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a / Problématiques génériques

Avant le XIXe siècle, le syntagme « récit de voyage » renvoyait à une grande diversité de textes tels que la relation de pèlerinage, le compte-rendu d’expédition ou le journal de bord. Dans cet espace formel d’une certaine laxité, situé un temps en marge de la littérature, il semble difficile de trouver une cohérence tant les frontières du genre paraissent distendues. Dans Panorama du voyage

(1780-1920), Sylvain Venayre recense les différents types de documents se rapportant au genre du

voyage 78. On y trouve pêle-mêle des considérations générales sur le voyage, des manuels de conver-sation, des ouvrages sur les voyageurs de commerce, des textes de vulgarisation géographique, des anthologies et critiques de récits de voyage, des guides de voyages en France, dans les colonies, à Pa-ris, à l’étranger, des manuels ou récits de pèlerinage et de voyages. Au travers de cet ensemble, nous pouvons distinguer plusieurs sous-genres viatiques tels que les guides, manuels, ouvrages, récits, an-thologies, périodiques. Alors que les termes d’anthologie et de périodique s’éclairent d’eux-mêmes, nous sommes en droit d’interroger les menues différences entre un guide et un manuel, entre un récit et un ouvrage. Pour aborder les problématiques inhérentes à ce genre, il faudrait opérer un détour chronologique par la recension des formes viatiques plurielles à l’œuvre avant le XIXe siècle afin de faire montre des particularismes et des spécificités formelles.

La paternité du genre viatique remonte à l’Antiquité grecque, c’est-à-dire au Ve siècle avant Jésus-Christ avec Hérodote (Histoires) et Xénophon (Anabase). Des siècles plus tard, Marco Polo s’y essaie avec son Livre des Merveilles (1298) s’aventurant vers une forme encore peu usitée. La Re-naissance voit poindre une effervescence d’écrits viatiques puisque sont recensés pas moins de cinq cents Relations de voyage françaises dont le célèbre Voyage faict en la Terre de Brésil de Jean de Léry. Les chiffres doublent à l’âge classique tandis que le genre se vulgarise au siècle des Lumières pour ac-quérir ses lettres de noblesse auprès du grand public. L’abbé Prévost – connu pour Manon Lescaut – rédige ainsi une Histoire générale des voyages en seize volumes, dont l’édition est accessible au plus grand nombre. Dans ces Relations, l’idée est de s’astreindre à l’exactitude et à la sincérité absolues. Les ouvrages qui s’en démarquent sont discrédités, notamment dans les dictionnaires mais un mou-vement de réhabilitation du genre, sensible dans les préfaces, émerge après 1780. Au XVIIIe siècle, les Relations de voyages s’ancrent donc dans une tradition encyclopédique à visée objective. Ils proposent un savoir à un public n’ayant ni les moyens, ni l’opportunité de voyager. Des expéditions étaient même organisées et regroupaient marchands, soldats et scientifiques partis pour découvrir un Ailleurs afin de le faire connaître en soumettant leurs propos aux exigences scientifiques. Cette ambition encyclopédique est par exemple observée par le comte de Volney [ANNEXE 46] qui pu-blie en 1787 son Voyage en Syrie et en Égypte, devenue une source incontestable de Chateaubriand,

78 - Dans la « Présentation synthétique des sources », en annexe de l’ouvrage, on trouve un tableau récapitulatif des ouvrages étudiés classés par genre. [Sylvain Venayre, Panorama du voyage (1780-1920). Mots, figures, pratiques, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Histoire », 2012, p. 496].

et dont nous reproduisons ci-dessous la préface :

Dans ma relation, j’ai tâché de conserver l’esprit que j’ai porté dans l’examen des faits ; c’est-à-dire un amour impartial de la vérité. Je me suis interdit tout tableau d’imagination, quoique je n’ignore pas les avantages de l’illusion auprès de la plupart des lecteurs ; mais j’ai pensé que le genre des voyages appar-tenait à l’histoire et non au roman. 79 

La pensée du comte de Volney est tout entière résumée dans la dernière partie de phrase. S’il rap-proche le genre des voyages à l’histoire, c’est pour mieux le définir en opposition avec la fiction qui a pourtant les faveurs du lectorat grâce aux « avantages de l’illusion ». L’auteur tente de faire entrer les relations viatiques dans un genre qui serait proche de la littérature didactique. Le recours aux « faits » et à la « vérité » dans un élan de transparence et d’exactitude doit selon lui primer. Volney représente les intentions génériques de son temps en rejetant l’imaginaire et la mise en avant du je viatique 80.

Le XIXe siècle pose une nouvelle interrogation sur le genre viatique. Pour le comprendre, suivons Jean-Claude Berchet 81 qui a analysé les textes liminaires accompagnant massivement (65 à 80%) les récits viatiques de l’époque. La préface est en effet le lieu propice à la théorisation, à la réflexion et à l’intentionnalité auctoriales. C’est pourquoi l’étude du paratexte est source d’ensei-gnements. Le genre a connu au XIXe siècle une vogue extraordinaire, qui n’a pas été véritablement relayée par l’histoire littéraire, si ce n’est à travers la vague orientaliste ayant emporté les plus grands à l’image de Stendhal, Lamartine, Flaubert, Nerval et Gautier. Pour remercier Hippolyte Taine de l’envoi de son Voyage en Italie (1866), Flaubert, lui écrit en novembre 1866 cette formule qui en dit long : « Le genre Voyage est par soi-même une chose presque impossible ». Ici, la majuscule est employée pour distinguer deux réalités sous une même désignation car depuis le XVIIe, le terme de voyage désigne à la fois le périple mais aussi le récit de ce parcours. L’identité générique du Voyage, qualifiée d’« impossible » par Flaubert pose problème dans la seconde moitié du siècle. Car si le récit de voyage fait son entrée dans le champ du littéraire, la référentialité y est alors menacée. Les recours à la fiction et à l’imaginaire sans souci d’exactitude viennent « brouiller » les frontières d’un genre qui s’ancre de prime abord dans le vécu. Reste à savoir si le genre viatique se rapproche tantôt du ro-man, de l’Histoire ou de l’autobiographie et à étudier les volontés des écrivains-voyageurs oscillant entre l’instruction et le plaisir du lectorat. Ces interrogations parcourent les discours préfaciels des Voyages du XIXe au moment où ces récits s’ouvrent à un public de plus en plus élargi.

79 - La Relation du comte de Volney a été consultée à la Bibliothèque Nationale de France sur le site Tolbiac dans l’édition de 1797 (Paris, Desenne, Volland).

80 - Roland Le Huenen, « Le récit de voyage à l’orée du romantisme », Viatica [En ligne], Le Corps du voyageur, mis en ligne le 25/03/2014  : [URL : http://viatica.univ-bpclermont.fr/le-corps-du-voyageur/varia/le-recit-de-voyage-l-oree-du-romantisme].

81 - Jean-Claude Berchet, « La préface des récits de voyage au XIXe siècle », Écrire le voyage, Paris, Éd. Tverdota, Presses Universitaires de la Sorbonne Nouvelle, 1994, p. 3-15.

b / L’itinéraire de paris à Jérusalem ou l’invention du Voyage romantique 82

Au croisement de deux genres considérés aujourd’hui comme entièrement littéraires, notre auteur met sur pied un texte tant soit peu cohérent mélangeant d’une manière très romantique le récit de voyage (descriptions, passages historiques), et l’autobiographie (rapprochements subjectifs avec d’autres choses vues […]. [LUND, « Les tombeaux vides », Le Voyage de la Grèce de Chateaubriand », dans « L’instinct

voyageur ». Creazione dell’io e scrittura del mondo in Chateaubriand, Padoue, Unipress, 2001, p. 87]

Le Voyage en Orient de Chateaubriand est le parangon du récit de voyage romantique. Pour approcher son originalité, force est de convoquer les préfaces successives de l’Itinéraire de Paris à

Jérusalem. Parmi le paratexte de l’édition Ladvocat de 1826 – que nous prenons pour référence, se

trouvent les trois préfaces du texte, correspondant aux multiples éditions. La préface de la première édition publiée chez Le Normant (1811) prend la forme d’une défense de l’œuvre et d’une défini-tion du genre. La préface de la troisième édidéfini-tion chez Le Normant (1812) – qui sera peu utilisée ici – répond aux critiques survenues. Celle de la troisième édition est rédigée bien des années plus tard pour l’établissement des Œuvres Complètes chez Ladvocat en 1826. Il peut sembler paradoxal de laisser la parole à Chateaubriand lui-même pour tenter une approche générique, mais le pa-ratexte est le lieu textuel idoine pour observer les intentions auctoriales.

L’ancrage dans la tradition encyclopédique du XVIIIe siècle marque de prime abord le Voyage en Orient qui joue avec la tradition, étant donné que le voyageur se déclare fidèle aux observations effectuées in situ. Cette véracité revendiquée du propos transcrit prend corps dans la posture de l’historien :

Un voyageur est une espèce d’historien : son devoir est de raconter fidèlement ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu dire ; il ne doit rien inventer, mais aussi il ne doit rien omettre ; et, quelles que soient ses opinions particulières, elles ne doivent jamais l’aveugler au point de taire ou de dénaturer la vérité. [IPJ, « Préface de la première édition », p. 56-57]

Cette assertion s’inscrit dans une volonté de réflexion sur le genre distillée dans l’ensemble du pa-ratexte. Le voyageur est ici assimilé à l’historien affilié au domaine de la vérité 83 qui doit se soumettre à un code déontologique : « [Un voyageur] ne doit rien inventer, mais aussi il ne doit rien omettre ». La première règle du contrat tacite établi entre l’auteur et son lecteur réside donc dans la primau-té de l’expérience vécue, le voyageur s’apparentant à un primau-témoin oculaire fidèle. La référentialiprimau-té s’érige en nécessité. Cette revendication fait sens à considérer que Chateaubriand voyage en Grèce « pour voir les peuples, et surtout les Grecs qui étaient morts 84 ». Cette posture de l’historien, voire du scientifique consciencieux, fait écho à celle de l’archéologue mise en lumière dans des travaux

82 - Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1992, p. 315. 83 - Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 10 : « L’histoire est « un roman vrai ».

84 - À Mistra, le chef de la loi demande à Chateaubriand quelles sont les raisons de son voyage alors même qu’il n’est ni marchand, ni médecin. À cette question, l’écrivain-voyageur fait cette réponse [IPJ, I, p. 116] : « Je répondis que je voyageais pour voir les peuples, et surtout les Grecs qui étaient morts ».

récents 85. Dès lors, Chateaubriand se comporte en Orient tel un archéologue à la recherche de la moindre ruine révélant une inscription, comme c’est le cas à Sparte où il ne cesse d’inspecter les pierres en quête d’indices 86. L’exactitude et l’authenticité du discours semblent essentielles pour l’écrivain-voyageur qui martèle cette idée en 1826 : « Rien ne le [mon Itinéraire] recommande au public que son exactitude ; c’est le livre de postes des ruines : j’y marque scrupuleusement les che-mins, les habitacles et les stations de la gloire 87 ».

Cette connaissance recherchée pose pourtant problème dans le texte chateaubriandien dans la mesure où elle est parfois de seconde main. Nous savons que l’écrivain avait étudié de pléthoriques Relations de voyage avant d’écrire la sienne, comme celles de Chandler, de l’abbé Barthélémy, de Choiseul-Gouffier, ou de Pouqueville. Pour le savoir, il suffit de se référer aux deux pages de biblio-graphie de l’édition de référence qui recensent ces ouvrages. Or, un certain critique du nom de Der Sahagian a effectué un travail de comparaison du texte avec ses sources pour dénoncer le travail de copie du voyageur dans Chateaubriand en Orient en 1914. Cette seconde main a même été fustigée par la critique après 1811 puisque l’auteur lui-même a relégué les notes qui alourdissaient sa pre-mière édition en fin de volume des éditions suivantes. Nous verrons plus loin en quoi ces intertextes externe et interne 88 s’apparentent à l’image du palimpseste. Nonobstant nous sommes en droit de nous demander si ce recours à l’intertextualité peut être compatible avec l’exigence référentielle dé-crétée dans les préfaces de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et si ce dialogue entre les textes fait entrer le genre en littérature.

L’intertextualité est employée tout en revendiquant la singularité de la démarche qui ne masque pas le narcissisme sensible dans cette déclaration : « Je ne marche point sur les traces des Chardin, des Tavernier, des Chandler, des Mungo Parck, des Humboldt 89[…] ». Le voyageur entend donc se démarquer de ses prédécesseurs afin de faire vœu d’originalité, de sincérité et d’authentici-té : « Un moment suffit au peintre de paysage pour crayonner un arbre, prendre une vue, dessiner une ruine ; mais les années entières sont trop courtes pour étudier les mœurs des hommes, et pour approfondir les sciences et les arts 90 ».  Les facettes historique et scientifique sont ici balayées pour montrer sa propension, en tant que peintre de paysage, à croquer des vues ou à proposer une lecture éphémère du paysage. De plus, la rapidité effrénée de la course en Grèce, qui lui a été reprochée,

85 - Cet « êthos » d’archéologue a été longuement étudié par Elisa Gregori, notamment dans les deux articles suivants : « Un Pausanias à la main : Chateaubriand archéologue », dans Jean-Claude Berchet (dir.), Le Voyage en Orient de

Chateaubriand, op. cit., p. 143-151 ; et « Chateaubriand, un archéologue face à Jérusalem », Perspectives. Revue de l’Université de Jérusalem, n°14, 2007, p. 95-108.

86 - À Sparte, le voyageur est constamment en mouvement, il prend des notes, examine, inspecte voire interroge les pierres, comme dans les passages à suivre [IPJ, I, p. 136-137] : « Je me mis à écrire des notes et à prendre la vue des lieux : tout cela dura deux grandes heures, après quoi je voulus examiner les monuments à l’ouest de la citadelle. C’était de ce côté que devait être le tombeau de Léonidas […] J’interrogeai vainement les moindres pierres pour leur demander les cendres de Léonidas ».

87 - IPJ, « Préface de 1826 », p. 68-69 [ANNEXE 3].

88 - Le Voyage vers le Nouveau Monde fait ainsi pendant au Voyage vers l’Ancien Monde. 89 - IPJ, « Préface de la première édition », p. 55 [ANNEXE 1].

participe de cette spécificité qui semble contrarier la visée encyclopédique du texte. Au final, cette esthétique originale est rendue possible par la présence d’un « je » qui crée le principe organisateur du récit de voyage.

Avec l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand propose une véritable mutation dans l’évolution du récit de voyage comme genre, car pour la première fois, c’est un écrivain reconnu qui voyage. En 1806, Chateaubriand a déjà publié des ouvrages importants tels que l’Essai historique sur

les révolutions, Atala, René, ou encore Le Génie du christianisme. C’est à ce titre qu’il est mandaté par

les diplomates puisqu’à chaque étape, il est accueilli par des représentants de la France. À Athènes, il sera reçu par le consul Fauvel [ANNEXE 47], lui-même rédacteur d’une Relation de voyage, et à Constantinople par le général Sébastiani [ANNEXE 48], ambassadeur de France sur place à qui Talleyrand écrit ces quelques mots :

Les amis des lettres le voient avec plaisir entreprendre ce voyage ; ils espèrent qu’en visitant ces contrées célèbres dont la vue réveille de si féconds souvenirs, M. de Chateaubriand éprouvera le besoin de noter ses propres impressions et que la littérature française sera quelque jour enrichie du résultat de ses obser-vations. 91

Ce périple d’écrivain n’est à l’origine pas destiné à être publié puisque nous savons, après lecture de la préface de 1811, qu’un des objectifs revendiqués du voyage est d’ « aller chercher des images » pour écrire son épopée Les Martyrs (1809) :

Si je disais que cet Itinéraire n’était point destiné à voir le jour, que je le donne au public à regret et comme malgré moi, je dirais la vérité, et vraisemblablement on ne me croirait pas.

Je n’ai point fait un voyage pour l’écrire ; j’avais un autre dessein : ce dessein je l’ai rempli dans les

Martyrs. J’allais chercher des images ; voilà tout. [IPJ, « Préface de la première édition », p. 55]

C’est donc par le détour littéraire que Chateaubriand aborde son Itinéraire de Paris à Jérusalem. Les notes prises en Orient devaient à l’origine servir à enrichir son imaginaire afin d’offrir un décor vraisemblable à son épopée religieuse. Or ces notes ont été utilisées dès son retour en juillet 1807 au gré de la publication de deux textes pré-originaux : il s’agit du « Voyage pittoresque et historique de l’Espagne par Mr. De Laborde » publié le 4 juillet 1807 dans le Mercure de France et de « Quelques détails sur les mœurs des Grecs, des Arabes et des Turcs » daté du 1er août 1807. Publiés au retour, ces articles interrogent sur la possibilité d’un contrat passé avec le Mercure de France avant le départ. Mais sur ce point, aucune preuve n’a été relevée. D’autre part, la question du style intervient juste après avoir annoncé l’absence de publication des notes de voyage :

Toutefois je sais respecter le public, et l’on aurait tort de penser que je livre au jour un ouvrage qui ne m’a coûté ni soins, ni recherches, ni travail : on verra que j’ai scrupuleusement rempli mes devoirs d’écrivain. [IPJ, « Préface de la première édition », p. 55-56]

91 - Cité dans Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Baltimore, Émile Malakis (éd.), The Johns Hopkins Press, 1946, t. I, p. 179.

En définitive, la principale originalité du Voyage en Orient réside dans la volonté de mise en place d’une subjectivité, alors que la dimension scientifique était préconisée à l’époque. L’ambition littéraire y est à peine masquée. Le travail de mise en forme de l’expérience ouvre ainsi la voie à l’esthétisation et à la fiction qui a nécessité un travail conséquent puisque quatre années ont été nécessaires entre le retour de Terre-Sainte et la publication de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem pour mettre en forme les notes de voyage consignées dans les carnets. L’écrivain en voyage est aussi une personnalité affirmée. Alors que Chateaubriand est accompagné d’une caravane de janissaires, de domestiques et d’interprètes, il emploie la première personne du pluriel pour relater les actions collectives relatives aux activités pratiques, alors que la première personne du singulier est chargée, à l’inverse, des actions réflexives. Le voyageur est le seul en capacité de réfléchir aux enjeux politiques et historiques du pays exploré.

Avant d’être un homme de lettres en errance, l’explorateur est en train de vivre une année de sa vie. L’œuvre de fiction se transforme à loisir en autobiographie : « Je prie donc le lecteur de regarder cet Itinéraire, moins comme un Voyage que comme des Mémoires d’une année de ma vie 92 ». Le genre du Voyage se rapproche ici des écritures de soi, et a fortiori renvoie à la lecture des

Mémoires d’Outre-Tombe. L’année 1806-1807 y fait logiquement défaut à considérer que le lecteur

est renvoyé, pour cette année-là, à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Le genre viatique s’approche donc de l’autobiographique, étant entendu que l’auteur, le narrateur et le personnage sont une seule et même personne. Il ne s’agit plus d’un voyage vers l’ailleurs, mais d’un « voyage vers soi 93 ». Cette implication de l’homme puis de l’écrivain dans le genre viatique pousse immanquablement les frontières de la littérature référentielle. En effet, la mise en texte du particulier et du personnel ne rend pas pour autant l’esthétisation impossible. Ce Voyage en Orient a notamment connu le succès grâce à ses descriptions lyriques des sites d’Athènes, de Constantinople et de Jérusalem. Le réel y est subsumé par une imagination créatrice et une esthétisation stylistique et syntaxique. Le paysage parcouru est marqué de l’empreinte subjective du « je » qui joue avec le référent. Ce changement de perspective tend à renouveler le genre viatique puisqu’à partir de Chateaubriand, le lecteur ne se trouve plus confronté à un voyage vers un ailleurs mais vers sa propre individualité, non plus à un voyage référentiel mais à un voyage autoréférentiel. Autrefois considéré comme un genre à la conquête de l’autre, le genre viatique devient désormais quête de soi. Dans la préface de 1811, Chateaubriand ne cache pas sa propension à se mettre en avant : « Au reste c’est l’homme, beaucoup plus que l’auteur, que l’on verra partout ; je parle éternellement de moi, et j’en parlais en sûreté,