Le XVIe siècle est une entrée pertinente dans ce tableau de représentations car la période re-naissante marque une volta dans l’histoire de la littérature viatique. Or ce tournant s’explique par les troubles politiques survenus le siècle précédent. Dans la première moitié du XVe siècle, l’Empire byzantin, affaibli, peine à se défendre contre l’Empire ottoman [ANNEXE 23-27]. La majeure par-tie de son territoire se trouve alors sous le joug ottoman puisque les Byzantins n’occupent plus que la péninsule péloponnésiaque et les environs de Constantinople. De 1391 à 1402, les Ottomans ne cessent d’assiéger la capitale de l’Empire byzantin en perdition, qui « tombera » lors de la chute de Constantinople en 1453 1. Constantin XI perd en effet le contrôle de la ville alors qu’il réclamait en vain l’aide de l’Occident, au profit de la puissante armée ottomane dirigée par Mehmed II. S’ouvre alors la période ottomane de la Grèce qui aura cours jusqu’à l’indépendance ; Athènes est prise en 1456, Sparte en 1460. Durant ce XVe siècle marqué du sceau du changement politique, l’Hellade opprimée n’attire guère les voyageurs.

À la Renaissance, la littérature de voyage est marquée par la tradition des artes apodemicae – arts apodémiques – présentés par Sylvain Venayre dans sa récente étude comme des : « […] ouvrages [qui] promouvaient dans l’ensemble un voyage utile et raisonné dont le véritable sens était délivré par le retour à la patrie natale d’un voyageur que ses expériences auraient rendu plus savant et plus

vertueux 2 ». Cette tradition des arts apodémiques à visée scientifique, comparable au Grand Tour 3, faisait partie de la formation des jeunes gens de haut rang. L’historien Sylvain Venayre met en lu-mière les cinq conseils prodigués aux voyageurs 4. Il fallait d’abord réaliser un périple à pied puisque la marche était le meilleure voie d’accès à la réflexivité, du fait de sa cadence lente quoique rythmée. Les voyages devaient ensuite être agrémentés de lectures abondantes à effectuer au préalable afin de parfaire toute connaissance des lieux. Troisièmement, l’entreprise viatique devait être engagée avec l’aide d’une caravane – composée notamment d’un guide – nécessaire à la sécurité et aux aléas de la vie quotidienne (port des bagages, dialogue avec les autochtones). À ce titre, l’apprentissage des langues vernaculaires relevait du quatrième conseil : pour vivre pleinement l’aventure, le voyageur se devait d’apprendre en amont les langues spécifiques des pays traversés. Pour finir, l’ultime conseil recommandait aux explorateurs de prendre des notes in situ afin de favoriser la mise en forme d’une recension.

Ce contexte renaissant des arts apodémiques n’a pas favorisé les départs vers la Grèce otto-mane, du fait de raisons pragmatiques. Voyager au XVIe siècle était l’apanage des élites françaises, le plus souvent masculines, ayant profité d’une éducation de premier choix. La dangerosité inhérente d’une telle entreprise pouvait d’emblée freiner les plus téméraires. Le coût et la durée de ce type d’ex-pédition étaient des contraintes techniques non négligeables. De surcroît, le temps de préparation nécessaire pour effectuer les lectures conseillées ainsi que pour composer, sur place, une caravane (guide, précepteur, porteur) avait tôt fait d’en décourager certains. Toutes ces absences de motiva-tions, internes au voyageur, pouvaient s’agréger à des explications externes à l’image d’un contexte géopolitique défavorable. En effet, la Grèce du XVIe siècle pâtissait de l’oppression ottomane. Pour certains historiens, la chute de Constantinople aurait même fait basculer l’intérêt de l’Occident de la Grèce vers l’Italie. La critique grecque Fani-Maria Tsigakou considère que cette désertion viatique s’explique par la géopolitique et, plus spécifiquement, par le commerce :

Jusqu’au XVIe siècle, l’aire grecque, n’étant pas traversée par les grandes routes qui reliaient l’Orient à l’Occident, et dépourvue de centres de négoce, restait isolée et inconnue, à l’exception des rivages du Sud

2 - Sylvain Venayre, Panorama du voyage 1780-1920. Mots, figures, pratiques, Chapitre IV, «  La tradition des arts apodémiques », Paris, Les Belles Lettres, coll. « Histoire », 2012, p. 145-164.

3 - Le syntagme « Grand Tour » semble apparaître dans A Voyage or a Compleat Journey through the Italy publié en 1670 par Richard Lassels, traduit en français par Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de

l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003, p. 686.

4 - On retrouve ces « Cinq conseils de méthode », aux pages 155-164 de l’étude de Sylvain Venayre. Ses sources sont : 1/ Léopold Berchtold, Essai pour diriger les recherches des voyageurs qui se proposent l’utilité de la patrie. Avec des observations

sur les moyens de préserver la vie, la santé et les effets dans les voyages par terre et par mer, pour les personnes qui n’ont pas acquis l’expérience des voyages. Et une série de questions renfermant les objets les plus dignes de recherche à tout voyageur, sur les matières qui intéressent la société et l’humanité, pour proposer à la solution des hommes de tous les rangs et dans les différents gouvernements, 2 vol. Dupont, an V-1797, traduit de l’anglais. 2 / Élizabeth Chevallier, «  Une méthode

universelle pour voyager avec profit par le comte Léopold Berchtold  », Dix-huitième siècle, 1990, n°22, p. 13-23. 3 / Madame de Genlis, Le Voyageur, ouvrage utile à la jeunesse et aux étrangers, Berlin, La Garde, 1800, p. XIII. 4 / Goulven Guilcher, « Madame de Genlis et son Manuel du voyageur », La Lettre du marché du livre, n°66, 26 janvier 1999. 5 / Heinrich Ottokar Reichard, Le Voyageur en Allemagne, en Suisse, à Venise, à Amsterdam, à Paris et à

et des îles de l’Archipel, utilisés comme escales par les pèlerins et les commerçants européens. En 1535, les premières capitulations de l’histoire moderne accordèrent des privilèges aux commerçants français établis en Méditerranée orientale, qui étaient en outre aidés par leurs consuls, installés peu à peu dans les ports majeurs du Levant, tandis que des légations se dirigeaient en nombre vers Constantinople. 5

Isolée, la Grèce renaissante est confinée dans les limbes de l’inconnu. Pour ouvrir ses « portes », la voie du développement commercial apparaît essentielle afin de relier l’Orient à l’Occident. Les commerçants français seront les premiers voyageurs vers la Grèce, suivis par les diplomates, les politiques, les religieux et les scientifiques. Commerce, politique, religion et science étaient les pivots générateurs d’expéditions. La critique mentionne des écrits de scientifiques comme celui du géographe Pierre Gilles qui publie la première description des monuments byzantins de Constanti-nople sous le titre De topographia Constantinopolis et de ilius antiquitatibus 6. La littérature de voyage est alors essentiellement destinée à la science et à son corollaire, l’objectivité. Le géographe André Thévet suit Pierre Gilles dans l’exploration scientifique de la Méditerranée orientale. Il publie en 1554 la Cosmographie du Levant dans lequel il propose ses vues d’antiquités grecques avec une vision catholique de mépris à l’encontre des orthodoxes. À son tour, le botaniste Pierre Belon publie à Paris en 1553 ses observations sur la flore et la faune grecques dans Les observations de plusieurs singularités

et choses mémorables, trouvées en Grèce, […] et autres pays étrangers. Pour convaincre du désintérêt qui

frappe la Grèce, Fani-Maria Tsigakou prend appui sur un extrait de l’acte de fondation de la Société archéologique d’Athènes en date de 1837 qui entérine cet état de fait : « Esclave et à demi-morte, la Grèce était oubliée et effacée des chroniques des nations, et c’était juste, en 1674, qu’elle fut redé-couverte, presque complètement par Spon, Nointel et ceux qui les ont suivis ».

Privilégiant le retour du modèle antique, l’âge classique voit naître l’essor du voyage en Grèce. Quelques voyageurs, marqués par leurs lectures, ont pour ambition de mettre en confrontation le texte antique avec l’expérience. L’objectif est de valider ou d’invalider sur place les images mentales créées par les lectures. Le critique François Moureau, à qui l’on doit d’importants travaux sur la littérature de voyage, en tire ces conclusions d’ordre générique :

À l’âge classique, la littérature de voyage est à peine de la littérature. Ses doubles canoniques – l’épopée ou le roman initiatique – s’intègrent à l’art poétique par leur forme et non par leur contenu. Le récit de voyage appartient généralement à la tradition manuscrite dont la fonction principale est l’usage privé ou réservé. 7

L’ambition scientifique – excluant la littérarité – des Relations de l’ère classique ne fait plus de doute dans la mesure où les voyageurs possédaient un œil aiguisé de scientifique. L’universitaire

5 - Fani-Maria Tsigakou, « L’image de la Grèce chez les artistes voyageurs français avant la guerre d’indépendance », La Grèce

en révolte. Delacroix et les peintres français 1815-1848, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1996, p. 35.

6 - Ce texte de Pierre Gilles fut publié à Lyon en 1561.

7 - François Moureau, « Voyages manuscrits de l’Âge classique : Nointel, Caylus, Fourmont ou le Retour aux sources », dans Loukia Droulia, Vasso Mentzou (dir.), Vers l’Orient par la Grèce. Avec Nerval et d’autres voyageurs, Klincksieck, coll. « Littérature des voyages », 1993, p. 21.

François Moureau prend exemple sur des récits de voyages manuscrits, nullement destinés à la pu-blication, mais plutôt à un cercle intime composé d’un petit nombre de lecteurs spécialistes. Ces Relations de voyage étaient parfois destinées aux plus hauts arcanes de l’État, soulignant les liens tangibles entre la sphère politique et viatique. Le marquis de Nointel, Spon et Wheler ainsi que Pitton de Tournefort marquent de leur empreinte la fin du XVIIe siècle. Cette triade de travaux sera connue et mentionnée par Chateaubriand et Edgar Quinet.

Entre 1673 et 1674, le marquis de Nointel dirige une expédition scientifique dans les îles de l’Archipel, désormais appelées Cyclades. Le regard porté sur cette contrée ottomane avant d’être hellène était axé sur le principe de la connaissance. La curiosité pouvait mener jusqu’à l’observa-tion des sculptures du Parthénon alors que le site était à l’époque interdit aux étrangers. Peintre et membre de l’expédition de Nointel, Jacques Carray a eu le loisir de dessiner les sculptures du Parthénon, qui faisait office de poudrière 8 pour les Turcs. Déclarés perdus à son retour, ses précieux dessins seront retrouvés à la fin du XVIIIe siècle et publiés en 1811 sous le titre Temple de Minerve à

Athènes. Après le marquis de Nointel vient l’exemple de Jacob Spon, médecin, érudit et archéologue

qui entreprend le voyage avec son ami anglais Georges Wheler, écrivain et homme d’Église de son état. Guidés par le consul Jean Giraud, ces derniers vont établir un relevé précieux des monuments d’Athènes. Ensemble, ils publieront en 1678 à Lyon un Voyage d’Italie, de Grèce et du Levant en trois volumes. La dynamique est la même chez le naturaliste Joseph Pitton de Tournefort qui se rend en Grèce en 1699 pour prendre des vues et noter ses impressions consignées dans sa Relation d’un

voyage du Levant, fait par ordre du Roy publiée en 1717.

Ces trois Relations de voyage à succès de l’ère classique ont quelques points de convergence. D’emblée, l’ambition scientifique émerge. Qu’ils soient naturaliste, géographe, archéologue, mé-decin ou religieux, ces spécialistes font l’expérience d’un Ailleurs à transcrire impérativement au retour. De plus, un lien ténu entre voyage et politique s’établit puisque la France, représentant l’Oc-cident, était curieuse de connaître l’état de la Grèce sous le joug ottoman, en envoyant ses émissaires en mission de reconnaissance.

Alors que le XVIIe siècle ouvre la voie du dialogue avec la Grèce, le XVIIIe siècle l’enrichit considérablement. À partir de 1780, c’est-à-dire au tournant du XIXe siècle, un large panel de Re-lations voit le jour à la faveur de l’actualité politique marquée par la guerre russo-turque de 1787-1792 qui tend à faire pencher l’opinion française des Lumières du côté de la Grèce. Le goût pour l’exotisme déployé à l’époque renforce encore l’engouement viatique. En 1776, Pierre-Augustin Guys décrit les coutumes anciennes dans le Voyage littéraire de la Grèce suivi par Sonini de Ma-noncourt qui publie ses impressions sous le titre de Voyage en Grèce et en Turquie fait par ordre de

Louis XVI. Une autre figure viatique des Lumières nous intéresse en la personne de Marie-Gabriel

de Choiseul-Gouffier. Communément appelé Choiseul-Gouffier, le comte a fait l’expérience de la Grèce par deux fois, en 1766 et en 1784. La somme de ces séjours sera publiée en trois volumes

8 - Lors de la guerre opposant les Turcs aux Vénitiens, ces derniers assiégèrent Athènes et bombardèrent en 1687 le Parthénon qui explosa.

au cours des années 1782-1822 sous le nom de Voyage pittoresque de la Grèce [ANNEXE 28] dont provient cet extrait du « Discours préliminaire » de 1782 :

J’étais entraîné par une curiosité dévorante que j’allais rassasier de merveilles ; je goûtais d’avance le plai-sir de parcourir cette illustre et belle région un Homère et un Hérodote à la main, de sentir plus vivement les beautés différentes des tableaux tracés par le Poëte, en voyant les images qu’il avait eues sous les yeux, de me rappeler avec plus d’intérêt les plus célèbres événements de ces siècles reculés, en contemplant les lieux mêmes qui en avaient été le théâtre : enfin je me promettais une foule de jouissances sans cesse re-naissantes, une ivresse continuelle, dans un pays où chaque mouvement, chaque débris et pour ainsi dire chaque pas, transportent à trois mille ans l’imagination du Voyageur, et le placent tout à la fois au milieu des scènes enchantées de la Fable et des grands spectacles d’une histoire non moins féconde en prodiges. 9

L’enthousiasme de Choiseul-Gouffier se dévoile au moment de mentionner cette « curiosité dévo-rante » qui le porte vers l’Orient chargé de « merveilles ». La richesse de cette terre hellène chargée d’histoire « transport[ant] à trois mille ans l’imagination du Voyageur » est particulièrement sou-lignée par un lexique mélioratif sensible dans l’emploi des termes de « jouissances », d’« ivresse », et de « plaisir ». Le comte, qui aura des continuateurs, insiste sur sa passion pour l’Antiquité et sur l’héritage littéraire offert par Homère et Hérodote. Dans ce « Discours préliminaire », l’imagination et la fable côtoient l’histoire faisant fi des catégorisations. Ayant permis à Choiseul-Gouffier d’ob-tenir un poste d’ambassadeur à Constantinople en 1784, cette Relation de voyage est enrichie d’un appareil critique conséquent composé de planches avec vues des ports des Cyclades, de portraits de Grecs ainsi que de cartes de la Grèce ancienne et moderne. Ce travail d’enquête sur le terrain sera complété par les soins de Louis-Sébastien Fauvel10, futur consul d’Athènes en 1803 et hôte de Chateaubriand à Athènes en août 1806. Pour Fani-Maria Tsigakou, le Voyage pittoresque de Choi-seul-Gouffier propose déjà une vision philhellène :

Avec le Voyage pittoresque, les lecteurs français ont eu à leur disposition le panorama le plus complet du monde grec qui existât vers la fin du XVIIIe siècle, avec en frontispice du premier volume un philhellé-nisme précoce : la Grèce, enchaînée, assise parmi les tombes en ruine de Périclès, de Thémistocle et d’autres héros, et l’inscription latine « Exoriare Aliquis » (« Qu’un vengeur surgisse [de nos cendres 11] »), encore inintelligible pour ceux qui n’imaginaient qu’une Grèce éthérée, peuplée de nymphes et de muses. 12 

Tandis que l’opinion française n’a alors à l’esprit qu’une image figée de la Grèce peuplée de « nym-phes et de muses », Choiseul-Gouffier propose l’image d’une Grèce actuelle, moderne et opprimée.

9 - Le Voyage du comte de Choiseul-Gouffier, publié entre 1782 et 1822 a été consulté lors de nos visites de la bibliothèque de La Maison de Chateaubriand à Châtenay-Malabry dans l’édition Blaise (2 tomes en 3 volumes en grand in-folio). La même édition peut être consultable à la Bibliothèque Nationale de France.

10 - Louis-Sébastien Fauvel a arpenté la Grèce entre 1780 et 1782 en tant que dessinateur, archéologue et collectionneur, dans le dessein de reproduire les monuments mis de côté par Choiseul-Gouffier en 1766.

11 - Fani-Maria Tsigakou, « L’image de la Grèce chez les artistes voyageurs français avant la guerre d’indépendance », La

Grèce en révolte. Delacroix et les peintres français 1815-1848, op. cit., p. 38, note 25 : La référence est tirée de l’Énéïde de

Virgile (Livre IV, 625) : c’est par ces mots que Didon maudit Enée, qui l’a abandonnée.  12 - Ibid., p. 37.

La représentation de la Grèce enchaînée figurant au seuil de son texte – en couverture – fait sens en 1822 puisque la guerre d’indépendance est amorcée depuis peu [ANNEXE 20].

En définitive, s’il ne fallait mentionner qu’un seul ouvrage de cette période antiquisante13, ce serait assurément le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce daté de 1788 [ANNEXE 29]. Véritable « best seller » réédité et traduit à maintes reprises, ce texte reçut à l’époque un succès retentissant. La lecture de l’ « Avertissement » nous renseigne sur le projet de son auteur :

Je suppose qu’un Scythe, nommé Anacharsis, vient en Grèce quelques années avant la naissance d’Alexandre, et que d’Athènes, son séjour ordinaire, il fait plusieurs voyages dans les provinces voisines, observant partout les mœurs et les usages des peuples, assistant à leurs fêtes, étudiant la nature de leurs gouvernements, quelquefois consacrant ses loisirs à des recherches sur les progrès de l’esprit humain ; d’autre fois conversant avec les grands hommes qui fleurissaient alors, tels qu’Épaminondas, Phocion, Xénophon, Platon, Aristote, Démosthène, etc. 14

Cet ouvrage de l’abbé Jean-Jacques Barthélémy dresse une peinture des aspects de la vie quotidienne en Grèce au IVe siècle avant notre ère, à travers l’œil d’un jeune Scythe 15 assistant aux Jeux Olym-piques de 356 et aux fêtes de Délos de 341. Le lectorat du XVIIIe siècle bénéficie, par le biais de ce texte, d’une plongée vers l’Antiquité – on parle d’anticomanie – à une époque qui lie « le siècle de Périclès à celui d’Alexandre ». L’appartenance générique du Voyage du jeune Anacharsis nous intéresse dans la mesure où l’abbé Barthélémy s’inscrit dans le genre viatique en rejetant la posture historienne généralement soutenue par le voyageur :

J’ai composé un voyage plutôt qu’une histoire, parce que tout est en action dans un voyage, et qu’on y permet des détails interdits à l’historien. Ces détails, quand ils ont rapport à des usages, ne sont souvent qu’indiqués dans les auteurs anciens ; souvent ils ont partagé les critiques modernes. Je les ai tous discutés avant que d’en faire usage. J’en ai même, dans une révision, supprimé une grande partie, et peut-être n’ai-je pas poussé le sacrifice assez loin. 16

Ces « détails » laissent place au jeu avec la véracité ou l’authenticité puisqu’ils peuvent référer au recours à l’anecdote ou au quotidien que ne prend pas en charge la discipline historique. Faisant fi-gure d’exception, ce texte inspira un grand nombre de voyageurs, à commencer par Chateaubriand et Quinet.

Le XVIIIe siècle ouvre la voie à l’Orientalisme du XIXe siècle. En explorant les textes limi-naires, nous nous apercevons que les voyageurs en posture de scientifiques se réclamaient d’une certaine liberté de ton, à l’instar de l’abbé Barthélémy. En cette fin de siècle, les personnalités s’affirment et proposent un regard personnel ouvrant la voie à l’expansion du je viatique. De plus,