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a / La résistance face à l’oppression

Condition d’émergence de tout élan révolutionnaire, la résistance est nécessaire pour lutter contre l’oppression. Un peuple qui subit est un peuple soumis. Les Français comme les Grecs se-raient habités par une valeur commune de résistance. Si la France a pu s’affranchir du joug monar-chique, il n’y a pas de raison pour que la Grèce ne se libère du joug ottoman. Le vent révolutionnaire qui balaye l’Europe en ce début du XIXe siècle ne peut en effet s’arrêter aux portes de l’Orient. Pour qu’un espoir de bouleversement politique ait lieu, le peuple doit ainsi entrer en résistance. Le Trésor

de la Langue Française propose de définir ce phénomène comme la « riposte par la force à un

adver-saire », ou encore le « refus d’accepter les violences jugées insupportables exercées par une autorité ». Riposte, refus, défense face à l’ennemi : tel serait le sens premier de résistance.

Toute résistance peut être considérée comme une forme embryonnaire de lutte pour l’indé-pendance, symbole d’espérance. Particulièrement visible en 1829, à l’orée de la libération, cette résistance est implicite dans le texte de Chateaubriand, sans être inexistante. Au moment de quitter la Grèce pour poursuivre sa traversée maritime vers les îles de l’Archipel, Chateaubriand se plaît à ré-fléchir à la situation politique entrevue lors de la méditation au Cap Sounion. Alors qu’il contemple la vue imprenable sur l’Attique, le voyageur s’interroge sur les raisons de la décadence du peuple hellène en s’étonnant du fléchissement grec face à l’oppression :

Je n’ai point assez vu les Grecs modernes pour oser avoir une opinion sur leur caractère. Je sais qu’il est très facile de calomnier les malheureux ; rien n’est plus aisé que de dire, à l’abri de tout danger : « Que ne brisent-ils le joug sous lequel ils gémissent ? »  […]

Toutefois je crains bien que les Grecs ne soient pas sitôt disposés à rompre leurs chaînes. Quand ils seraient débarrassés de la tyrannie qui les opprime, ils ne perdront pas dans un instant la marque de leurs fers. Non seulement ils ont été broyés par le poids du despotisme, mais il y a deux mille ans qu’ils existent comme un peuple vieilli et dégradé. Ils n’ont point été renouvelés, ainsi que le reste de l’Europe, par des nations barbares : la nation même qui les a conquis a contribué à leur corruption. [IPJ, I, p. 220]

La position défaitiste contraste avec celles de Pouqueville ou Choiseul-Gouffier que Jean-Claude Berchet considère – en note 75– comme étant des précurseurs du philhellénisme. Ce pessimisme alar-miste s’explique par l’histoire grecque du tournant des XVIIIe et XIXe siècles. En effet, les prémices

de la « révolution hellène » ont vu le jour lors de la révolution d’Orloff de 1769-1770. Cet épisode de la guerre russo-turque qui opposa Catherine II à l’Empire ottoman (dissensions sur la question po-lonaise) entre 1768 et 1774 a eu lieu sur le territoire grec au sud du Péloponnèse, du Magne vers les Cyclades. Le comte Orloff, favori de la tsarine, avait rencontré un chef maïnotte 76 qui affirmait que si les Russes envahissaient la Grèce, il se joindrait à eux accompagné de plus de cent mille hommes. Les Grecs furent étonnés de voir que la flotte alliée russe ne comptait que huit cents hommes. L’affron-tement eut lieu en juillet 1770 et, contre toute attente, la défaite de la flotte ottomane fut éclatante. Pourtant, si les Russes furent comblés par l’issue favorable de la guerre 77, les Grecs, notamment ceux du Péloponnèse, subirent des exactions sans précédent. En effet, les Ottomans accompagnèrent leur défaite de pillages et de massacres d’une rare violence. Certains Hellènes prirent alors la route de l’exil, et par là, découvrirent ailleurs des idées de liberté, qui seront sources d’émancipation quelques décennies plus tard. Cet épisode précurseur est constamment évoqué chez les écrivains-voyageurs en Orient de l’époque romantique tels que Chateaubriand : « Le Péloponnèse est désert : depuis la guerre des Russes, le joug des Turcs s’est appesanti sur les Moraïtes ; les Albanais ont massacré une partie de la population 78 ». En 1806, les espoirs de résistance ont été anéantis par les exactions venge-resses des Turcs sur les Grecs lors de la guerre russo-turque alors même que ce sont les Russes qui ont gagné la bataille. Alliés des russes vainqueurs, les Grecs auraient subi en quelque sorte une défaite à rebours, annihilant pour un temps leur esprit de résistance.

Les habitants de la région péloponnésiaque du Magne jouissent d’une aura résistante particu-lière, tantôt révérée, tantôt fustigée. Suite à la « révolution d’Orloff », la région obtint un statut d’au-tonomie partielle. En 1806, les Turcs avaient donné l’administration locale à des beys* choisis parmi la population grecque. Pouqueville considérait par exemple les Maniottes comme des résistants face aux Ottomans alors que Chateaubriand ne veut pas concéder aux habitants de cette région pélo-ponnésiaque leur descendance spartiate – d’origine quasi divine – et critique leur immoralité en les accusant d’être des voleurs 79. Alors qu’il se balade dans le bazar de Mistra, le Français opère cette remarque acerbe : « On me fit remarquer, à la lueur de ces lampes, deux Maniottes qui vendaient des sèches et des polypes de mer, appelés à Naples frutti di mare. Ces pêcheurs, d’une assez grande taille, ressemblaient à des paysans francs-comtois. Je ne leur trouvai rien d’extraordinaire 80 ». Pour notre voyageur, les Maniottes contemporains ne sont à considérer ni comme des descendants spartiates, ni comme des résistants implacables.

Les Grecs de 1806 ne seraient donc pas encore entrés en résistance. Incapables de « rompre leurs chaînes », ils ne seraient pas en mesure, même s’ils s’affranchissaient des Turcs, de se défaire

76 - La graphie diverge entre Moréotes, Maïnottes ou Maniotes.

77 - Après leur victoire, les Russes récupérèrent des entrées dans le Levant et sortirent du conflit grâce au traité de Kutchuk-Kaïnardji. Hydra devient leur possession grâce à laquelle ils firent fortune. Hydra obtint donc un statut particulier, ce qui explique que Quinet ait pu dire en 1829 que « Les îles tremblent sous Hydra ».

78 - IPJ, I, p. 214-215.

79 - IPJ, I, p. 118-119 : « Mes guides me pressaient de partir, parce que nous étions sur la frontière des Maniottes qui, malgré les relations modernes, n’en sont pas moins de grands voleurs. »

totalement de « la marque de leurs fers ». Selon Chateaubriand, la principale raison en est que l’Em-pire ottoman aurait imprimé une corruption difficilement réversible. De surcroît, le peuple grec serait « vieilli et dégradé 81 » depuis deux mille ans. Au vu de ses affirmations péremptoires, force est de constater que seule la Grèce de l’âge d’or a de l’intérêt aux yeux de l’écrivain.

La seule résistance notable serait à chercher du côté de l’Antiquité puisque les Modernes n’ont, pour Chateaubriand, aucune fierté résistante. Il s’agirait plutôt d’une résistance à l’état d’embryon avorté voire étouffé. Opprimés, les Modernes se caractérisaient par la peur et la lâcheté mises en scène dans l’épisode de la « fuite » lors de l’arrivée de la caravane à Coron 82 : « Un peu au-dessous du sommet de Témathia, en descendant vers Coron, nous aperçûmes une misérable ferme grecque dont les habitants s’enfuirent à notre approche ». Si les Modernes sont avilis et asservis, ce sont les Anciens qui détiennent le primat de la gloire, et par là, de la résistance.

Pour les Anciens autant que pour les Français, l’opposition historique entre les Spartiates et les Athéniens fait figure d’exemplarité. En 1811, Chateaubriand préfèrerait « imposer » le modèle athénien et non le modèle lacédémonien puisque les Spartiates, selon lui, ont oublié jusqu’à leur nom. Le Français considère les Lacédémoniens comme des êtres « féroces 83 » aux coutumes répré-hensibles sans toutefois nier leur grandeur :

Si je hais les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point la grandeur d’un peuple libre, et je n’ai point foulé sans émotion sa noble poussière. Un seul fait suffit à la gloire de ce peuple : Quand Néron visita la Grèce, il n’osa entrer dans Lacédémone. Quel magnifique éloge de cette cité ! [IPJ, I, p. 135-136]

Si Chateaubriand reconnaît la grandeur de la cité libre de Sparte, il ne peut s’empêcher de lui pré-férer Athènes, les comparant constamment, toujours à l’avantage de la seconde :

Sparte et Athènes ont conservé jusque dans les ruines leurs différents caractères : celles de la première sont tristes, graves et solitaires ; celles de la seconde sont riantes, légères, habitées. À l’aspect de la patrie de Lycurgue, toutes les pensées deviennent sérieuses, mâles et profondes ; l’âme fortifiée semble s’élever et s’agrandir ; devant la ville de Solon, on est comme enchanté par les prestiges du génie ; on a l’idée de la perfection de l’homme considéré comme un être intelligent et immortel. Les hauts sentiments de la na-ture humaine prenaient à Athènes quelque chose d’élégant qu’ils n’avaient point à Sparte. [IPJ, I, p. 166]

La perfection et l’élégance de la cité de Périclès contrastent fortement avec le sérieux et la solitude de la contrée de Léonidas. Voilà pourquoi Chateaubriand envisagea de faire d’Athènes la capitale du futur État grec. Dès lors, la seule résistance grecque notable réside dans l’épisode des guerres mé-diques contre les Perses 84. Ces guerres, qui marquent le passage entre l’époque archaïque et l’époque classique, unirent les deux cités conquérantes de Sparte et d’Athènes.

81 - IPJ, I, p. 220. 82 - IPJ, I, p. 93.

83 - IPJ, I, p. 99 : À la désolation qui régnait autour de moi, on eût dit que les féroces Lacédémoniens venaient encore de ravager la patrie d’Aristomène ». 

b / L’héroïsme quinetien

Il n’y a point de pensée résistante sans penseur résistant, ni sans construction de figure de héros. Historiographe de la Révolution, Jules Michelet quintessencie l’idée de résistance dans une figure héroïque collective. Selon lui, le principal acteur de la Révolution serait le Peuple dans sa totalité, et nulle personnalité individuelle ne pourrait s’octroyer la prégnance héroïque :

Une chose qu’il faut dire à tous, qu’il est trop facile d’établir, c’est que l’époque humaine et bienveillante de notre Révolution a pour acteur le peuple même, le peuple entier, tout le monde […] Une autre chose que cette histoire mettra en grande lumière, et qui est vraie de tout parti, c’est que le peuple valut géné-ralement beaucoup mieux que ses meneurs. 85

À rebours de Michelet, Quinet considère l’individu comme le « principe des révolutions 86 ». L’ac-teur principal du fait révolutionnaire ne serait plus le Peuple mais bien l’homme érigé au rang de héros révolutionnaire :

Quinet, lui, trouve « le meilleur » dans les individualités héroïques qui s’élèvent au-dessus des foules. Comme l’œuvre de Quinet tout entière, l’histoire de la Révolution est un hymne à la personnalité : « Respectez-donc l’individu ; il est le principe des révolutions, dans l’homme comme dans la nature ». « L’acteur principal » n’est donc pas le Peuple. Et quand bien même le serait-il, faudrait-il pour autant considérer le Peuple comme un Messie des temps nouveaux ? Quinet ne le pense pas. 87

Il existerait donc des héros fondateurs et unificateurs, véritables demi-dieux dotés d’une puissance fondatrice hors normes. Les héros de la Révolution française ne seraient autres que Necker ou Napoléon Ier, leur pouvoir créateur les ayant métamorphosé en mythes. Si cette conception de l’héroïsme fait sens au moment de la publication de La Révolution, il faut faire un retour en arrière de trente-cinq années pour observer la pertinence ou l’inconstance d’une telle pensée dans sa Re-lation grecque. Ainsi, le chapitre VII de son récit de voyage hellène est consacré aux représentants de la révolution grecque tels que le président Capo d’Istria suivi de Nikitas [ANNEXE 40] et de Colocotroni [ANNEXE 41]. Dans ce chapitre, le portrait d’un de ces trois acteurs de la révolution interpelle le lecteur :

Si l’on voulait faire le portrait idéal du palichare*, d’un homme qui effleure à peine le sol, qui a encore plus de grâce que de force, qui conjure sur les sommets les balles des delhis*, qui va arracher à un pacha, au milieu de son armée, un agneau, une outre de vin, pour qui le bruit du fusil, l’éclat du sabre, sont une fête d’amour, une boisson plus fraîche que le vin de Candie, il faudrait peindre Nikitas, sans lui ôter un seul trait, non pas même l’amulette suspendue à son cou. Il est grand, svelte, prêt à s’élancer. Il a les pieds rapides des hommes de l’Antiquité. Quand je le vis, la fièvre avait pâli sa noble et belle figure.

85 - Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, « Préface de 1847 ». 86 - REV, p. 128.

87 - Simone Bernard-Griffiths, «  Rupture entre Michelet et Quinet à propos de l’Histoire de la Révolution », dans Paul Viallaneix (dir.), Michelet cent ans après, op. cit., p. 160-161.

Il est impossible de porter la tête avec plus de fierté et de candeur. Une flamme pure, comme celle de l’épée, jaillit de ses yeux bleus. Son âme farouche, qui essaye de sourire, est sur ses lèvres que voilent des moustaches, couleur des bruyères des montagnes ; et cette sévérité relève le fond de douceur, de fran-chise, et l’enthousiasme naturel qui illumine le haut de son visage. Vêtu de blanc, sans broderies, avec le léger turban de mousseline des Souliotes, il n’y avait que son beau sabre, pendu à sa poitrine, qui pût le faire reconnaître dans le groupe où il se tenait caché. [GM, VII, p. 152-153]

Cette prosopographie dithyrambique exalte les qualités de bravoure, d’élégance, de beauté et de fierté proposées comme attributs de Nikitas. Il est décrit à l’aide de superlatifs (« plus de grâce que de force »), tel un canon antique (« les pieds rapides des hommes de l’Antiquité ») d’une rare invin-cibilité (« [il] conjure sur les sommets les balles des delhis* ») ainsi que d’une beauté exceptionnelle. Le grec Nikitas incarne la quintessence de l’être supérieur. La couleur blanche de ses habits marque la pureté et la divinité du héros, qui ne serait autre qu’un demi-dieu. Il est représenté comme un être bestial et puissant capable de « conjure[r] les balles », et d’« arrache[r] un agneau », « prêt à s’élancer » telle une bête sauvage et farouche. L’isotopie du feu est disséminée dans cette description puisque de ses yeux bleus jaillit une « flamme pure » tandis que le haut de son visage est illuminé par un « enthousiasme naturel ». L’ensemble créé le portrait d’un être d’exception, particulièrement attirant et respectable, en forme de dieu vivant :

Beaucoup de choses m’attiraient vers Nikitas : c’est le Bayard des klephtes. Je savais que dans le défilé même où nous étions il avait le premier, dans la révolution grecque, engagé le combat, et attendu au bout du fusil la cavalerie ennemie. Depuis les côtes de Modon, je n’avais entendu parler que de sa bravoure chevaleresque, de l’amulette pendue à son cou, et de son nom de Turkophage. Je savais que c’était lui qui, dans un moment de détresse, avait donné son sabre, sa seule richesse, pour en faire quelque argent pour Missolonghi. Toute l’armée française avait admiré la beauté et la naïveté de son attitude militaire. [GM, VII, p. 151]

Nikitas représente le parangon du héros apte à mener les foules en étant « le premier » à engager le combat. Son nom et sa réputation le précèdent comme pour mieux éloigner les Turcs et impression-ner les Français qui soutiennent la révolution hellène. L’anecdote relative à Missolonghi souligne à quel point son abnégation et son dévouement sont décuplés.

L’héroïsme quinetien est également théorisé dans son dernier opus grec. Dans un chapitre consacré aux liens entre héroïsme et sagesse, il explique que ces deux notions sont paradoxalement conciliables :

De notre temps, on établit une opposition absolue entre l’héroïsme et la sagesse. Le premier est folie, la seconde seule est raisonnable.

La supériorité des Grecs est d’avoir compris qu’il y a de la sagesse dans l’héroïsme, et de l’héroïsme dans la véritable sagesse. 

Il était sage, il était raisonnable, il était sensé de combattre l’armée innombrable, invincible, des Mèdes et des Perses, quoique cela ait paru folie à Xerxès, maître de presque tout le genre humain ! […]

Aristide et Thémistocle à Salamine, dans Pausanias à Platée, mais aussi dans les poëtes, les sculpteurs, les philosophes. [VMGG, V, p. 25]

Vie et mort du génie grec interroge la supériorité du peuple grec. Or l’héroïsme qui s’en dégage n’y

est pas considéré comme une folie dionysiaque mais comme une valeur sage et nécessaire, véritable apanage d’un grand peuple. L’héroïsme aurait pour origine la victoire des Grecs lors des guerres médiques de l’Antiquité. Cette victoire aurait même conditionné l’art grec : « L’héroïsme dans la vie et dans l’art, voilà la Grèce 88 ». L’unité du génie grec serait ainsi régie par l’héroïsme historique, c’est-à-dire par l’action immortelle des ancêtres des acteurs de la Révolution. La littérature comme l’art seraient ainsi filles de la Victoire, et par elle, de l’héroïsme de ses acteurs.