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Conscients de vivre un tournant historique d’ampleur, Chateaubriand et Quinet ont à cœur de réfléchir aux changements survenus à leur époque, chez eux comme ailleurs. À ce titre, ils envi-sagent l’historiographie révolutionnaire grecque à partir du modèle français. En effet, la Grèce jouit

208 - GM, « Avertissement », p. 1-2 [ANNEXE 5]. 209 - ULT, t. II, p. 219.

alors du plébiscite de l’opinion française catholique amie du peuple chrétien orthodoxe déchu. Si le conflit s’internationalise, c’est aussi parce que l’Occident civilisé veut combattre l’Orient barbare dans une guerre aux enjeux « géopolitiques » complexes. Opprimé depuis des siècles, le berceau de la civilisation européenne est soutenu par ses alliés, a fortiori lorsque la France affiche fièrement des valeurs de liberté et de résistance. D’une Révolution à l’autre, la médiation franco-hellène renforce un philhellénisme grandissant à l’heure de l’internationalisation du conflit grec, sensible à partir des années 1825.

Face à ce contexte de crise, actant le passage de la servilité à la liberté, Chateaubriand et Quinet se trouvent acculés à l’engagement par la prise de parole. Cette volonté d’émancipation du peuple grec prend la forme hybride d’une transcription littéraire et historique. Sans doute les pos-sibles du genre viatique favorisent-ils cette imbrication des deux disciplines aujourd’hui nettement dissociées tandis que le XIXe siècle invente l’épistémè historique. À ce titre, l’on est en droit de penser que Chateaubriand et Quinet agissent en qualité de penseurs sans se soucier des éventuels problèmes liés aux dichotomies disciplinaires entre Littérature et Histoire. Ainsi, le mélange des régimes fictionnels et factuels est pour le moins transfiguré à l’aune d’une sincérité et d’une authen-ticité revendiquées.

Au cours du siècle, des tentatives définitionnelles du champ historique vont pourtant impo-ser des limites à la discipline historique naissante. C’est ainsi que la définition du Rapport sur les

études historiques explicite ce que devrait être le « domaine de l’histoire » : « L’histoire ne naît pour

une époque que quand elle est morte tout entière. Le domaine de l’histoire, c’est donc le passé. Le présent revient à la politique, et l’avenir appartient à Dieu 210». Si le champ d’observation de l’histoire est le passé, histoire et politique se dissocient d’emblée puisque la politique s’inscrit dans le présent… pour penser l’avenir. Or l’avenir est considéré, dans ce rapport, comme le domaine exclusif de la transcendance divine. Si cette présente étude interroge l’imbrication de la littérature et de l’histoire, la définition du domaine historique pose problème dans notre corpus dans la mesure où les Français ne se contentent pas de transcrire l’histoire passée, mais s’intéressent aussi à l’époque qui est la leur. L’observation de la Grèce dite moderne soulève ainsi des questions historiographiques car, à première vue, la transcription d’une réflexion sur l’époque vécue par l’observateur ne relèverait pas de l’histoire mais plutôt de la politique, voire du journalisme.

Que faire alors des constantes allusions à l’époque contemporaine disséminées dans le cor-pus ? Doit-on procéder à une différence d’ordre historique entre les diachronies urbaines, les réfé-rences à l’Antiquité et celles relatives à la période médiévale ? Doit-on dissocier l’histoire de la po-litique en fonction de ce recul nécessaire à toute entreprise historiographique ? La question se pose d’autant plus à la lueur des avancées de la recherche historiographique actuelle en sciences humaines et sociales ayant mis en avant l’ « histoire immédiate » et l’ « histoire du temps présent ». Ces deux expressions sont utilisées en synonymie mais dissociées par des groupes de recherche, et par les cher-cheurs y appartenant. Pour le comprendre, il nous faut revenir sur ces réflexions contemporaines

afin d’éclairer par jeu de regard rétrospectif, un phénomène plus ancien.

Datée des années 1960, l’expression d’ « histoire immédiate » a été employée tour à tour par le journaliste Jean Lacouture 211, le sociologue marxiste Benoît Verhaegen 212, et l’historien Jean-Fran-çois Soulet, auteur de L’histoire immédiate : historiographie, sources et méthodes publié en 2009. Di-recteur du Groupe de Recherche en Histoire Immédiate 213, Jean-François Soulet est la référence en ce domaine qu’il a mis en application en observant les systèmes communistes. Selon lui, le délai temporel nécessaire au recul historique ne remet pas en cause sa démarche historiographique qui s’occupe d’un temps proche. Sans doute le qualificatif d’immédiateté n’est-il pas à prendre au pre-mier degré tant il est évidemment impossible d’écrire l’histoire au moment où elle se produit :

Au total, nous entendons donc par histoire immédiate l’ensemble de la partie terminale de l’histoire contemporaine, englobant aussi bien celle dite du temps présent que celle des trente dernières années ; une histoire qui a pour caractéristique principale d’avoir été vécue par l’historien ou ses principaux témoins. 214

Cette définition n’indique pas clairement la période couverte par l’histoire immédiate mais l’on sait que l’Institut d’Histoire du Temps Présent 215 qui s’intéresse aux guerres du XXe siècle, ouvre son champ d’étude à l’aube de la Seconde Guerre, soit quarante années avant sa création. Le GRHI, fondé quant à lui après la Chute du Mur de Berlin, travaille sur une période d’une cinquante an-nées. En définitive, cette écriture du Temps Présent ou de l’Histoire Immédiate s’intéresse à un temps relativement court, qui peut être moindre que celui exigé par le dépôt des archives (trente ans de délai exigés). L’intérêt de l’histoire immédiate réside dans le fait d’ouvrir l’histoire au pré-sent d’ordinaire assigné à la politique. À titre d’exemple, de tels groupes de recherche historiques prennent en charge les archives des attentats de 2015 ayant eu lieu en France.

Ce nouveau champ historique pose la question paradoxale de l’urgence de l’écriture histo-rique en faisant fi des contingences exigées d’ordinaire par le recul réflexif. Pourtant ce paradoxe qui exigerait une distance temporelle – sans délai fixe – nécessaire à l’observation des faits passés n’est nullement la méthode des autres sciences humaines et sociales qui s’intéressent au temps présent sans avoir à justifier leur scientificité. L’urgence de cette écriture de l’histoire spécifique intervien-drait principalement dans des situations politico-sociales extrêmes actant la volonté de témoigner. Or Chateaubriand et Quinet se trouvent justement dans des circonstances analogues. Parler d’his-toire immédiate pour la période romantique reviendrait à utiliser une notion contemporaine pour

211 - Le reporter Jean Lacouture écrit de nombreuses biographies et autant d’enquêtes sur des sujets contemporains publiés dans la collection «  Histoire immédiate  » des Éditions du Seuil sans pour autant penser se substituer aux méthodes des historiens.

212 - Ce sociologue marxiste publie en 1974 une Introduction à l’histoire immédiate aux Éditions Duculot dans laquelle il explique que l’histoire immédiate se place aux confins de l’anthropologie et de la sociologie. L’action doit pour lui se mêler à la réflexion, le savant à l’objet du savoir afin d’abolir toute distance, notamment temporelle. L’engagement politique est ainsi au cœur de ses prérogatives de sociologue marxiste.

213 - Le GRHI est accueilli au sein de l’Université de Toulouse Le Mirail.

214 - Jean-François Soulet, L’histoire immédiate, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, p. 3-4. 215 - L’Institut d’Histoire du Temps Présent est une unité CNRS fondée en 1978.

comprendre une situation anachronique mais il semble que la transcription de ce concept histo-rique soit sinon efficient du moins intéressant. Témoins de changements politiques d’envergure, nos voyageurs ont vécu une crise grecque nécessitant le réveil de tous les engagements. La particularité de Chateaubriand et Quinet fut de conjuguer les postures de témoin et d’historien tandis que l’his-toire immédiate les dissocie communément. Si Chateaubriand se trouve être le plus à distance du début du conflit grec, il n’en demeure pas moins le témoin d’une situation d’extrême oppression en 1806. Aux bornes opposées du conflit, Edgar Quinet, pressé par le temps, publie son texte dès son retour en France. Ainsi, les deux voyageurs ont-ils le sentiment de prendre part à l’histoire de leur temps à l’image du second qui, en instigateur de l’expédition de Morée, a tout fait pour vivre ce « moment unique qui ne reviendra plus » :

Qui se souvient aujourd’hui de l’émotion qu’éveillait le nom seul de la Grèce, de 1821 à 1829 ? J’ai partagé cet enthousiasme ; j’ai désiré passionnément être un des soldats de la guerre sacrée. Dieu merci, je suis arrivé encore à temps pour assister aux derniers jours du siège d’Athènes.

Mon seul avantage sur mes devanciers, c’est d’avoir visité la Grèce dans un moment unique, qui ne reviendra plus. J’ai été mêlé un instant, dans la foule, à l’un des événements qui honorera le plus notre siècle, à la délivrance d’une nation. Ce spectacle est le sujet de ce livre. [GM, « Avertissement », p. 1]

Le spectacle qui s’offre à nos yeux de lecteurs est ainsi mis en scène au gré d’une volonté farouche de transcrire le vécu, comme si les écrivains à l’étude attribuaient une fonction sociale au rôle de l’historien, témoin voire acteur d’une époque cataclysmique :

Il n’empêche que l’historien a clairement un rôle social, dirions-nous aujourd’hui, et une responsabilité. Il lui revient d’être le pontife (celui qui proprement fait pont) entre le passé […] et son présent : sa tâche est de comprendre et d’expliquer le « lien logique qui relie toutes les périodes du développement » du pays : d’hier jusqu’à aujourd’hui. D’où il ressort que l’histoire a une importance nationale » pour rendre au pays « l’unité et la force morale dont il a besoin ». 216

216 - François Hartog, Régimes d’historicité, op. cit. p. 149 : François Hartog cite Gabriel Monot, Revue historique, 1, 1876, éditorial.

LE VOYAGEUR