• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE II : LA VOLONTE CORPORELLE

II. 2. La volonté de vivre du corps

II.2.1. La volonté de vivre avant la conscience

La volonté est l’avidité de vivre du corps avant de devenir pouvoir mental. Contrairement à ce que laisse entendre la définition mentaliste de la volonté, ce n’est pas parce que nous sommes des êtres conscients que nous avons de la volonté ; ce n’est pas parce que nous pouvons vouloir consciemment qu’il n’y aurait que des volontés conscientes. Car nombreuses sont les volontés qui fonctionnent sans la moindre lueur d’une conscience. Se déterminer à agir ou à s’abstenir, faire un choix, prendre une décision en faveur d’une orientation avantageuse de la conduite et impulser l’action en direction d’un but – tous ces éléments qui définissent la volonté – ne sont pas le seul apanage de la conscience et de ceux qui savent ce qu’ils veulent. Ce sont d’abord les caractéristiques du vivant – et le vivant est quelque chose de corporel qui fonctionne inconsciemment. Par conséquent, la volonté elle-même est quelque chose de corporel et d’inconscient, une chose qui peut devenir consciente, mais qui fonctionne déjà inconsciemment. Par conséquent, si nous avons de la volonté, c’est d’abord parce que nous sommes des êtres vivants. Si notre volonté agit déjà inconsciemment en nous, notre volonté consciente n’en est qu’une partie. Notre volonté est un train qui est déjà en route, bien avant que nous nous rendons compte que nous sommes dessus, bien avant que nous nous trouvons dans la locomotive. C’est un texte qui a été écrit avant que nous le lisons et avant que nous le reprenions pour écrire la suite.

Ce qui caractérise l’homme comme les animaux, les plantes et les autres êtres vivants, c’est cette tendance constante à se comporter d’une manière à pouvoir survivre. Le comportement de l’être vivant est orienté vers la survie, la sienne ou celle de ses congénères. Nous adoptons naturellement cette tendance de nos comportements en disant que, bien évidemment, c’est parce que nous voulons vivre. Ce qui semble aller de soi. Effectivement, les processus corporels nous prédisposent à vivre ; nous sommes des corps vivants parvenus à la conscience, et ces corps sont déjà organisés d’une manière à nous faire vivre et à orienter consécutivement nos choix conscients dans cette direction. La volonté de plein de choses apparaît comme étant d’abord et comme se basant sur : une volonté de vivre, une volonté qui ne peut pas procéder de la pensée.

Schopenhauer formule la chose comme suit : si vouloir ne devait procéder que de la pensée, comment alors les animaux, dont même les inférieurs, pourraient-ils avec si peu de cognition faire preuve d’une volonté si véhémente et souvent si invincible ?73

Effectivement, si la volonté était une faculté mentale, requérant la représentation consciente d’un but, alors aucun animal et aucun jeune enfant ne pourraient vouloir. Un nouveau né par exemple ne voudrait pas se nourrir, ni respirer ; il ne voudrait rien du tout. Car pour être en mesure de vouloir, il devrait d’abord formuler consciemment un but. On n’aurait donc pas besoin de s’occuper de lui, vu qu’il ne voudrait rien... En réalité, il est déjà plein de volonté propre : il en crie ! Nous disons intuitivement : c’est parce qu’il veut vivre – et cette intuition est juste.

« Was alle Lebenden beschäftigt und in Bewegung erhält, ist das Streben nach Dasein » 74, disait Schopenhauer. Déjà les êtres vivants les plus simples et les plus primitifs veulent vivre. Une seule cellule peut déjà mener une vie autonome : des organismes simples comme les amibes et les bactéries sont appelés unicellulaires, parce qu’ils sont constitués d’une seule cellule. Le fonctionnement de ces micro-organismes est déjà étonnamment complexe. Comme le fait passer en revue Plutchik, en référence aux travaux de Ricci et de Goodenough, les unicellulaires absorbent la nourriture, rejettent les déchets, consomment leurs proies, évitent leurs prédateurs, cherchent des endroits sécurisés, se reproduisent et explorent leur petit monde. Les bactéries disposent déjà de tactiques de camouflage et de mimétisme évoluées et les cellules de plantes comme les algues vertes réagissent de façon défensive contre le toucher. Si le mode de reproduction de ces micro-organismes le requiert, alors ils savent aussi distinguer entre partenaires et ennemis potentiels.75

En caractérisant la conduite volontaire par l’orientation de l’action vers des buts pertinents, nous la voyons déjà concentrée en des points trop petits pour être vus à l’œil nu. Ces micro-organismes agissent spontanément, font des choix et dirigent leurs différentes actions vers leur survie et leur reproduction. Ils ne disposent pas de systèmes nerveux, mais seulement de quelques gènes et de quelques protéines. Pourtant, leur activité est déjà structurée, systématisée et organisée d’une manière qu’on peut qualifier de rationnelle. De plus, nous voyons qu’ils font la même chose que nous. D’une façon très simplifiée, certes, mais avec un savoir-faire déjà considérable, ils font même fondamentalement la même chose que nous. Car ce sont les activités essentielles d’un être vivant, sans lesquelles le restaurant n’aurait jamais pu devenir une activité de loisir. Comme les unicellulaires, nous consommons, absorbons la nourriture, rejetons les déchets, évitons les prédateurs, cherchons des endroits sécurisés et explorons notre monde. Nous développons également des tactiques de camouflage et de mimétisme dans notre vie sociale, nous savons nous défendre et il nous importe de distinguer entre partenaires et ennemis potentiels, notamment pour savoir avec qui nous reproduire. Nous voyons défiler le roman de la vie sous le microscope comme un film de famille en miniature, un de ces petits mondes qui apparaît comme l’univers dans une tasse de thé.

En partant de l’exemple des unicellulaires, le niveau élémentaire de la vie, nous pouvons préciser ce que nous entendons par la « volonté de vivre », en la définissant suivant des critères nécessaires. Pour qu’il y ait volonté, il faut d’abord qu’il y ait

autodétermination. Sans être conscient, le corps vivant dispose d’autodétermination,

car est vivant un corps qui par lui-même se maintient et se reproduit. Il importe de souligner les mots par lui-même dans cette définition. Car le vivant n’apparaît pas comme l’œuvre d’une volonté extérieure qui l’aurait conçu et mis en route avec un mode de fonctionnement qui n’est pas le sien et qui l’utiliserait pour des fins qui ne sont pas les siennes non plus. Il est au contraire ce que la nature a pu générer de plus autodéterminé : c’est un système qui s’auto-organise. On n’a pas besoin de le programmer pour qu’il fasse quelque chose : il agit par lui-même, suivant sa propre façon d’être, avec son propre mode de fonctionnement et pour ses propres fins, ce qui le distingue fondamentalement des machines fabriquées à ce jour par les hommes. Son comportement peut être qualifié de véritablement spontané : le principe de son

74 Schopenhauer (1818 : 429). Traduction : Ce qui occupe tous les vivants et les maintient en mouvement, c’est l’aspiration vers l’existence.

action se trouvant en lui-même, il se meut, agit et poursuit ses fins sans qu’une force extérieure n’ait à provoquer son mouvement.

Il faut préciser que le corps vivant agit. Après l’autodétermination, c’est bien l’action qui caractérise une conduite véritablement volontaire. Cela n’a rien d’anodin de se résoudre comme le Faust de Goethe à dire qu’au début était l’action76

: cela veut dire aussi qu’avant la conscience, il y avait déjà l’action. Une action est un mouvement

dirigé vers un but qui a une signification fonctionnelle pour l’organisme. En ce qui

concerne le corps vivant, on s’aperçoit que non seulement il se meut par lui-même, mais que de plus, son mouvement n’est pas aléatoire, mais finalisé. Non seulement il agit ainsi par lui-même : il agit aussi pour lui-même. Le but de son activité lui étant bénéfique, on peut même qualifier son action de rationnelle, sans pourtant qu’il dispose de facultés mentales.

Quel est son projet exactement ? Comme le formule Monod, le projet de l’être vivant consiste en l’ensemble de ses activités qui lui permettent de survivre et de se reproduire.77 Survie et reproduction sont les deux volets de son projet : ce sont ces deux buts. L’activité principale qui lui permet de survivre – se maintenir, se conserver, persévérer dans sa forme – c’est le métabolisme. Dans un échange constant avec son environnement, l’être vivant absorbe les substances nutritives et en prélève l’énergie, tout en éliminant les déchets. C’est une activité constamment réitérée. L’être vivant dispose de la capacité d’utiliser l’énergie et résiste ainsi à l’entropie, le principe de dissipation de celle-ci. Afin de rester là le plus longtemps possibe, il métabolise continuellement, se procure de l’énergie, la dépense, s’en procure à nouveau, et ainsi de suite. Il tend à se reproduire en se divisant ou par voie de fécondation.

Entre l’autodétermination et l’action, il y a la décision. Se déterminer à agir ou à s’abstenir, c’est décider. Sans en être conscient, sans mentaliser, le corps vivant décide d’agir ou de s’abstenir. Cette capacité de prise de décision requiert celle de faire un choix. En effet, la cellule n’agit pas de la même manière selon les situations. Elle fait à sa guise et sa membrane est très sélective. L’être vivant dispose ainsi de capacités de détection : il choisit de prendre en lui certaines substances, de rejeter d’autres, d’éviter et de se protéger contre d’autres encore. Il fait la distinction entre proies, prédateurs et partenaires potentiels et choisit, en fonction de la situation, l’action la plus conforme à son projet. Son activité n’est en principe pas différente du comportement de quelqu’un qui a un projet bien précis auquel il tient. Il œuvre en permanence et fait tout ce qu’il peut pour le réaliser.

Nous décelons ainsi cette tendance commune au fonctionnement des êtres vivants, et donc des êtres humains, qui les fait agir non pas aléatoirement, mais d’une certaine manière et pas d’une autre : la tendance à se maintenir et à se reproduire. Cette tendance bien orientée se réalise au moyen de capacités effectives d’utilisation d’énergie et se présente à travers tout le règne du vivant comme une aspiration continue, tenace et souvent invincible. Elle est autodéterminée et dirigée vers un but, qui est toujours la vie. Spinoza l’appelait conatus : l’effort par lequel le vivant tend à persévérer dans son être.78 Autodétermination, choix, prise de décision et action impulsée vers un but : le terme plus approprié pour désigner ce type de

76 Goethe (1994)

77

Monod (1970)

fonctionnement est, comme le proposait Schopenhauer, celui de volonté.79 On dira donc simplement : l’être vivant veut la vie, il a la volonté de vivre.

Cette volonté est à l’origine et en général inconsciente. Elle est par définition quelque chose de simple et de primitif, quelque chose qui ne prémédite pas. Néanmoins, elle fonctionne efficacement. Vouloir sans savoir est la règle dans la nature : savoir ce qu’on veut et avoir une conduite pleinement éclairée par la conscience, c’est plutôt l’exception. Ce n’est que dans des formes particulièrement évoluées que l’aspiration de la volonté passe par des étapes intermédiaires comme celle du sujet conscient, qui, lui, vise d’abord son but, évalue la désirabilité de ce but et la faisabilité de son action, jusqu’à ce qu’il décide consciemment d’initier son action en direction de son but. En général, c’est une volonté impersonnelle qui n’a pas besoin de savoir ce qu’elle veut, qui ne le sait pas d’ailleurs, mais qui veut tout simplement. Elle ne sait pas qu’elle a décidé, mais elle vient de décider. Elle n’a pas besoin de savoir ce qu’elle fait : elle le fait tout simplement. Ou, pour le formuler comme Damasio: les êtres vivants ne connaissent pas les problèmes qu’ils essayent de résoudre. 80

Néanmoins, ils parviennent à les résoudre.

Choisir, décider, se déterminer à agir et impulser l’action en direction d’un but sont des choses qui fonctionnent sans aucune conscience. C’est pour cette raison que la conscience n’est pas un élément nécessaire, mais optionnel de la volonté. La conscience est la propriété de formes évoluées de la volonté, mais pas de la volonté en général. Dans notre corps aussi la volonté agit en grande partie inconsciemment. – A partir du moment qu’on fait la distinction entre décision et décision consciente, entre choix et choix conscient etc., il devient facile d’accéder à la définition de la volonté exposée ici et de comprendre la volonté de l’homme comme la volonté d’un corps vivant qui est parvenu à la conscience.

Précisons encore que la volonté de vivre est une volonté corporelle. Le corps vivant est tissé de cellules. Ce n’est pas dans les nuages, mais précisément dans cette matière que sa volonté est à chercher. La cellule est le dénominateur commun de la vie sur terre. Vu qu’une seule cellule est déjà capable de se maintenir et de se reproduire et de mener une vie autonome, elle est aussi le dénominateur commun de la volonté de

vivre. Nous sommes à un niveau microscopique et élémentaire. Comprenons bien que

la volonté de vivre n’est pas un fantôme qui viendrait habiter la cellule, mais un mode de fonctionnement d’interactions moléculaires. C’est une activité corporelle impersonnelle : en l’espèce l’activité conjuguée des gènes et des protéines de la cellule.

Le code génétique est la combinaison pour obtenir de la volonté de vivre, parce que c’est suivant l’information héréditaire contenue dans les gènes de la molécule d’ADN que sont synthétisées les protéines. Celles-ci permettent à la cellule de se construire et de se maintenir et au matériel génétique de se répliquer et ainsi à la cellule de se reproduire. C’est ainsi que les décisions sont prises et que l’action est dirigée au niveau élémentaire. Comme ce sont les gènes qui se reproduisent et qui contiennent les instructions pour synthétiser à partir d’acides aminés les protéines, c’est dans ces gènes qu’on peut identifier le radical de la volonté de vivre. Cette vision est assez

79

Schopenhauer (1818)

proche de la conception de Dawkins, selon laquelle nous sommes des organismes à survie programmés à l’aveugle par nos gènes pour les préserver.81

C’est plus que métaphorique de parler comme Dawkins des « intentions » qu’ont les gènes de se préserver, vu que les organismes programmés suivant leurs instructions ont un fonctionnement de type volonté de vivre. Ainsi, pour simplifier, on peut dire : avoir la volonté dans les gènes, c’est vraiment avoir de la volonté, et c’est ce qu’ont tous les êtres vivants.

Car il ne faut pas oublier que nous sommes faits de cellules, et non pas de microprocesseurs électroniques, et que nos cellules spécialisées du système nerveux, les neurones, sont aussi faites de la même matière que les autres cellules. La cellule, avec son code génétique, et non pas le microprocesseur électronique, est le dénominateur commun de la vie sur terre. Nous sommes faits de la même matière que les organismes simples et nous fonctionnons de la même manière : nous voulons vivre. Le même fonctionnement se confond avec le dénominateur commun. Une cellule hépatique humaine et une amibe sont même remarquablement similaires dans leurs façons d’échanger avec leur environnement immédiat, d’obtenir de l’énergie à partir de nutriments organiques, de synthétiser des molécules complexes, de se dupliquer, et de détecter des signaux dans leur environnement immédiat et de leur répondre.82 Maintenant il faut considérer que nous sommes faits de milliards de cellules, toutes spécialisées, qui recréent toutes ensemble, de façon beaucoup plus complexe, à un niveau supérieur, ce même fonctionnement de type vouloir vivre. Ce que les unicellulaires, déjà avides de vivre, font inconsciemment, nous le faisons consciemment et de façon beaucoup plus variée, bien qu’au fond, c’est la même chose.

Ce sont toujours des moments de lucidité quand on découvre que tels ou tels comportements fonctionnent déjà inconsciemment, n’est-ce pas ; mais ils le sont encore davantage quand on poursuit le chemin et se rend compte que l’essentiel de notre fonctionnement, notre volonté, ne provient ni de la conscience, ni du cortex, ni même de ganglions et ni d’organismes pluricellulaires non plus, mais se trouve déjà concentré dans une seule cellule.

Damasio commente le comportement des organismes unicellulaires comme suit : « Un simple organisme fait d’une seule cellule, par exemple une amibe, n’est pas simplement en vie : il est résolu à rester en vie. En tant que créature dépourvue de cerveau et dépourvue d’esprit, une amibe ou une bactérie ne connaît pas les intentions de son propre organisme, au sens où nous connaissons nos intentions à nous. Mais la forme d’une intention est là, néanmoins, laquelle s’exprime par la manière dont la petite créature réussit à garder le profil chimique de son milieu interne en équilibre, tandis qu’autour d’elle, dans l’environnement qui lui est extérieur, règne une pagaille monstre. »83 Un peu plus loin il rajoute : « sentir des conditions environnementales, maintenir un savoir-faire dans des dispositions et agir sur la base de ces dispositions, tout cela était déjà présent dans des créatures unicellulaires, avant qu’elles ne fassent partie d’organismes multicellulaires, encore moins d’organismes dotés de cerveaux. La vie et le désir de vivre qui s’expriment dans la surface délimitée circonscrivant un organisme précèdent l’apparition des systèmes nerveux, des cerveaux. »84

Par ailleurs

81 Dawkins (1976)

82 Vander, Sherman et Luciano (2002)

83

Damasio (2002 : 179)

il précise qu’il n’y a pas beaucoup de pédagogie dans l’école des unicellulaires. Leur simple machinerie génétique leur permet de réguler et de maintenir leurs vies automatiquement, sans réfléchir, sans poser des questions.85 Les choses sont claires.