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1 / DU mISHELLÉNISmE AU[x] PHILHELLÉNISmE[S]

a / Un mishellénisme latent 

L’empathie des Voyageurs en faveur de la cause grecque ne va pas toujours de soi tant et si bien qu’une hiérarchisation des peuples s’établit dans ces récits de voyage. Dans l’échelle des va-leurs des nations, d’essence subjective, la France supplanterait la Grèce qui dépasserait la Turquie. La supériorité de la nationalité du voyageur sur celles de ses congénères éclate sans cesse. À la fois juge et partie, il condamne l’attitude avilie des Turcs comme celle des Grecs. En ce début de siècle, les Français prennent conscience de la situation politique qui ravage la région. En tant que nation meurtrie par l’oppresseur ottoman, la Grèce inspire de la pitié aux Français qui se remémorent sa gloire passée. Mais l’empathie n’implique pas forcément la compassion. Considéré comme « vieilli et dégradé », le peuple grec aurait subi le poids des ans – quitte à tourner le dos à son passé – tout

en subissant une oppression dégradante. Tout porte à croire que le voyageur ne tente pas d’apporter son secours aux Grecs contemporains mais bien à leurs ancêtres, en signe d’allégeance à une tradi-tion. Aussi, les interventions philhellènes de nos pérégrins s’installent-elles dans un contexte histo-rique. Car l’exotisme oriental inspire attirance et répulsion, l’un ne pouvant être évoqué sans l’autre.

Avant d’appréhender l’implication de nos auteurs, il nous faut revenir sur la genèse du mou-vement hellène, afin d’appréhender l’évolution du sentiment français en faveur des Grecs. Le phil-hellénisme naissant déployé dans nos voyages n’a rien d’absolu, au sens où la lecture politique de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem n’a pu se réaliser qu’a posteriori, à la faveur de l’édition des Œuvres

Complètes de 1826, tandis que la Grèce moderne s’ancre pleinement dans le contexte politique du

moment. La compréhension des cheminements politiques à l’œuvre dans nos Voyages nécessite in-dubitablement une contextualisation historique. Nous avions « ouvert » notre propos par un panel de représentation de la Grèce déployé du XVIe au XIXe siècle ; nous aimerions désormais faire le point sur l’histoire grecque de la période ottomane afin de mieux entendre les surgissements d’une parole française engagée.

À partir de la chute de Constantinople, la Grèce devient ottomane jusqu’à la guerre d’indé-pendance. Or, la Renaissance – évoquée plus avant sous l’angle des arts apodémiques – a vu éclore un sentiment de rejet de l’opinion publique française face à la Grèce opprimée. Cette propension à l’exclusion de la cause grecque s’explique, si l’on en croit Frank Lestringant lecteur de Guil-laume Postel, par des considérations religieuses faisant du Grec le nouveau « Juif de la Nouvelle Alliance 132 ». Dans La République des Turcs de Guillaume Postel publiée en 1560, le Grec orthodoxe est en effet considéré comme un schismatique, indubitablement dévalorisé par les catholiques. La Grèce est alors frappée d’hétérodoxie – au sens étymologique des termes – tandis que la France de-meure orthodoxe. En pleine période de guerre de religion, l’Église romaine fait office d’exemplum quand l’Église orthodoxe subirait un aveuglement au même titre que les huguenots. Les Chrétiens orientaux sont déjà des étrangers, qu’il faut condamner pour avoir renié la foi catholique. À cette opposition religieuse se mêle une opposition linguistique. Pour l’humaniste Guillaume Postel, les Grecs s’attribuent l’origine des langues tandis qu’il considère que le français proviendrait directe-ment de l’hébreu, qui ne serait autre que la langue originelle du Christ.

Dans un article travaillant l’opposition entre philhellènes et mishellènes, Sarga Moussa 133

évoque l’exemple d’André Thévet et de sa Cosmographie du Levant (1554). Dans le chapitre XXIX intitulé « Des Patriarches de la Grèce, et de leurs erreurs », André Thévet fustige les Grecs : « O inconstante mutacion des choses que ce corps qui ha esté tant celebre, tant noble, et tant lumineus, maintenant soit aveuglé et plein de tenebres ! mais voyons la lumiere que ce corps, savoir est la Gre-ce, ha iadis eue ». Autrefois illuminée, la Grèce orthodoxe serait ainsi tombée dans les ténèbres de l’obscurantisme religieux. Le XVIe ainsi que le XVIIe siècle regarderont donc avec suspicion la Grèce

132 - Franck Lestringant, « Guillaume Postel et l’obsession turque », Guillaume Postel. 1581-1981, Paris, Guy Trédaniel/ Éditions de la Maisnie, 1985, p. 282.

133 - Sarga Moussa, « Le débat entre philhellènes et mishellènes chez les voyageurs français de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle. », Revue de littérature comparée 272, 1994/4, p. 411-430.

dite ottomane pensée en opposition avec la France occidentale. Le XVIe siècle serait une période grecque de « tenebres » – la métaphore filée par André Thévet parle d’elle-même – tandis que le Ve

siècle avant notre ère représenterait son âge d’or « lumineus ». Hétérodoxe, opprimée et barbare, la Grèce n’a alors aucun intérêt aux yeux des Français. Frappé d’infamie, le pays a perdu toute identité puisque l’Empire ottoman l’en a privé, englobant la Grèce qui ne serait plus que la partie d’un tout. Seul son nom et son héritage sont conservés bien qu’ils soient happés par la puissance de la Sublime Porte. En un mouvement paradoxal, les Hellènes seraient alors devenus des barbares au même titre que leurs oppresseurs, assimilés à eux. Dans son article, Sarga Mousa 134 cite le texte de l’abbé de La Porte qui use d’un mishellénisme affiché qui reprend les poncifs de « l’idéologie antisémite » : « À l’égard du caractère et des mœurs des Grecs modernes, on peut dire en général qu’ils sont avares, perfides, traîtres, vindicatifs, superstitieux et hypocrites ». Du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIIe

siècle, un mishellénisme latent marque donc la représentation grecque d’un halo idéologique op-posant radicalement la France de la Grèce. Cet élan mishellène s’essouffle lors du XVIIIe siècle qui voit éclore la critique du despotisme ottoman. Certaines réactions d’hostilités anti-grecques se fe-ront encore sentir au moment de l’éclosion de la vague philhellène à la fin du XVIIIe siècle. Érudit hollandais, Cornelius de Paw fait publier en 1788 des Recherches philosophiques sur les Grecs dans les-quelles il s’oppose à Choiseul-Gouffier pour critiquer les Grecs modernes et fustiger leur potentielle envie d’indépendance. Alors même qu’il n’a pas opéré ses recherches sur place, son point de vue sera entendu et même suivi par Claude-Étienne Savary, un orientaliste ayant effectué le voyage et qui considère que les Grecs sont avilis par l’esclavage. Mais il y a plus, car en tant que mishellène, il rompt avec la critique du despotisme ottoman qui pourtant rallie les mishellènes et les philhellènes.

b / Le despotisme ottoman 

La déchéance de l’Empire ottoman va faire évoluer l’image de la Grèce en France à la fin du siècle des Lumières. Dans le même temps, une esthétique néo-classique émerge qui redonne ses lettres de noblesse à l’Antiquité classique. La naissance des sciences auxiliaires de l’histoire telles que l’archéologie ou l’ethnographie participe de ce regain d’engouement pour la Grèce antique. Ce néo-classicisme se double encore d’une curiosité pour la Grèce contemporaine :

Or au même moment [fin du XVIIIe siècle], la Grèce moderne est l’objet d’une fascination comparable, bien que limitée au genre des récits de voyage. À cet égard, un ouvrage, dont le sous-titre est tout un pro-gramme, marque une rupture importante : il s’agit du Voyage littéraire de la Grèce, ou Lettres sur les Grecs

anciens et modernes, avec un parallèle de leurs mœurs, que le négociant Pierre-Augustin Guys fait paraître

en 2 volumes en 1771. Suite à de nombreux voyages dans le Levant, l’auteur se livre à une réévaluation des Grecs contemporains, et porte sur ceux-ci un regard anthropologique neuf cherchant à montrer qu’ils ont conservé une bonne partie de l’héritage de leurs ancêtres. Certes, l’argumentation de Guys n’est pas toujours cohérente, et il lui arrive de se livrer à un portrait dépréciatif des Grecs modernes, comme le fait

à peu près à la même époque l’abbé de La Porte. Mais la plupart du temps, il s’oppose à une telle position mishellène, pour souligner le fait que les Grecs sont capables de faire parfois « retour » sur eux-mêmes. 135

Via l’illustration, Sarga Moussa montre que pour Pierre-Augustin Guys, des résurgences de la Grèce d’antan sont encore perceptibles en cette fin du XVIIIe siècle. Les Modernes ne seraient pas com-plètement avilis puisque résideraient en eux les stigmates de leur identité. Comme Chateaubriand après lui, Guys pratiquera la figure rhétorique de la comparaison pour mieux placer en étroite relation les Modernes avec leurs ascendants, pour montrer leurs ressemblances ou leurs dissem-blances. L’objet de Guys est ainsi la revalorisation de la Grèce en un élan philhellène qui préfigure celui du romantisme. Sarga Moussa note « que le courant philhellène, que l’on aurait tendance à associer uniquement au romantisme (Byron, Hugo…) prend naissance dès avant la Révolution française 136 ». Ces prémices du philhellénisme romantique, préfigurés par Guys ou Choiseul-Gouf-fier, sont accompagnées par un courant politique de critique de la Sublime Porte communément nommé « despotisme ottoman ». Le mécanisme par lequel le despotisme s’est orientalisé à la fin du XVIIIe siècle a été analysé avec constance, notamment par Stelling Michaud 137. Nous nous conten-terons donc d’en fixer les grandes lignes afin de contextualiser la pensée politique de nos auteurs, en prenant appui sur les propos de Jean-Claude Berchet :

C’est Aristote qui, le premier, a transposé dans le domaine public un lexique jusqu’alors réservé au do-maine privé (famille ou économie domestique), pour désigner la nature du pouvoir exercé par le maître (de maison) sur ses esclaves. Mais en inscrivant le pouvoir despotique dans le champ du politique, le Stagirite insiste aussi sur son appartenance à une culture étrangère : ce serait chez les Barbares ce que la tyrannie est chez les Grecs : une perversion de la monarchie. Il comporte néanmoins une circonstance aggravante : la tyrannie ne peut revendiquer aucune légitimité ; elle ne doit son existence qu’à la force (la prise de pouvoir). Le despotisme, lui, implique une transmission héréditaire de ce pouvoir, qui repré-sente une forme minimale de légitimité. 138

Le despotisme politique se déploie au carrefour des influences des systèmes monarchiques – pour l’hérédité – et tyranniques ayant cours exclusivement dans un ailleurs étranger. Paradoxal, le sys-tème despotique mêlerait un principe de légitimation à son degré minimal dû à l’hérédité couplé à un mouvement tyrannique inverse d’oppression illégitime. Jean-Claude Berchet rapporte ci-dessus l’explication donnée par Aristote pour penser ce non-sens politique. Dans sa Politique, le philo-sophe grec mettait en avant la propension servile des Barbares qui auraient eu une nature propice à la domination, permettant l’émergence de ce système. Le despotisme ottoman serait ainsi un moyen d’ostraciser l’Autre – le non-Grec – dans un rapport d’exclusion. Après cette observation minimale de la pensée aristotélicienne, nous constatons que le regard vers l’inconnu (qu’il soit dirigé vers une personne en particulier ou vers une collectivité) est teinté de stigmates de la caricature satirique.

135 - Ibid., p. 416. 136 - Ibid., p. 417.

137 - Jean-Claude Berchet, Chateaubriand ou les aléas du désir, « Le despotisme oriental », op. cit., p. 194. 138 - Idem.

L’Occident porte sur l’Oriental un regard extrêmement connoté. Avec la prise de Constantinople, cette peur de l’autre, quintessencié dans la figure de l’Ottoman musulman, jaillit avec éclat. La grande puissance occidentale est alors la République de Venise et les pouvoirs monarchiques euro-péens, tels que la France, s’opposent radicalement à des oligarchies féodales. Le modèle politique du despotisme oriental devient alors, par le biais de la diabolisation, un modèle à ne pas reproduire :

C’est pourquoi, du XVIe au XVIIIe siècle, nous voyons la critique du despotisme oriental fonctionner comme une arme à double détente. Avec la caricature exotique des mœurs du Sérail, elle propose un leurre sur lequel il est permis de tirer impunément : le Sultan de Constantinople. Mais elle permet du même coup de viser, de manière détournée et sans trop de risques, un autre objectif : les abus du pouvoir absolu sous toutes ses formes en Occident même. 139

La critique du despotisme ottoman en France se déploie donc entre le XVIe et le XVIIIe siècle en deux temps simultanés. Dans un versant externe et explicite, elle tourne puissamment ses regards inquisiteurs vers l’Ailleurs politique. Dans un versant interne et implicite, elle interroge son propre régime monarchique. Après sa mort, le roi Soleil sera critiqué comme l’était son homologue turc appelé Grand Seigneur ou Grand Sultan.

Les philosophes des Lumières vont faire évoluer la figure du despote de l’absolu vers l’arbitraire. Ainsi Montesquieu entérine la définition du despotisme : « Dans le gouvernement despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices 140 ». Le système despotique s’éloigne du monarchique en ce qu’il se réduit à un extrême arbitraire : le suzerain ne règnerait que pour défendre ses propres intérêts, sans souci du bien commun, avec force et obstination. Aristote distinguait trois systèmes politiques (monarchie, aristocratie et démocratie) en fonction du nombre d’hommes au pouvoir pour mettre en place le bien commun. Dans cette nomenclature politique, le despotisme s’apparente à une version gangrénée et déformée du système monarchique.

Montesquieu repense cette nomenclature aristotélicienne en l’appliquant aux systèmes en place à son époque. Son tripartisme politique s’articule autour de la monarchie en position centrale, de la république à gauche et du despotisme à droite. Ces dissociations sont régies par le rôle que chaque régime attribue à la loi. Seules les petites nations peuvent accéder à un régime qui s’appa-rente le plus à l’égalité (République de Venise) alors que, du fait de sa taille, la France ne pourra atteindre qu’un régime mixte (la monarchie). Caractérisé par une absence de lois, le despotisme est symptomatique et spécifique des vastes contrées lointaines. Or ce despotisme, rappelle Jean-Claude Berchet, serait moins la forme concrète d’un pouvoir qu’une mythification créée de toutes pièces, considérée par Voltaire comme une « utopie négative » voire une chimère. En effet, les frontières entre monarchie et despotisme sont poreuses. Il aurait existé des cas de monarchie où l’absence de lois, de règles et de liberté aurait confiné au despotisme incarné par la figure du suzerain autocrate. Montesquieu fut décrié par Volney du fait de sa théorie des climats, c’est-à-dire pour avoir associé la

139 - Ibid., p. 196.

chaleur de l’Orient avec une certaine indolence, de nature comme de caractère. Selon le philosophe, l’oppression des Orientaux s’expliquerait par des éléments extérieurs tels que la géographie phy-sique, et non par des faits internes aux hommes. Volney, inspirateur de Chateaubriand et critique de Montesquieu, rapportera d’Orient un récit : Voyage en Syrie et en Egypte (1787) mais aussi des essais tels que ses Considérations sur la guerre actuelle des Turcs (1788) dans lequel il stigmatise les Turcs et les Grecs. Car sa critique du pouvoir ottoman – condensée dans le domaine économique – s’applique sans exception à toutes les possessions ottomanes, rassemblant oppresseurs et oppressés.

La critique anti-ottomane de Volney sera suivie par l’auteur de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, pour qui l’ambition est de rejoindre à son tour l’Orient afin d’observer, par jeu de miroir, les sou-bresauts politiques français survenus avec l’ascension politique de Napoléon. La critique du pouvoir despotique napoléonien sera tangible dans son écrit pamphlétaire renommé « De Buonaparte et des Bourbons » daté du 30 mars 1814 qui fait écho, en un sens, à sa dénonciation préalable du despo-tisme ottoman. En effet, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem présente en germe une pensée politique en faveur de la souveraineté des peuples qui sera posée avec force conviction lors de la publication de

La Note sur la Grèce en 1825 ainsi que dans la préface autographe des Œuvres Complètes de 1826

qui invite à une lecture politique du Voyage en Orient.

En filigrane du périple géographique, une pensée politique à peine dissimulée est proposée, tout juste esquissée, qui s’appuie sur un constat jugé alarmant : la Grèce est affadie par la soumis-sion. Or cette domination ottomane lui est insupportable dans la mesure où son Voyage peut être lu comme un pamphlet en faveur de la souveraineté, de la liberté et de l’indépendance des peuples ainsi qu’il le clame dans sa partie sur l’Égypte :

Ce fut alors que j’eus une première vue de ce magnifique Delta, où il ne manque qu’un gouvernement libre et un peuple heureux. Mais il n’est point de beaux pays sans l’indépendance ; le ciel le plus serein est odieux si l’on est enchaîné sur la terre. [IPJ, VI, p. 461]

Ses pensées s’accompagnent immanquablement d’une sévère condamnation de l’action des fauteurs de trouble. Or l’ennemi à combattre s’apparente à un système tentaculaire déshumanisé. Aussi le Français va-t-il s’inscrire dans cet élan de critique du despotisme ottoman qui jouit d’un certain allant en Occident depuis le XVIIIe siècle. La politique ottomane est à dénoncer avec ferveur car elle représente un système gangréné, à l’image d’une machine infernale et mortifère qui s’immisce-rait en territoire hellène. Ce système autocratique vicié s’infiltre symboliquement au sein même de l’économie du texte sous formes pléthoriques. Insidieuses, les allusions incisives à l’égard des Turcs ponctuent le récit 141. Synthétiques, les fins de parties encadrent les micro-critiques pour mieux condenser les remarques et asséner des sentences. L’organisation textuelle mime ainsi formelle-ment la dénonciation d’un système despotique omniprésent et omnipotent. La méditation au cap Sounion finalisant le premier acte propose ainsi une interrogation sur la régénération du peuple grec rendue impossible du fait des exactions turques :

Enfin, si j’avais reconnu dans les Turcs des citoyens libres et vertueux au sein de leur patrie, quoique peu généreux envers les populations conquises, j’aurais gardé le silence, et je me serais contenté de gémir in-térieurement sur l’imperfection de la nature humaine : mais retrouver à la fois, dans le même homme, le tyran des Grecs, et l’esclave du Grand-Seigneur ; le bourreau d’un peuple sans défense, et la servile créa-ture qu’un pacha peut dépouiller de ses biens, enfermer dans un sac de cuir, et jeter au fond de la mer : c’est trop aussi, et je ne connais point de bête brute que je ne préfère à un pareil homme. [IPJ, I, p. 222]

La prise de parole testimoniale est nécessaire dans la mesure où le Turc s’apparente au mal abso-lu tant il représente à la fois l’oppresseur et l’oppressé. La difficulté réside alors dans l’approche d’un système despotique qui fait de ses propres sujets des esclaves, en un mouvement paradoxal. Chateaubriand fait état de cette relation de servitude qui sévit dans cet extrait précité comme à la cour d’Ibraïm-Bey 142. Ce régime autocrate aurait pour particularité l’égalitarisme dans la servitude. L’obéissance aveugle des sujets serait gage de l’omnipotence du suzerain et du rayonnement du régime. La question de la porosité de la perversion du système sur ses sujets demeure centrale dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem tant la passivité de la population y est tancée. La corruption des individus serait tangible là où, dans l’extrait suscité, le citoyen est si perverti qu’il n’est plus qu’une « créature » façonnée par le système, « servile », cruelle et « animale ».

À la toute fin du périple en Anatolie, cette propension à l’introspection réflexive se déploie au