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Parmi les autres peuples, ils [les Perses] estiment d’abord, après eux-mêmes toutefois, leurs voisins immé-diats, puis les voisins de ceux-là, et ainsi de suite selon la distance qui les en sépare ; les peuples situés le plus loin de chez eux sont à leurs yeux les moins estimables : comme ils se jugent le peuple le plus noble à tout point de vue, le mérite des autres varie pour eux selon la règle en question, et les nations les plus éloi-gnées leur paraissent les plus viles. [Hérodote, L’Enquête (445 av. J.-C), Paris, Gallimard, 1964, I, p. 134]

Dans ses Histoires, Hérodote raconte une coutume persane qui consistait à appréhender l’autre en fonction de son éloignement géographique. L’estime accordée à autrui était alors relative à la proxi-mité physique du peuple en question. L’anecdote peut paraître curieuse a priori mais s’explique par la suspicion éprouvée par l’homme face à l’inconnu. Est-il nécessaire de rappeler que les Grecs appelaient « Barbare » tout étranger ignorant leur langue ? Cet aparté provenant du monde antique a pour dessein de mettre en exergue l’évolution du regard porté sur autrui, de l’Antiquité vers le XIXe siècle.

L’époque moderne voit s’affirmer une prise de conscience de l’existence d’autrui. La quin-tessence du rapport à l’autre s’affirme même au XIXe siècle. L’ethnologie – en plein essor – met en parallèle un sujet observant à un sujet observé. Le regard extérieur est alors considéré comme plus incisif que celui de l’autochtone. Ce dernier aurait en effet des difficultés à s’affranchir voire à cri-tiquer le groupe auquel il appartient. Le concept d’exotopie (vnenakhodimost) théorisé par Mikhail Bakhtine consisterait en l’expérience différenciatrice, pour un individu, entre sa propre culture et celle de l’autre. Dans Les morales de l’histoire, Tzvetan Todorov explique que l’exotopie « désigne cette non-appartenance à une culture donnée. [Elle] n’est pas un obstacle à la connaissance appro-fondie de cette culture, elle en est la condition 89 ». L’observation d’un peuple aurait tout à gagner à être effectuée de l’extérieur. Dans cette perspective, le statut d’exilé ou d’étranger est la condition

88 - VMGG, VIII « Héroïsme dans la vie et dans l’art », p. 39.

idoine d’une vision percutante. A priori paradoxale, l’observation de la Grèce et de ses habitants mériterait donc d’être effectuée en miroir, via le point de vue d’autrui. L’idée sous-jacente est que la vérité sur la Grèce ne saurait être mieux dite que par des étrangers. Le regard porté sur autrui tirerait même avantage à « surplomber » car l’éloignement serait bénéfique en vue d’une observation optimisée. Ainsi, l’observateur devrait asseoir une position de type panoramique 90. La connaissance et la compréhension d’autrui nécessiteraient d’englober l’autre, dans une vision totalisante. Tzvetan Todorov 91 cite par exemple la dédicace du Prince qui suppute que la position sociale de l’observant doit être supérieure à celle de l’observé. D’après Machiavel, seul le Prince serait capable d’obser-ver le commun des mortels. Cette référence littéraire a pour objet d’insister sur la bonne distance consubstantielle à la compréhension d’autrui.

Les mécanismes présidant à une compréhension idoine des étrangers doivent dès lors être éclairés. Un premier processus consiste en la dissociation ou en la correspondance faisant montre des différences et des points communs. On s’attachera ainsi à repérer les procédés d’analogie 92 et de mises en parallèle à l’œuvre dans nos textes. L’Oriental se réduit potentiellement à un catalogue de différences ou de correspondances avec l’Européen. Selon Todorov, l’acte de compréhension de l’autre est décliné en quatre phases 93. La première « consiste en une assimilation de l’autre en soi 94 » lorsque l’observant s’intéresse aux autres cultures mais constate qu’elles sont structurées comme la sienne. Dans ce cas, seule l’identité de l’observant demeure. La deuxième phase inverse la première : elle consiste en « l’effacement du je au profit de l’autre ». Tout particularisme singulier s’efface alors : l’observant se faisant plus Grec que les Grecs. Il s’accoutume aux moeurs, apprend leur his-toire et leur langue quitte à oublier son identité originelle. Ne subsiste qu’une seule identité : celle d’Autrui. Dans la troisième phase, le sujet observant réaffirme son identité après avoir tenté l’ap-proche d’autrui. L’exotopie du sujet n’est alors plus un obstacle mais bien la condition sine qua non d’une meilleure appréhension. L’observant prend conscience du poids de la subjectivité, des préju-gés et des différences tangibles. Le dialogue n’annihile plus la différence. Dans la dernière phase, la connaissance de soi dépend de la connaissance de l’autre, voire la transforme en un processus infini. L’interaction avec l’autre joue ici l’identité de l’observant. Ainsi, plusieurs phases s’expriment dans la connaissance d’autrui qui sont le fruit d’un partage et d’un dialogue à interroger à partir de notre corpus. Connaître les autres peut être l’occasion d’effectuer un retour sur soi. Dès lors, l’essentiel ne réside plus dans l’approche de l’autre mais bien dans l’écoute de soi 95.

À la manière de la citation inaugurale d’Hérodote, la rhétorique d’autrui sera appréhendée par catégorie, allant de la proximité vers l’éloignement. Ce choix s’explique par la confrontation

90 - La troisième partie de cette étude consacrée au paysage historique se clôturera, dans le Chapitre 6, sur la vision panoramique.

91 - Tzvetan Todorov, Les morales de l’histoire, op. cit., p. 37.

92 - Alain Guyot, Analogie et récit de voyage. Voir, mesurer, interpréter le monde, Paris, Classiques Garnier, 2012, 369 p. 93 - Tzvetan Todorov, Les morales de l’histoire, op. cit., p. 38-40.

94 - Ibid., p. 38.

95 - Jean-Claude Berchet, Chateaubriand ou les aléas du désir, « De Paris à Jérusalem ou le voyage vers soi », Paris, Belin, 2012, p. 414-449.

immédiate opérée entre le voyageur et ses condisciples qui partagent son quotidien, vivent avec lui, voire pour lui. Ce sont ensuite les opprimés qui retiennent son attention, à savoir les Grecs et les Albanais. Viennent enfin les Turcs, qui ont mauvaise presse auprès des voyageurs. L’étude sera ici concentrée sur l’Itinéraire de Paris à Jérusalem.

a / La déconfiture du drogman

Le drogman – de l’arabe « targuman » signifiant interprète – est la figure centrale des compa-gnons de route du voyageur du XIXe siècle. Sa première mission communicationnelle est essentielle à tout voyageur ignorant les langues vernaculaires. Parangon du compagnon 96, le drogman indépen-dant – à distinguer du drogman consulaire – apparaît au XIXe siècle au moment même où les voyages d’Orient se multiplient. Les missions du drogman sont plurielles tant il se doit de jouer à l’interprète, au domestique mais aussi au guide qui conduit le voyageur vers l’inconnu. Paradoxale, la position du drogman l’intime de créer du lien entre deux « mondes » diamétralement opposés : l’Orient et l’Occi-dent. Ce personnage symptomatique des récits de voyage s’apparente pour Sarga Moussa à un « type » :

Cet homme à tout faire sert non seulement de guide-interprète, mais encore de domestique, de garde et de cuisinier. C’est en principe un chrétien d’Orient (souvent Grec ou Arménien, parfois aussi juif levan-tin), et à ce titre il apparaît d’emblée comme un être ambivalent, proche de l’Europe par sa confession, mais appartenant à l’Asie par sa culture. 97

La relation drogman-voyageur se présente comme une première approche de l’Oriental. Personnali-té hybride à cheval entre deux mondes, l’interprète entreprend un dialogue avec le voyageur rendu possible grâce à la langue et à la confession communes. C’est un médiateur qui rend vivante la voix de l’explorateur auprès de l’Oriental et vice versa. L’interprète levantin jouit d’une relative proximi-té comme d’un éloignement certain auprès du voyageur. Cette figure duale sera analysée à travers l’examen de la relation entre Chateaubriand et Joseph 98.

L’auteur n’emploie qu’une seule fois ce terme de drogman pour désigner son compagnon de route dans la deuxième partie du Voyage consacrée à l’Anatolie 99. L’extrait à suivre fait état de la der-nière apparition de Joseph qui semble avoir manqué son objectif d’établissement d’un commerce à Smyrne, devenue l’actuelle Izmir :

Ma dernière visite à Smyrne fut pour Joseph : Quantum mutatus ab illo ! Était-ce bien là mon illustre drogman ? Je le trouvai dans une chétive boutique, planant et battant de la vaisselle d’étain. Il avait cette

96 - Au sens strict, le terme signifie : « celui avec qui l’on partage le pain ».

97 - Sarga Moussa, « Traduttore, traditore : la figure du drogman dans les récits de voyage en Orient au XIXe siècle »,

Écrire le voyage, Paris, éd. Tverdota, PSN, 1994, p. 102.

98 - Joseph ne doit pas être confondu avec le domestique Julien qui écrivit un Journal mais ne mit jamais les pieds sur le sol grec.

même veste de velours bleu qu’il portait sur les ruines de Sparte et d’Athènes. Mais que lui servaient ces marques de sa gloire ? Que lui servait d’avoir vu les villes et les hommes, mores hominum et urbes. Il n’était pas même propriétaire de son échoppe ! J’aperçus dans un coin un maître à mine renfrognée, qui parlait rudement à mon ancien compagnon. C’était pour cela que Joseph se réjouissait tant d’arriver ! [IPJ, II, p. 238-239]

Les allusions virgiliennes et horatiennes transcrites en italique n’y feront rien. Joseph apparaît amoindri aux yeux du Français dans cette « chétive boutique » aux côtés d’un maître d’échoppe in-commode à la mine « renfrognée ». L’environnement à valeur axiologique négative semble transpa-raître directement sur la personnalité de Joseph. Le contraste est frappant entre les espoirs de Joseph – installation à Smyrne – et sa situation présente. On comprend mieux le désarroi du voyageur qui prend son « ancien compagnon », appelé plus loin « pauvre camarade 100 », en pitié. Lors d’adieux émouvants, dignes d’une scène topique pathétique, Joseph pleure tout en provoquant l’attendrisse-ment de son ancien maître, qui, sensible à sa pauvreté, lui laisse discrètel’attendrisse-ment quelque argent. Le ton ironique, visible dans l’ultime exclamation du passage, présente un décalage comique opéré entre les réjouissants espoirs de Joseph et une réalité en deçà de l’escompté. Cette scène finale, orchestrée dans des registres pathétiques et ironiques, clôt le portrait de Joseph amorcé dès la première partie. En effet, c’est dans le « Voyage de la Grèce » que Chateaubriand appréhende ce sbire*101 particulier, décrit sous la forme d’une prosopographie en même temps que la caravane :

Joseph fermait la marche : ce Milanais était un petit homme blond, à gros ventre, le teint fleuri, l’air af-fable ; il était tout habillé de velours bleu ; deux longs pistolets d’arçon, passés dans une étroite ceinture, relevaient sa veste d’une manière si grotesque, que le janissaire ne pouvait jamais le regarder sans rire. [IPJ, I, p. 91]

Cet Italien de Milan apparaît tel un personnage comique, croqué en homme de petite taille à l’em-bonpoint généreux. C’est un être sociable et jovial, qui, au fil de ses apparitions, porte toujours la même tenue, à savoir cet habit de velours bleu qui se présente comme un costume de scène ouvrant la voie à la théâtralisation du personnage.

L’attention du lecteur se focalise ici sur la tension humoristique. Le procédé comique est dans l’absolu intéressant – notamment dans l’optique d’une approche d’autrui – en ce qu’il est une relation, une rencontre voire une tension entre un sujet observant et un objet risible. S’il y a pré-sence du registre comique dans l’extrait ci-dessus, c’est d’abord parce qu’une des trois composantes

100 - IPJ, II, p. 239 : « Je n’ai regretté que deux choses dans mon voyage, c’est de n’avoir pas été assez riche pour établir Joseph à Smyrne, et pour racheter un captif à Tunis. Je fis mes derniers adieux à mon pauvre camarade : il pleurait, et je n’étais guère moins attendri. Je lui écrivis mon nom sur un petit morceau de papier, dans lequel j’enveloppai des marques sincères de ma reconnaissance : de sorte que le maître de la boutique ne vit rien de ce qui se passait entre nous ».

101 - Le Trésor de la Langue Française définit le sbire comme un « Homme de main au service d’un particulier ou d’un pouvoir oppressif, qui exerce des violences ou accomplit de basses besognes ». Le terme de « sbire » peut ici être employé pour désigner l’homme de main, l’accent péjoratif du substantif est sous-jacent. [GLOSSAIRE].

du comique intervient d’emblée, à savoir la distance. Pour Jean Émelina « est comique ce que je perçois, de gré ou de force, légitimement, par jeu ou de bonne foi, comme détaché de moi 102 ». Or Chateaubriand procède ici à la peinture d’un portrait distancié, en décrivant avec rigueur la tenue et l’allure ridicules de son acolyte. La distance inhérente à l’établissement du comique interroge le rapport à autrui car l’objet du comique est risible tandis que le créateur de l’effet comique est va-lorisé. Le comique de l’art renvoie donc au créateur de façon flatteuse. Chateaubriand sait créer du comique et impose à son lecteur de rire avec lui et non de lui. Joseph apparaît ici comme un person-nage comique dévalorisé voire déshumanisé à la limite du pantin. Par là, il fait écho au compagnon de route le plus fameux de la littérature picaresque : Sancho Panza. Nul besoin de s’interroger alors sur l’identité intertextuelle et analogique de notre voyageur principal. Si Joseph est à rapprocher de Sancho Panza, Chateaubriand est forcément Don Quichotte. La supériorité de l’un sur l’autre passe ainsi par l’emploi d’un registre connoté. Cette distance nécessaire à l’irruption du comique se double des composantes de l’innocuité et de l’anomalie. En effet, pour que la situation textuelle provoque le surgissement du rire, un élément de l’ordre de l’incongru, de l’anormalité ou de la bi-zarrerie doit intervenir :

Le rire jaillit d’un accident, d’une pose maladroite, de la constatation d’un échec, c’est-à-dire d’une circonstance qui serait douloureuse ou désagréable dans la vie, mais qui ne tire pas à conséquence dans un contexte comique, puisque ce n’est jamais l’aspect pénible mais le côté ridicule sur lequel l’attention est fixée. 103

Dans l’extrait précédent qui présente la caravane viatique, Joseph est grotesque car les pistolets qu’il porte à la ceinture relèvent sa veste de façon inopinée. Son allure est risible en ce qu’elle est bouf-fonne. Les anecdotes cocasses relatives au drogman ne manquent pas et semblent être un ressort nécessaire à la pause comique du texte. Tout concourt à faire de ce drogman Italien un personnage de roman proche de l’anti-héros du roman burlesque ou picaresque comme le suppute la référence intertextuelle à Cervantes. Notre Sancho Panza italien s’apparente même à un personnage de comé-die moliéresque. Affable et jovial, il n’en demeure pas moins maladroit :

Une autre cause retardait encore notre marche : le velours dont Joseph était vêtu dans la canicule, en Morée, le rendait fort malheureux ; au moindre mouvement du cheval, il s’accrochait à la selle ; son chapeau tombait d’un côté, ses pistolets de l’autre ; il fallait ramasser tout cela, et remettre le pauvre Joseph à cheval. Son excellent caractère brillait d’un nouveau lustre au milieu de toutes ses peines, et sa bonne humeur était inaltérable. [IPJ, I, p. 102-103]

La « cause » de cette « gaffe » orchestrée réside dans ce costume de scène en velours utilisé comme dé-clencheur comique. Le procédé n’est pas nouveau : on se souvient que Beaumarchais dans Le Mariage

de Figaro jouait volontiers avec ces objets d’apparats à forte valeur scénique tels que le ruban. Cette

102 - Jean Émelina, Le Comique. Essai d’interprétation générale (1991), Paris, Sedes, coll. « Présences critiques », 1996, p. 69. 103 - Jean Sareil, L’Écriture comique, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1984, p. 21-22.

scénographie des objets fonctionne par connivence avec le lecteur qui sourit à l’évocation du retour de l’objet. À travers le récit des aventures de Joseph, Chateaubriand se place dans une position de su-périorité, qui n’est autre que le corollaire du comique. Chateaubriand accole le qualifiant « pauvre » au nom de Joseph pour mieux insister sur le caractère pitoyable de son drogman. Si Joseph est risible, Chateaubriand est, par différenciation, respectable. La théâtralité se révèle dans le comique de situa-tion de cette scène à forte teneur visuelle. L’homme à tout faire, qui n’est pas à son aise à cheval, sue à grosses gouttes du fait des effets conjugués de la chaleur, de sa corpulence et du poids de son costume. Dès lors, au moindre soubresaut, l’homme s’accroche tant bien que mal à la selle alors que ses acces-soires se renversent, d’un côté le chapeau, de l’autre les pistolets. Ces saynètes théâtrales comiques se multiplient dans le Voyage. À Tripolizza, Chateaubriand attend patiemment d’être invité à la cour d’Osman Pacha. Lorsque l’occasion se présente enfin, Joseph se targue de le conseiller sur sa tenue de bal, lui intimant de porter un vêtement long, refusé par son maître. Le déplacement comique s’opère ensuite lorsque le drogman et non l’écrivain se fait refouler à l’entrée du palais :

Joseph, qui disait se connaître aux pompes de l’Orient, m’avait forcé de prendre ce manteau : mon habit court lui déplaisait ; lui-même voulut m’accompagner avec le janissaire pour me faire honneur. Il marchait derrière moi, sans bottes, les jambes et les pieds nus, et un mouchoir rouge jeté par-dessus son chapeau : malheureusement il fut arrêté à la porte du palais dans ce bel équipage. Les gardes ne voulurent point le laisser passer : il me donnait une telle envie de rire, que je ne pus jamais le réclamer sérieusement. La prétention au turban le perdit, et il ne vit que de loin les grandeurs où il avait aspiré. [IPJ, I, p. 107]

Principal informateur du monde oriental, Joseph devrait connaître les codes vestimentaires et autres habitus. Il se présente pourtant comme un misérable va-nu-pieds. Ce décalage donne une « telle envie de rire » au voyageur qu’il en profite sans vergogne pour s’attribuer la gloire de la connais-sance de la culture d’autrui. Personnage proche du genre théâtral, Joseph n’est autre qu’un pantin comique qui frôle le grotesque. Ses interventions cocasses interviennent dans le but de rehausser la prestance et l’allure du Français. À côté de lui, l’interprète-drogman n’est qu’un personnage dévalué de comédie bouffonne. Anti-héros burlesque, Joseph sera au fil du récit vidé de tout attribut.

Si le rôle principal du drogman réside enfin dans la fonction de communication, un épisode faisant écart avec la norme doit être mentionné. Lors d’une scène fameuse de quiproquo, Cha-teaubriand s’affronte verbalement avec son cicerone* au sujet de l’emplacement de Sparte et de Mistra. Un véritable brouillage linguistique – digne de l’épisode de Babel – s’établit entre les deux protagonistes principaux, observés par Joseph. Mais au lieu de résoudre le conflit en favorisant la communication entre les deux hommes, le drogman échoue à la tâche : « Joseph voulait nous mettre d’accord, et il ne faisait qu’accroître la confusion 104 ». En somme, la parole de l’interprète est vidée de toute substance tant il paraît bien incapable de traduire les conversations. À défaut, seul le Voyageur – avec un V majuscule pour souligner son unicité – paraît être le passeur entre les mondes occidental et oriental.

b / Apparences extérieures stéréotypées

Les excentricités vestimentaires sont des motifs différenciateurs perceptibles dans un rapport d’immédiateté. L’habit est en effet le premier élément visible symptomatique d’un contraste avec autrui. Le voyageur y sera d’emblée sensible car la vue est un des sens les plus sollicités à l’étranger. Ces éléments visuels sont en réalité des stigmates d’appartenance à une aire géographique. Ainsi, la nationalité de Chateaubriand était-elle particulièrement identifiable à la vue de son « costume d’apparat ». Par souci d’intégration, de confort, ou par jeu, certains voyageurs pouvaient se vêtir