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Appréhender la pensée et l’écriture de l’Histoire chez Chateaubriand, c’est moins tenter de décrire une méthode fixée, des choix déter-minés que de suivre une pensée en mouvement, à la recherche d’une écriture historiographique, constamment inquiétée par une actualité en marche. [Jean-Marie Roulin,

Chateaubriand. Penser et écrire l’histoire, « Introduction : Chateaubriand ou la quête d’une écriture de

l’histoire », op. cit., p. 14]

Il faut convenir, avec Jean-Marie Roulin, que l’écriture de l’Histoire chez Chateaubriand est marquée par une constante fluctuation. Sa pensée « en mouvement » oscille au gré de l’actualité mouvante de son temps. Le premier jalon de cette conception historique est posé avec l’Essai sur

les Révolutions en 1797 dans lequel l’auteur ausculte les Révolutions de l’Antiquité grecque pour

éclairer la Révolution française. Dans cet essai comparatiste, l’écrivain propose une vision cyclique de l’histoire puisque le passé éclaire le présent et pressent le futur en un mouvement concentrique. À partir de 1802, un tournant se fait sentir dans le Génie du christianisme qui véhicule l’image d’une religion de progrès, et, par là, une conception linéaire de l’Histoire. Le Christianisme y est perçu comme un rempart contre l’esclavage des peuples allant à l’encontre d’une trajectoire circulaire préétablie. Enfin, dans la préface des Études historiques de 1831, une position progressive de l’his-toire se fait sensible tandis que l’avenir ne semble plus prédéterminé. Ces trois pierres angulaires de l’écriture historiographique de Chateaubriand en disent long sur l’implication de l’homme dans l’histoire nationale ou européenne de son temps. Dire quelques mots, même succincts, pour retra-cer cette pensée historique sous forme de triptyque s’avère nécessaire afin de contextualiser la pensée historique inhérente au récit de voyage en Grèce. L’ambition est de percevoir si certaines lignes directrices régissent la pensée historique de Chateaubriand ainsi qu’il le déclare dans l’ « Avant-Pro-pos » des Études historiques :

Les principes sur lesquels se fonde la société m’ont été chers et sacrés ; on me rendra cette justice de reconnaître qu’un amour sincère de la liberté respire dans mes ouvrages, que j’ai été passionné par l’hon-neur et la gloire de ma patrie : que, sans envie, je n’ai jamais refusé mon admiration aux talents dans quelque parti qu’ils se soient trouvés. Me serais-je laissé trop emporter à l’ardeur de la polémique ? [EH, « Avant-Propos », p. 2]

Le mémorialiste fut incontestablement ancré dans son époque à tel point qu’il aurait été pressenti pour devenir historiographe du roi sous Charles X en 1825 194. Aussi s’est-il fait le de-voir d’écrire l’histoire de son pays en proie aux troubles révolutionnaires. À ce titre, la Révolution française marque la frontière antagoniste entre deux mondes. Il y a un avant et un après plaçant Chateaubriand entre deux régimes d’historicité divergents. Or chez lui, cette observation du fait révolutionnaire ne propose nullement l’espérance d’un changement ou d’un quelconque progrès. Au contraire, tout processus révolutionnaire serait à jauger à l’aune des révolutions antérieures, ainsi qu’il le propose dans l’Essai sur les Révolutions. Pour comprendre 1789, Chateaubriand regarde vers l’ancien, par jeux de regards ou d’échos :

L’Essai sur les Révolutions relevait déjà bien d’une thématique de l’écho : mais l’écho y allait du même au même, d’une révolution à l’autre ; et non, comme plus tard, du même à l’autre, du vieux au neuf à travers le relais paradoxal de la révolution. Personnellement bouleversé par le choc de 1789, Chateaubriand s’y efforce, comme toujours, d’en penser le scandale en le rapportant à d’autres événements, semblables et lointains (mêmes et autres). Et comme toujours encore, il voit s’élever alors devant lui entre présent et passé tout un jeu surprenant de correspondances, presque de réincarnations : « Il semble qu’il y ait des hommes qui renaissent à des siècles d’intervalle pour jouer chez les différents peuples, et sous différents noms les mêmes rôles dans les mêmes circonstances : Mégiclès et Tallien, Pisistrate et Robespierre ». Ces couples métaphoriques nous font apparaître l’histoire comme un éternel retour des mêmes faits, des mêmes fonctions : répétition dégradée d’ailleurs, selon la logique particulière de l’écho. 195

« D’une révolution à l’autre », le mouvement historique circulaire met en scène des jeux d’écho « du même au même ». La Révolution française s’apparente à une « réincarnation », autrement dit à une pâle imitation d’une situation analogue ayant eu lieu ailleurs, en un autre temps. En d’autres termes, 1789 est analysé à l’aune d’une tradition, dans un esprit de lignée, tel un énième soubresaut des aléas du temps. Voilà pourquoi Chateaubriand refuse à la Révolution toutes ces velléités de nouveauté, fustigeant l’originalité et la spécificité de la situation française. Le changement politique ne lui est pas favorable dans la mesure où il critique la propension des Révolutionnaires à faire fi du passé. Pour lui, tout est déjà écrit et a été vécu en amont, actant le renouvellement incessant du temps. L’histoire est pensée cycliquement sans espoir de sortie dans la mesure où tous les événe-ments sont susceptibles de se répéter ici ou là, sans autre forme d’exception :

194 - Albert Dollinger, Les Études historiques de Chateaubriand, Paris, Les Belles Lettres, 1932, p. 64-65.

195 - Jean-Pierre Richard, Paysage de Chateaubriand, Paris, Seuil, 1967, p. 149 : Jean-Pierre Richard cite l’Essai sur les

2° Parmi ces révolutions en est-il quelques-unes qui, par l’esprit, les mœurs et les lumières des temps, puissent se comparer à la Révolution française ?

Il s’agit de savoir si nous avons fait quelques pas vers la solution de ces questions.

Certainement un pas considérable : quoique ce volume ne forme qu’une très petite partie de l’im-mense sujet de cet ouvrage, on peut prononcer hardiment que déjà la majorité des choses qu’on voulait faire passer pour nouvelles dans la Révolution française, se retrouve presque à la lettre dans l’histoire des Grecs d’autrefois. Déjà nous possédons cette importante vérité, que l’homme, faible dans ses moyens et dans son génie, ne fait que se répéter sans cesse ; qu’il circule dans un cercle, dont il tâche en vain de sortir ; que les faits même qui ne dépendent pas de lui, qui semblent tenir au jeu de la fortune, sont incessamment reproduits […] [ESS, IIe P, Chap. LVI, p. 432]

Condamné à la répétition, l’homme dépeint dans l’Essai sur les Révolutions s’apparente à un fantoche sans libre arbitre : c’est un être a priori anhistorique.

Cette conception cyclique de l’histoire condamnant l’homme à la répétition sera peu à peu remise en cause dans la mesure où l’homme aime à s’émanciper pour aller de l’avant. Or cet élan serait rendu possible par le prisme de la religion. Aux yeux de Chateaubriand, le principe chrétien, vecteur de vérité, d’égalité et de liberté, mériterait d’être inscrit à la base de tout nouveau régime politique. Marquant une fracture avec la laïcité prônée par les Lumières et les Révolutionnaires, le

Génie du Christianisme (1802) réhabilite la religion. Cette œuvre apologétique défend l’idée que le

christianisme explique tout progrès dans les lettres, les arts et la poésie :

Ce n’était pas les sophistes qu’il fallait réconcilier à la religion, c’était le monde qu’ils égaraient. On l’avait séduit en lui disant que le christianisme était un culte né du sein de la barbarie, absurde dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies, ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la beauté ; un culte qui n’avait fait que verser le sang, enchaîner les hommes, et retarder le bonheur et les lumières du genre humain : on devait donc chercher à prouver au contraire que de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres. Le monde moderne lui doit tout, depuis l’agriculture jusqu’aux sciences abstraites, depuis les hospices bâtis pour les malheureux jusqu’aux temples élevés par Michel-Ange et décorés par Raphaël. Il n’y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte ; elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l’écrivain et des moules parfaits à l’artiste […] [GC, Ie P, Livre I, Chap. I, p. 469-470]

Le style de cet extrait illustre l’excès, l’emphase et l’hyperbolisme prégnants dans cet ouvrage dog-matique. Nulle autre religion ne pouvait à ce point « favorise[r] le génie », la puissance et la gloire de la nation. L’emploi des modalisateurs mélioratifs montre à quel point l’auteur est persuadé de la supériorité de sa religion. Réhabiliter l’art chrétien aux dépens de l’art grec, prôner l’emploi du merveilleux chrétien, marquer la noblesse de la morale religieuse sont les objectifs clairement re-vendiqués. Chateaubriand s’affirme en admirateur patenté de la littérature chrétienne et en fervent défenseur de l’art chrétien, qu’il considère comme supérieurs aux autres arts. Les apports artistiques, « poétiques et moraux » de la religion occupent, selon ses dires, le Génie du Christianisme :

J’ai commencé ma carrière littéraire par un ouvrage où j’envisageais le Christianisme sous les rapports poétiques et moraux ; je la finis par un ouvrage où je considère la même religion sous ses rapports phi-losophiques et historiques : j’ai commencé ma carrière politique avec la Restauration ; je la finis avec la Restauration. Ce n’est pas sans une secrète satisfaction que je me trouve ainsi conséquent avec moi-même. Les grandes lignes de mon existence n’ont point fléchi : si, comme tous les hommes, je n’ai pas été sem-blable à moi-même dans les détails, qu’on le pardonne à la fragilité humaine. [EH, « Avant-Propos », p. 2]

La lecture du texte liminaire des Études historiques pose la religion comme base de l’historiogra-phie chateaubriandienne. Les deux premiers jalons posés en 1797 et en 1802 – la Révolution et la Religion – seront à observer immanquablement dans la Grèce moderne. Ainsi la Religion pensée « sous ces rapports philosophiques et historiques » dans les Études historiques nous intéressera tout particulièrement dans l’optique grecque. Cette dernière pierre à l’édifice historiographique de Cha-teaubriand est conséquente tant l’écriture s’étalera sur une vingtaine d’années. Déjà, au sortir de la lecture des Martyrs, l’auteur appelait cette écriture :

Qu’elles viennent, ces Vierges austères, qu’elles viennent fermer pour moi le livre de la Poésie, et m’ouvrir les pages de l’Histoire. J’ai consacré l’âge des illusions à la riante peinture du mensonge : j’emploierai l’âge des regrets au tableau sévère de la vérité. [MART, XXIV, p. 483]

Ces célèbres adieux à la littérature figurent une entrée fracassante dans le champ historiographique. Entre 1811 et 1814, Chateaubriand s’attelle ainsi à son Histoire de France qui restera une entreprise inachevée, dont les Études composent le versant introductif :

Mes ouvrages historiques se composent de l’Essai sur les Révolutions, des Mémoires touchant la vie et la

mort de Mgr le duc de Berry, de quelques articles nécrologiques, d’une Notice sur la Vendée, et de mes

dis-cours servant d’introduction à l’Histoire de France : ceux-ci formeront la base de mon Histoire de France proprement dite. [Mélanges historiques, dans OCL, « Préface », t. II, p. 3]

Les Études ou Discours historiques forment en quelque sorte le parangon de sa pensée historique. L’ou-vrage donne à lire, d’après le titre au complet, six Études ou Discours historiques sur la chute de l’Empire

romain, la naissance et les progrès du christianisme, et l’invasion des barbares, suivis d’une analyse raison-née de l’histoire de France. L’ambition y est de retracer l’établissement du Christianisme en Occident,

et la formation de la nation française. Pour ce faire, les quatre premiers Discours retracent l’histoire de Jules César à Romulus Augustule. Mais pour comprendre sa philosophie de l’histoire, il faut plutôt se tourner vers la lecture des textes liminaires. Ainsi l’Avant-Propos fait-il état de la fracture historique vécue entre l’ancien et le nouveau monde, au travers de la métaphore convenue du naufrage :

Il s’agit bien de Néron, de Constantin, de Julien, des apôtres, des martyrs, des pères de l’Église, des Go-ths, des Huns, des Vandales, de Francs, […] ; il s’agit bien du naufrage de l’ancien monde, lorsque nous nous trouvons engagés dans le naufrage du monde moderne ! [EH, « Avant-Propos », p. 2]

Il n’est pas de topos plus usité que celui de l’eau, vecteur, par l’image, du trouble engendré par les situations politiques. Au confluent de deux fleuves, Chateaubriand aime à utiliser la métaphore du naufrage illustrant la situation d’entre-deux dans laquelle il « navigue ». Retracer l’histoire de son pays revient à faire état d’un monde en ruine qui n’est plus, enseveli par un monde moderne à la nouveauté récriée. C’est dire à quel point les couples antinomiques ancien/moderne et passé/pré-sent viennent marquer l’ensemble de sa théorie historique.

Une écriture de l’histoire encyclopédique autant que personnelle se fait jour dans ce paratexte jouant d’écho avec le Voyage en Grèce. Écrits a posteriori, ces textes liminaires ont nécessité plus de dix-huit mois de labeur acharné entre l’hiver 1829 et le printemps 1831 :

Je ne voudrais pas, pour ce qui me reste à vivre, recommencer les dix-huit mois qui viennent de s’écouler. On n’aura jamais une idée de la violence que je me suis faite ; j’ai été forcé d’abstraire mon esprit dix, douze et quinze heures par jour, de ce qui se passait autour de moi, pour me livrer puérilement à la com-position d’un ouvrage dont personne ne parcourra une ligne. Qui lirait quatre gros volumes, lorsqu’on a bien de la peine à lire le feuilleton d’une gazette ? J’écrivais l’histoire ancienne, et l’histoire moderne frappait à ma porte ; en vain je lui criais : « Attendez, je vais à vous » elle passait au bruit du canon, en emportant trois générations de rois. [EH, « Avant-Propos », p. 1]

Un décalage transparaît entre le travail de l’historien et la société dont il s’occupe. Il semble que l’homme de science soit constamment en retard face à l’actualité mouvementée. Suivre les « accélé-rations de l’histoire 196 » paraît donc bien délicat pour le témoin, toujours en retrait. Or ce déphasage entre deux temporalités – celles du monde et de l’individu – est amoindri dans le cas du Voyage en Grèce dans la mesure où la transcription de l’histoire s’inscrit dans l’urgence.

L’ensemble des ouvrages historiques listés a permis de dresser les grandes orientations de l’historiographie chateaubriandienne. Cyclique, linéaire, ou progressive, sa conception de l’histoire est fluctuante au gré des aléas du temps. S’y décèlent les thèmes prédominants de sa philosophie de l’histoire qui ne sont autres que la Révolution 197, la Religion et la Liberté.