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a / L’histoire de l’histoire

Le mélange des genres semble être le maître mot de cette étude tant l’histoire se mêle non seulement à la littérature, mais aussi à la philosophie. D’aucuns, à l’instar de Fustel de Coulanges, dissociaient implacablement la philosophie de l’histoire. Ils oubliaient, sans doute, qu’il ne s’agit nullement de réduire l’une des sciences à l’autre mais de faire en sorte que les deux s’éclairent. Comme dans le cas de l’imbrication de la littérature et de l’histoire, il s’agit là de percevoir les mécanismes d’intrusion de l’histoire dans la philosophie, et non l’inverse. À ce titre, nous tenons à citer ce bon mot d’Edgar Quinet provenant de L’Esprit Nouveau (1874) : « Si une tendance entraîne notre siècle, c’est à porter l’esprit de toutes les sciences dans la philosophie 175 ».

Face à la polysémie du terme d’histoire, l’expression de « philosophie de l’histoire » s’est peu à peu imposée au cours du XIXe siècle. Sous le même vocable d’ « histoire » étaient regroupées deux réalités : d’une part le déroulement linéaire du temps des hommes et d’autre part la science de cet écoulement temporel. Pour le dire autrement, l’expression qui nous occupe tient à dissocier la scientificité de la discipline des mécanismes philosophiques sous-jacents qui organisent la pensée historienne. Ainsi, il existerait d’un côté l’histoire de l’Humanité et, de l’autre, des manières d’ap-préhender l’histoire de l’Humanité. Ce sont ces courants de pensée philosophiques, ces écoles et ces traditions historiographiques qui seront observés désormais, de façon à comprendre comment la science de l’histoire est perçue au fil des époques. La spécificité des pensées de l’histoire selon Chateaubriand et Quinet interviendra par la suite, afin de mettre à profit ces quelques pages de contextualisation.

La philosophie de l’histoire aurait pour vocation non pas à écrire l’histoire mais à la penser, à l’interroger, à la réfléchir. Pour les théoriciens de l’histoire, le déroulé des événements factuels importe bien peu face aux problèmes théoriques posés par ces mêmes événements, ou face aux pré-jugés philosophiques présidant à l’écriture. Faire de la philosophie de l’histoire reviendrait donc à proposer une histoire de l’histoire. En définitive, la philosophie de l’histoire se présente comme une « méta-histoire » se plaçant par conséquent dans une position surplombante.

Après ce court prélude définitoire, il est nécessaire de relier les postures du voyageur et du phi-losophe de l’histoire qui paraissent dissociées, voire antithétiques, tant le sujet est prédisposé à l’exo-tisme. Pourtant, les rapprochements opérés dans les travaux de Simone Bernard-Griffiths effectués à la lumière des propos d’Edgar Quinet dans l’Introduction des Idées sur la philosophie de l’histoire de

l’Humanité sont convaincants. Selon l’ancienne directrice du Centre de recherches révolutionnaires

et romantiques de Clermont-Ferrand, l’esprit du philosophe de l’histoire serait proche de celui du voyageur dans la mesure où tous deux observent un point de vue transcendantal :

Pensée des cimes par excellence, « point de vue transcendantal » sur le devenir, la philosophie de l’histoire est la récompense suprême du voyageur de l’esprit, qui, au lieu de la « cime glacée, déserte, étroite, noyée dans la brume » que lui avaient fait redouter les philosophies du désespoir, aperçoit autour de lui « un vaste horizon qui ne s’était encore jamais découvert » à ses yeux.

[…]

Or le propre de la philosophie de l’histoire est précisément de faire apparaître les liens entre les peuples et les âges, ces liens effacés ou ignorés. À la lumière convergente de l’histoire et des sciences natu-relles, le philosophe de l’esprit nouveau retrace de station en station l’itinéraire du long voyage des siècles qu’il environne de caractères fixes et protège de lois générales. Joignant des « points à d’autres points… jusqu’à ce que le tableau complet de la vie apparaisse » comme dans ces dessins magiques qu’affectionne l’enfance, il refait la carte de l’espace et du temps. 176

La philosophie de l’histoire est considérée comme une « pensée des cimes », capable d’offrir sinon de l’espoir, du moins des perspectives, là où l’avenir semblait obstrué par les vicissitudes du temps. La métaphore de l’oiseau surplombant le monde environnant permet de faire se rejoindre les deux postures. Grâce à leur surplomb face au monde, voyageurs et philosophes de l’histoire ont un regard éclairé vers le passé autant que vers l’avenir. Le philosophe de l’histoire s’affirme en pontife du temps – à entendre littéralement comme celui qui créé du lien entre les époques.

La vue surplombante de la philosophie de l’histoire sur l’histoire de l’humanité met en avant une pluralité de conceptions de l’histoire qui essaiment la société occidentale. Comme le rappelle Jacques Le Goff dans Histoire et Mémoire, les exemples de diverses philosophies de l’histoire sont à observer « parmi des pensées individuelles (Thucydide, Augustin, Bossuet, Vico, Hegel, Marx, Croce, Gramsci), parmi des écoles (l’augustinisme, le matérialisme historique), ou des courants (l’historicisme, le marxisme, le positivisme) 177 ». Nous n’aborderons pas ici l’ensemble de ces pensées mais dresserons une évolution chronologique de l’idée d’histoire permettant de contextualiser les pensées spécifiques de nos voyageurs français.

La première pierre à l’édifice historiographique est celle des pères de l’histoire grecque que sont Hérodote et Thucydide. Pour Jacques Le Goff, « les écrivains de l’Antiquité classique étaient dans l’ensemble aussi peu concernés par le futur que par le passé 178 » et s’intéressaient à l’actualité. Thucydide fait le choix du traitement de la guerre du Péloponnèse qui devient un jalon à partir duquel les faits ultérieurs se rapporteront. Ce changement dépeint par le conflit fait office de borne chronologique qu’il convient de décrire avec la plus grande objectivité qui soit, en rapportant les

176 - Simone Bernard-Griffiths, « Le Voyage ou l’itinéraire de l’imagination symbolique d’Edgar Quinet », dans Simone Bernard-Griffiths, Paul Viallaneix (dir.), Edgar Quinet, ce juif errant, op. cit., p. 306 : la chercheuse cite entre guillemets, l’Introduction aux Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité de Herder par Quinet.

177 - Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, op. cit., p. 258. 178 - Idem.

faits au plus près de ce qu’ils ont dû être. L’histoire selon Thucydide est pensée cycliquement dans la mesure où la nature humaine reproduirait inlassablement les mêmes actions. De plus, si Thucydide fustige les poètes et les logographes inaptes à l’écriture véridique de l’histoire, il emploie le même médium qu’eux, à savoir l’écriture. Dès son origine, l’art du discours est ainsi lié de façon impa-rable à l’histoire mais doit, contrairement aux possibles de la littérature, se confronter à la vérité des faits. Cette première conception de l’histoire propose une écriture cyclique, sensible à l’éternel recommencement. L’Antiquité grecque met ainsi en acte une pratique scientifique et méthodique de l’histoire :

L’Antiquité gréco-romaine n’avait pas eu de véritable sens de l’histoire. Elle n’avait avancé comme sché-mas explicatifs généraux que la nature humaine à-dire l’immutabilité), le destin et la fortune (c’est-à-dire l’irrationalité), le développement organique (c’est-(c’est-à-dire le biologisme). Elle avait situé le genre historique dans le domaine de l’art littéraire et lui avait assigné comme fonctions le divertissement et l’utilité morale. Mais elle avait préfiguré une conception et une pratique « scientifique de l’histoire » en insistant sur le témoignage (Hérodote), l’intelligibilité (Thucydide), la recherche des causes (Polybe), la recherche et le respect de la vérité (tous et finalement Cicéron). 179

Au cœur des prérogatives historiographiques de l’Antiquité s’affichent les valeurs de vérité et de mo-rale qui doivent être transmises par le prisme de l’art du discours. Littérature et histoire sont ainsi liées dès l’origine jusqu’à s’imbriquer dans le vocable d’historiographie.

Contrairement à la conception cyclique antique, la conception chrétienne offre un but clai-rement défini à l’histoire marquant un changement radical. La pensée païenne faisait tourner l’histoire sur elle-même tandis que la pensée judéo-chrétienne lui offre une signification, une fin, un objectif. Le sens chrétien de l’Histoire, donné par Dieu, concède au processus historique une linéarité téléologique. Prévalant en Occident jusqu’au Moyen-Âge, cette conception chrétienne de l’histoire mêlait l’histoire des hommes à l’Histoire sainte. Dans La Cité de Dieu, Saint-Augustin explique que Dieu est le seul maître de l’Histoire et qu’il dirige les hommes selon les lois de la Pro-vidence. Se pose alors la question de la liberté de l’homme bien qu’il faille nuancer le rôle démiur-gique de Dieu dans cette conception. La nuance résiderait dans l’idée que l’homme fait l’histoire sous le contrôle de Dieu. Selon la pensée chrétienne, l’Histoire ne correspond donc plus à l’his-toire « vécue » par l’humanité ou à l’hisl’his-toire comme science, mais l’Hisl’his-toire poursuit une fin qui conduit l’Homme à son salut. Le sens de l’Histoire n’est donc plus à chercher du côté des faits qui organisent chronologiquement la vie des peuples et des nations, mais bien vers l’homme comme créature de Dieu. La philosophie de l’histoire semble en quelque sorte supplantée par la théologie de l’histoire dont les résurgences se feront sentir jusqu’au XVIIe siècle comme en témoignent les travaux de Bossuet 180.

Entre la théologie de l’histoire médiévale et l’historisme symptomatique du XIXe siècle, s’im-posent d’autres conceptions de l’histoire. Par exemple, la pensée renaissante de Machiavel et de

179 - Ibid., p. 267.

Guicciardini s’intéresse aux liens unissant ou dissociant l’histoire de la politique. Pour cette époque, l’histoire est dite exemplaire et se caractérise, à l’image de la pensée antique, par son didactisme. L’on croit alors aux morales de l’histoire et aux enseignements du passé. L’heure est aux traités d’his-toire et nombre d’Artes Historicae sont publiés. L’ambition renaissante impose à l’hisd’his-toire une utilité et doit être « accomplie » d’après Lancelot de la Popelinière 181. Des idées nouvelles concernant l’His-toire s’imposent par rapport au passé. Ainsi que le rappelle Jacques Le Goff, l’hisl’His-toire exemplaire de la Renaissance rejette la narration inhérente à la méthode antique de l’histoire. Autres nouveautés : l’histoire doit s’intéresser désormais aux civilisations dans leur ensemble, et par extension, l’histoire a pour vocation à l’universalité.

Le XVIIIe siècle des Lumières ouvre quant à lui le champ d’une histoire rationnelle, axée sur l’idée de progrès. Or il est un penseur italien d’importance à l’époque – Giambattista Vico – qui influença fortement Chateaubriand. Catholique à l’instar de Chateaubriand, Vico propose une histoire à l’orée du sacré et du profane. La religion reprend ses droits dans la Scienza nuova de 1725, accessible aux Français grâce à la traduction de Michelet datant de 1826 sous le titre de Principes

de la philosophie de l’histoire. Comme nous le verrons, Vico propose une philosophie de l’histoire

jamais dénuée de spiritualité, à l’image de celle de Chateaubriand.

En définitive, l’histoire devient discipline au XIXe siècle et se voit investie par des profes-sionnels. Elle acquiert ses lettres de noblesse en s’établissant comme science digne d’être enseignée à l’Université. Le courant allemand de l’historicisme se fonde sur l’idée que l’événement n’est plus source d’enseignements mais phénomène à analyser. L’école allemande invente aussi la philosophie de l’histoire comme science. Progrès, développement et linéarité de l’histoire sont les maîtres mots de la pensée des théoriciens que sont Humboldt, Ranke et Weber. La morale est évacuée au profit de la vérité historique érigée en dogme. Mais le plus connu des philosophes de l’histoire allemande est sans aucun doute Georg Wilhelm Friedrich Hegel qui fut l’un des premiers philosophes à choi-sir l’histoire comme objet d’étude. Pour Hegel, l’histoire est régie par la raison qui est le maître mot de sa philosophie : « La seule idée qu’apporte la philosophie est cette simple idée de la raison, l’idée que la raison gouverne le monde et que par conséquent l’histoire universelle s’est déroulée rationnellement 182 ». Dans son processus linéaire, l’Histoire doit donc être expliquée par le prisme du fonctionnement rationnel de l’Esprit, c’est-à-dire sans prendre en compte les mécanismes in-conscients et irrationnels propres à l’homme. De plus, Hegel veut s’intéresser uniquement aux peuples qui ont constitué un État, en mettant de côté les autres. C’est dire à quel point il existerait dans la pensée historienne plusieurs types de sociétés qui n’auraient pas forcément le même degré d’historicité. Certaines sociétés seraient plus à même d’intégrer le processus historique tandis que d’autres seraient anhistoriques.

181 - L’un de ses traités publié en 1599 est intitulé L’Idée de l’histoire accomplie.

b / Le « degré d’historicité 183 » des sociétés

Sous le terme d’historicité, nous entendrons désormais le rapport général que les hommes entretiennent avec le passé et l’avenir. En conséquence, parler de degré d’historicité suppose que toutes les sociétés n’ont pas les mêmes façons d’appréhender leur histoire. Pour les philosophes de l’histoire, il existerait plusieurs types de sociétés n’ayant pas la même historicité ; les unes auraient à cœur de penser leur histoire en diachronie, tandis que les autres vivraient dans un éternel présent. Il est certain que cette opposition semble pour le moins schématique. Certains historiens dissocie-ront pourtant les sociétés historiques et anhistoriques, tandis que l’ethnologue Claude Lévi-Strauss parlera de sociétés froides ou chaudes. Or ce type de conception historique nous intéresse eu égard au positionnement d’observateurs extérieurs dans lequel se trouvent Chateaubriand et Quinet en Grèce. Au cours de cette étude, nous verrons que la critique opérée de la société grecque rejoint l’idée d’une société anhistorique, qu’il conviendrait d’historiciser à nouveau. Ainsi, cette dichoto-mie irréversible d’appréhension de l’histoire par les sociétés met en jeu l’ensemble de notre étude, et par là interroge des objets d’histoire essentiels tels que la mémoire, l’événement ou le mythe, qui seront étudiés au cours des chapitres à venir.

Permettons-nous de souligner que cette dichotomie de conception de l’histoire est formulée par des penseurs occidentaux qui vivent dans des nations où le sentiment historique est patent. En effet, la philosophie de l’histoire a été prise en charge par des théoriciens européens, allemands et français, qui ont vécu dans des États-nations modernes. Le regard de l’Occident sur le monde alentour doit être impérativement recontextualisé pour percevoir la domination politique, diploma-tique et culturelle exercée par les peuples dits historiques sur les peuples anhistoriques. Souligner la prégnance d’un regard subjectif et suprémaciste revient à enfoncer des portes ouvertes… Mais il est toutefois nécessaire d’éclairer cette pensée orientée de l’histoire de l’Occident vers l’Orient, et non l’inverse, car elle en dit long sur les regards ethnocentrés des Français en Grèce.

Cette dichotomie oppose donc l’homme moderne historique à l’homme traditionnel consi-déré comme anhistorique. L’homme historique vivrait en premier lieu dans un État, contrairement à son homologue vivant dans des sociétés primitives sans véritable institution organisatrice. Le phi-losophe Hegel considérait en effet que l’Histoire ne pouvait naître qu’avec l’État. Cette conception hégélienne fait de l’homme moderne un individu apte à prendre en charge son histoire, à la créer, à l’interroger. Maître de son histoire, l’homme moderne vit en société, en phase avec la culture. En effet, la Nature est dépréciée dans la société moderne car elle serait signe de permanence, in-sensible aux bouleversements du monde moderne. L’homme moderne et historique rompt alors toute contingence avec le monde dit animal, primitif ou traditionnel caractérisé par la nature et la superstition.

À l’inverse, dans les sociétés traditionnelles, la Nature régit le monde humain qui se soustrait

183 - L’expression est employée dans un article célèbre de Claude Lévi-Strauss que l’on peut trouver en ligne (Persée) : Claude Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 1983, Volume 38, numéro 6, p. 1218.

à son rythme et à ses enseignements. Cette société là ne serait pas encore parvenue à l’Histoire dans la mesure où elle ne se serait pas détachée du monde naturel et animal. Les sociétés dites primitives seraient inaptes à penser leur histoire puisqu’elles vivraient dans une temporalité cyclique à l’inverse du monde moderne, doté de culture, qui serait dans une dynamique réflexive et linéaire face au processus historique. Est-ce à dire que ces sociétés traditionnelles seraient anhistoriques, car dénuées des attributs modernes de société, d’État et de culture ? Est-ce à penser que ces sociétés n’ont pas de passé ? Il n’en est évidemment rien. Ces sociétés traditionnelles ont assurément un passé, qui est toutefois nébuleux eu égard à son absence de trace écrite. Le silence émanant de ces sociétés sur leur propre passé, corrélé par l’absence d’archives, ne révèle pas un déni de l’histoire, mais un autre rapport à l’histoire et au temps.

Sociétés stagnantes ou anhistoriques sont proches de l’expression de « sociétés froides » chère à Lévi-Strauss, abondamment reprise par la critique. Selon l’ethnologue, cette dissociation n’est qu’un modèle heuristique capable de penser la « température historique » des sociétés. Il ne s’agit pas de supprimer toute historicité aux sociétés anciennes mais de percevoir une différence d’appré-hension de l’histoire par les sociétés :

Toutes les sociétés sont historiques au même titre, mais certaines l’admettent franchement, tandis que d’autres y répugnent et préfèrent l’ignorer. Si donc on peut à bon droit ranger les sociétés sur une échelle idéale en fonction, non de leur degré d’historicité qui est pareil pour toutes, mais de la manière dont elles le ressentent, il importe de repérer et d’analyser les cas limites : dans quelles conditions et sous quelles formes la pensée collective et les individus s’ouvrent-ils à l’histoire ? Quand et comment, au lieu de la regarder comme un désordre et une menace, voient-ils en elle un outil pour agir sur le présent et le transformer ? 184

Dans cet article célèbre, l’ethnologue tient à rappeler que l’histoire et l’ethnologie se sont dissociées à une certaine époque. L’histoire devait plutôt se consacrer à l’étude des sociétés complexes rendue possible par l’analyse des archives, tandis que l’ethnologie s’occupait des sociétés primitives sans écriture. C’est à partir de ce constat que le penseur a pu parler de sociétés froides ou chaudes pour marquer cette distinction d’observation d’une société sur son histoire. Dans cette perspective, les sociétés lointaines et primitives seraient froides car elles ne permettraient pas à l’historien de recons-tituer leur passé, dénué de toute trace. Dans ce type de sociétés, seule l’observation du présent est rendue possible par le travail des ethnologues en immersion.

Cette dichotomie conflictuelle entre sociétés historiques et sociétés prétendument anhisto-riques est instituée par les philosophes de l’histoire, mais a pu être déconstruite par les ethnologues, qui tentent d’étudier la culture inconsciente des sociétés traditionnelles. En d’autres termes, tandis que les historiens dénigrent les sociétés traditionnelles, les ethnologues aiment vivre au cœur de ces sociétés afin de devenir les passeurs de leurs traditions, de leurs croyances, de leurs pratiques. Claude Lévi-Strauss résume ainsi ces manières d’observer les sociétés : « L’histoire organise ses données par

184 - Claude Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 1983, Volume 38, numéro 6, p. 1218.

rapport aux expressions conscientes, l’ethnologie par rapport aux conditions inconscientes de la vie sociale 185 ». Cette différence n’est pourtant qu’une question de méthode là où l’ethnologie se pro-pose comme une science auxiliaire de l’histoire. En effet, l’ethnologie et l’histoire ont des objectifs analogues, à savoir reconstituer les structures d’une société. Seules les approches divergent : là où l’historien travaille à partir de sources conscientes, rationnelles et écrites transmises au fil des années,