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Il est communément admis que l’époque romantique invente un sens historique suite au ca-taclysme subi par la Révolution française. Avant 1789, l’histoire consistait en un savoir éclaté tandis qu’après, l’histoire se recentre au moment où la société se consolide et s’unifie. Peu à peu, le siècle va devenir celui de « l’épistémè historique » selon l’expression désormais célèbre de Michel Foucault dans Les Mots et les choses. Pour le dire autrement avec Paule Petitier, l’histoire devient centrale au XIXe siècle pour approcher l’étude des autres sciences :

Non seulement le siècle a vu la redéfinition des études historiques, la fondation de la discipline, son développement et l’accroissement de son autorité, mais il a été marqué par l’extension de la démarche historiciste dans tout le champ de la science. […] Le XIXe siècle semble d’ailleurs avoir eu l’intuition qu’à chaque époque une discipline dominante organise le champ de la pensée, alors que toute production intellectuelle était au Moyen-Âge orientée par la théologie, celle du XIXe siècle l’est par la politique – une proche parente en ce temps de l’histoire. Les penseurs d’alors pressentirent ce que M. Foucault appellera

épistémè un siècle après. 137

Au cœur de la science, les études historiques permettent d’organiser la pensée et de créer un sys-tème globalisant. Nulle science ne peut ainsi se départir du contexte historique. L’époque est alors aux systèmes, aux inventaires, aux archives, aux recensions et autres états des lieux. Des sciences auxiliaires de l’histoire vont prendre leur essor telles que l’architecture, la cartographie, l’archéo-logie ou l’ethnol’archéo-logie. Chaque science s’affirme indépendamment tout en reconnaissant l’autorité

137 - Paule Petitier, « Avant-Propos », Romantisme, Revue du dix-neuvième siècle, n°104, « Penser avec l’histoire », 1999, p. 3.

du champ historique principal. Une nouvelle façon de représenter l’histoire au XIXe se fait jour, sensible à la société, à l’économie ou à la politique. Pour Paule Petitier, « […] la nouvelle histoire de la Restauration [qui] se donne pour objet la totalité-nation (A. Thierry), la totalité-civilisation (Guizot) ou encore la totalité-révolution veut prendre en compte l’ensemble des domaines d’activité humains 138 ». Cette ambition encyclopédique 139 de l’historiographie romantique permet ainsi de l’envisager comme la « science des sciences ».

L’interaction entre cette archi-science et l’art littéraire paraît d’emblée paradoxale. Si l’histoire relève du régime factuel, la littérature relève du régime fictionnel. D’un côté, le domaine des faits, du réel, de ce qui est arrivé ; de l’autre celui de la fiction, de l’imaginaire, de ce qui pourrait arriver. D’une part la volonté de dire vrai, de l’autre celle de faire vrai. Or, pour le dire avec l’historien contemporain Ivan Jablonka, auteur de L’histoire est une littérature contemporaine, cette dichotomie paradigmatique est « un piège » :

Parce que, au XIXe siècle, l’histoire et la sociologie se sont séparées des belles-lettres, le débat est habituel-lement sous-tendu par deux postulats : les sciences sociales n’ont pas de portée littéraire ; un écrivain ne produit pas de connaissances. Il faudrait choisir entre une histoire qui serait « scientifique », au détriment de l’écriture, et une histoire qui serait « littéraire », au détriment de la vérité. Cette alternative est un piège. 140

L’alternative posée d’ordinaire entre scientificité de l’histoire et écriture mensongère ne peut être soutenue, car il existerait un lien à démontrer entre les deux domaines. Pour être transcrite, l’histoire a besoin des mots or la narration se prête tout particulièrement à la linéarité historique. Sous le joug de la vérité, l’historien se doit de raconter l’histoire des hommes ayant réellement vécu quand l’écrivain conte celle d’hommes potentiels, créés de toutes pièces. Ces deux types de récits parlent tous deux de la condition humaine, et par là de la condition historique. Nos deux récits ont un autre point commun, celui de dire l’absence. L’histoire est le récit de ce qui n’est plus, quand la littérature est celui de ce qui n’est pas.

La différence fondamentale entre littérature et histoire résiderait dès lors dans la propension à la vérité comme l’indique Paul Veyne dans sa définition : « […] les historiens racontent des événe-ments vrais qui ont l’homme pour acteur ; l’histoire est un roman vrai 141 ». Si la vérité est le point divergent entre roman et « roman-vrai », la distance s’estompe dès lors que l’on s’intéresse au genre viatique. L’hybridité inhérente au genre rend effectivement poreuse cette frontière entre factuel et fictionnel. Pour une part, le récit de voyage relève de la littérature du réel, comme le seraient à moins le journal, le récit de vie ou l’autobiographie. Pour nommer cette insertion tangible de l’histoire dans la littérature, et non l’inverse, il faut parler d’écriture de l’histoire – ou d’écriture historique –

138 - Paule Petitier, « L’histoire romantique, l’encyclopédie et le moi », Romantisme, Revue du dix-neuvième siècle, n°104, « Penser avec l’histoire », 1999, p. 29.

139 - Le terme d’encyclopédie prend en compte l’image du cercle.

140 - Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2014, p. 7. 141 - Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 10.

c’est-à-dire de mise en forme de l’expérience de l’histoire. Jacques Rancière parle de « Poétique de l’écriture historique » pour renvoyer à l’ensemble des procédés littéraires par lesquels une discipline se soustrait à la littérature ou prétend se soustraire à la littérature. Les jeux d’imbrication à l’œuvre entre histoire et littérature feront donc l’objet de notre propos. Entre « écriture » et « histoire », l’expression pourra être augmentée par « littéraire, poétique, politique, etc. ».

L’histoire s’écrit dans ou grâce à la littérature. En effet, l’homme de lettres du XIXe siècle s’empare du fait historique à une époque où les écrivains sont aussi des hommes d’État, à com-mencer par Chateaubriand. Dans l’introduction du volume consacré aux Modernités XIXe-XXe de l’Histoire de la France littéraire, Patrick Berthier explique qu’il existe des écritures de l’histoire, et qu’en premier lieu « […] l’écriture de l’histoire au XIXe siècle est, précisément, littéraire. C’est une activité d’hommes de lettres, nourris d’humanité, de rhétorique et de beau style. Le lecteur d’histoire veut qu’on lui raconte ; c’est un lecteur d’histoires […] 142 ». En somme, le fait historique devient nécessairement esthétique. Pourtant, il est des historiens romantiques qui s’opposèrent vivement à cette possibilité d’imbrication des deux disciplines. Dans la Préface de son Histoire de France, Jules Michelet souligne ainsi leurs méthodologies diamétralement opposées :

J’ai dans ce grand récit pratiqué et montré une chose nouvelle, dont les jeunes pourront profiter : c’est que la méthode historique est souvent l’opposé de l’art proprement littéraire. – L’écrivain occupé d’aug-menter les effets, de mettre les choses en saillie, presque toujours aime à surprendre, à saisir le lecteur, à lui faire crier : « Ah ! » ; il est heureux si le fait naturel apparaît un miracle. – Tout au contraire l’historien a pour mission spéciale d’expliquer ce qui paraît miracle, de l’entourer des précédents, des circonstances qui l’amènent, de le ramener à la nature. 143

Ces problèmes de méthode soulevés par Michelet doivent être interrogés pour comprendre comment le champ historique peut apparaître dans le champ littéraire. Si l’histoire se sert de la littérature par nécessité, les méthodes employées par chacune de ces disciplines restent à éclairer pour déceler d’éven-tuels points de jonction. La littérature ne serait plus seulement un décorum esthétique mais plutôt le moyen, pour l’écrivain, de donner corps à sa pensée. Par le prisme du littéraire, la pensée historienne serait révélée, augmentée, rehaussée. Cette hypothèse d’une interaction positive entre l’historien et le poète a été soulevée de nombreuses fois au cours du XIXe siècle à l’image de l’allemand Novalis, per-suadé que la maîtrise des mots permet un agencement méthodique révélateur de la pensée.

L’aptitude historique de la littérature romantique rend l’écriture de l’histoire subjective, comme l’explique Patrick Berthier prenant exemple sur l’historiographie révolutionnaire. Cette écriture « idéologique 144 » de l’histoire nous intéresse précisément car nos voyageurs s’inscrivent dans l’histoire du temps présent en posant un regard axiologique sur les événements survenus lors

142 - Patrick Berthier, « Écritures de l’histoire au XIXe siècle », Histoire de la France littéraire, Paris, PUF, 2006, III « Modernités XIXe.XXe », p. 335.

143 - Jules Michelet, Histoire de France (Livres I à XVII), « Préface de 1869 », Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1981, p. 28. 144 - Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 166-167 : « Le discours historique est essentiellement élaboration idéologique, ou pour être plus précis, imaginaire ».

de la crise grecque. La transmission du fait historique par le médium littéraire induit de potentielles transformations, modifications et transpositions. À ce titre, nous observerons que le mythe est devenu un objet d’histoire à la faveur de l’entrée de l’imaginaire dans le champ historique 145. Ainsi peut-on s’interroger sur la scientificité de l’écriture de l’histoire. Cette dernière interrogation est es-sentielle – on l’aura compris – puisque l’ancrage du factuel dans le fictionnel « brouille » les pistes de la référentialité et fait douter le lecteur sur l’authenticité des propos tenus. Ainsi, la frontière entre le travail de l’écrivain et celui de l’historien est mince dès lors qu’il s’agit de transcrire à l’écrit ce qui relève de l’histoire. Le principe générateur de l’histoire est le sujet pensant et écrivant, au cœur du récit, qui permet de dépasser ces imbrications problématiques entre histoire et littérature. Lui seul pourra prendre en charge le récit chargé d’historicité, le faire entrer dans le régime fictionnel, ou le replacer dans un régime référentiel.

La dimension historique du texte littéraire peut aussi être revendiquée par l’écrivain auprès de son lecteur dans un pacte de lecture. Nul doute qu’une relation de confiance soit nécessaire entre l’auteur et son lecteur à propos de la sincérité, de l’authenticité, ou de la véracité du contenu. De tels contrats de lecture sont ainsi noués dans le paratexte :

Enfin, j’aurai atteint le but que je me propose, si l’on sent d’un bout à l’autre de cet ouvrage une parfaite sincérité. Un voyageur est une espèce d’historien : son devoir est de raconter fidèlement ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu dire ; il ne doit rien inventer, mais aussi il ne doit rien omettre ; et, quelles que soient ses opinions particulières, elles ne doivent jamais l’aveugler au point de taire ou de dénaturer la vérité. [IPJ, « Préface de la première édition », 56-57]

Un contrat ambigu se fait jour car cette propension de Chateaubriand à la fidélité et à la sincérité en rejetant l’invention et l’omission n’est pas sans troubler le lecteur. Quelques lignes plus haut, il donnait en effet des informations contraires. Coupé de son contexte, cet extrait infirme l’hypothèse du contrat de lecture spécifiant l’intrusion de la vérité dans la narration. En contexte, l’extrait est intéressant dans la mesure où Chateaubriand fait mention des caractéristiques du genre que sont l’hybridité, le mélange de style, la part autobiographique, fictionnelle avant d’affirmer la véracité de son propos. Un lecteur plus naïf pourrait aussi voir dans cette citation un manifeste d’authenticité malgré toutes les informations pléthoriques contradictoires distillées dans les préfaces successives de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. L’idée est, pour Chateaubriand, de montrer que malgré l’hybridité du genre, l’authenticité est préservée.

L’imbrication de l’histoire et de la littérature a pour conséquence indéniable la question de la performativité du texte littéraire. À une époque où l’histoire peut être politique et idéologique, la critique est en droit de s’interroger sur l’éventuelle lecture politique et engagée des œuvres du corpus. En choisissant une forme générique populaire plutôt que le pamphlet historique, Chateaubriand et Quinet ont-ils voulu, in fine, offrir un regard politiquement orienté sur la Grèce correspondant à leur expérience ? Là où l’histoire n’intéresse plus que les spécialistes, l’écriture de l’histoire permet

d’ouvrir son champ à un public diversifié. Ainsi, loin de s’isoler du réel, ce travail entend révéler le regard performatif – c’est-à-dire actif et agissant – de ces deux écrivains-voyageurs français en Grèce. Inutile de préciser que le fait de s’intéresser à la vision d’intellectuels français sur l’Hellade en dit long, par jeux de regards, sur l’Histoire de France.