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Synchronie interactionnelle et imitation inconsciente

CHAPITRE III : LE LANGAGE DE LA VOLONTE

III.2. L’inscription corporelle de la communication

III.2.2. Synchronie interactionnelle et imitation inconsciente

Ce qu’on appelle « être en rapport » n’est pas une conjugaison de verbes, ni même une compréhension linguistique, mais une synchronisation concrète du comportement des interactants, faite d’attention conjointe, de coordination et de sympathie. On est en rapport quand la chimie est bonne, comme on dit. Nous pouvons considérer la

coordination interpersonnelle comme le terme général. Elle est faite d’une part de synchronie interactionnelle, terme qui désigne le rythme et la fluidité de l’interaction,

son degré de régularité et de synchronisation, à la fois temporelle et selon la forme des comportements. La coordination interpersonnelle est d’autre part faite d’imitation du comportement de l’autre.334

Synchronie et imitation se font inconsciemment et donnent ensemble cette « danse interactionnelle », au cours de laquelle les comportements des interactants se correspondent, s’enchaînent et se répondent dans une certaine harmonie. C’est ainsi qu’ils se comprennent. Comme si deux volontés ne formaient plus qu’une ou étaient les deux pôles complémentaires d’une même aspiration.

La synchronie interactionnelle est évidemment plus forte entre gens qui s’apprécient ; des gens qui ne peuvent pas se sentir n’arrivent pas bien à se coordonner. Mais la synchronie n’implique pas forcément la sympathie et elle est beaucoup plus omniprésente qu’on ne le pense. Elle se lit dans le détail des mouvements des interlocuteurs. Il peut s’agir de très petits gestes ; comme si la voix de l’un animait directement les légers mouvements des yeux, des lèvres, des mains, etc. de l’autre, quand ces derniers se synchronisent automatiquement avec le rythme du mouvement vocal perçu. En visionnant et en revisionnant pendant des heures et durant des années des films sonores de conversations humaines dans différentes cultures, Condon et collaborateurs ont pu fournir un compte rendu détaillé de cette synchronie surprenante du comportement des interlocuteurs. On est conduit à considérer l’homme comme beaucoup plus intégré et relié, par son organisation, aux autres hommes et à la nature, qu’on ne le pense traditionnellement. L’interaction humaine est beaucoup plus organisée et interdépendante qu’on ne l’imaginait auparavant.335

Condon précise que le mouvement du récepteur se synchronise presqu’autant avec la parole de l’émetteur que le fait le propre mouvement de ce dernier. Il y a une continuité de schémas ordonnés à travers les différentes voies de la communication : cerveau, cordes vocales, bouche, compression de l’air, et réception auditive. Ce qui les traverse d’un interlocuteur à l’autre est d’un ordre similaire, de sorte à ce que ce qui est émis et ce qui est reçu sont compris et partagés par l’émetteur et le récepteur. Cette synchronisation est vraisemblablement innée et indépendante de la compréhension d’une langue. En présentant des voix enregistrées et réelles à des nouveaux nés, Condon et Sander ont trouvé que leurs mouvements se synchronisent avec les voix, même quand la langue est le Chinois. Les auteurs supposent que cela existe déjà in utero. Condon dit que le bébé se vit dans le langage et la culture ; il ne les « acquiert » pas comme s’ils provenaient de systèmes séparés. Le cerveau partage

333 Gallese (2003)

334

Tickle-Degnen et Rosenthal (1990), Lakin et al. (2003)

un ordre commun avec son environnement, comme si l’ordre de la nature et l’ordre du cerveau ne faisaient qu’un.336

Nous pouvons ainsi remonter à partir de ce niveau micro-analytique vers un point de vue plus métaphysique, comme celui de Schopenhauer337, selon lequel c’est une

même volonté de vivre, divisée en individus, mais reliée par les voies de la

communication et de la confiance, où l’unité peut réapparaître. A l’image des vols coordonnés des oiseaux migratoires, les individus apparaissent comme les parties d’un macro-organisme formé de l’action coordonnée de plusieurs organismes, ou plus directement, comme une colonie de cellules qui forme un seul organisme, une identification qui n’est surement pas sans rapport avec la proximité génétique entre les membres d’une espèce, voire entre les vivants en général.

Qui se ressemble s’assemble. Nous pouvons certes nous imiter consciemment et stratégiquement pour nous ressembler un peu plus les uns aux autres et nous faire apprécier, ce qui constitue une technique de persuasion chez les commerciaux. 338 Or, il faut savoir que l’imitation en tant qu’élément de la coordination interpersonnelle fonctionne inconsciemment, de la même manière que les motivations inconscientes que nous avons vues dans le chapitre précédent. Tout comme la synchronie interactionnelle, l’imitation est beaucoup plus omniprésente qu’on ne le pense.

L’imitation est déjà innée chez l’homme. C’est ce qu’ont montré les recherches initiales sur les nouveaux-nés de Meltzoff et collaborateurs dans les années ‘70 et ‘80, qui ont d’ailleurs été largement répliquées depuis. Des nouveaux-nés âgés entre seulement 42 minutes et 72 heures imitent déjà avec succès les visages des adultes. Des nourrissons âgés entre 12 et 21 jours peuvent imiter quatre types de gestes des adultes : protusion des lèvres, ouverture de la bouche, protusion de la langue, mouvement des doigts. De plus, ils les imitent avec précision, en n’avançant lors de l’avancement des lèvres que les lèvres et non pas la langue. Ils accomplissent ce comportement en bougeant d’abord la partie du corps en question (par exemple la langue), en l’isolant, avant de faire tout le mouvement avec cette partie (le quoi avant le comment). Les auteurs appellent cela l’identification de l’organe. Un schéma corporel primitif semble être en œuvre : il permet aux nourrissons d’unifier les actes vus des autres avec les propres actes sentis. Les nouveaux-nés peuvent voir les visages des adultes, mais pas les leurs ; ils peuvent sentir leurs visages bouger, mais n’ont pas accès aux sensations de mouvement des visages des autres. La clé est un mécanisme par lequel les nouveaux-nés connectent les propres mouvements sentis mais non vus aux mouvements vus mais non sentis des autres. L’imitation infantile procure des preuves nettes pour le lien inné entre perception et action chez les hommes, ce qui suggère des représentations neuronales partagées : des neurones miroirs actifs dès la naissance.339

L’imitation inconsciente traverse les comportements sociaux tout au long de la vie. Elle est comme une base secrète de l’entente. Les preuves expérimentales de l’incroyable présence de l’imitation dans les conversations et dans l’interaction humaine en général s’accumulent aujourd’hui. Kendon a trouvé que l’auditeur imite 336 Condon (1981 : 56-59) 337 Schopenhauer (1818) 338 Cialdini (1984) 339 Meltzoff et Decety (2003)

souvent le locuteur, surtout au début et à la fin des énoncés. Si A se tourne un peu vers B, alors B fait de même, A hoche la tête et B fait de même, A sourit et B sourit aussi. Cette correspondance des réponses est un aspect commun de l’interaction humaine. Si A fait de longs énoncés ou des blagues ou pose des questions, B est amené à faire de même, et ainsi de suite. C’est de l’imitation automatique et non réfléchie.340

Cette imitation inconsciente est souvent appelée l’effet caméléon. Elle sert de « colle sociale » entre les individus. Lakin et collaborateurs font passer en revue plusieurs expériences qui nous donnent un aperçu de l’ampleur du phénomène. Nous imitons par exemple inconsciemment les accents et les débits et rythmes de parole de nos interlocuteurs. Nous répondons à une question avec une forme syntaxique qui correspond à celle de la question. Nous imitons les expressions faciales des autres. Vers 9 mois, les enfants imitent déjà des expressions émotionnelles complexes, comme la joie, la tristesse et la colère. L’imitation de ces expressions peut résulter dans le ressenti des sentiments correspondants. Quand nous entendons ou voyons d’autres en train de rire, nous avons tendance à rire davantage aussi, et quand nous écoutons quelqu’un de joyeux ou de triste, nous avons tendance à imiter la tonalité de sa voix et à adopter son humeur. Des étudiants dans une petite salle de classe adoptent inconsciemment les mêmes postures que leur enseignant ou leurs camarades et des conseillers imitent inconsciemment les comportements de leurs clients. On observe aussi des individus qui imitent des mouvements idiosyncrasiques dans des situations quotidiennes, comme par exemple tressaillir en voyant l’injure d’un autre ou se baisser vivement quand un autre le fait. Des expériences de Chartrand et Bargh montrent que les gens imitent les manières d’inconnus : ils secouent davantage le pied quand ils sont avec quelqu’un qui secoue davantage le pied et se frottent davantage le visage quand ils sont avec quelqu’un qui se frotte davantage le visage – et ne s’en rendent pas compte.341

Lakin et collaborateurs considèrent que le mimétisme inconscient d’autrui, cet effet caméléon, a probablement joué un rôle important dans l’évolution de l’homme, favorisant l’affiliation et une vie sociale harmonieuse. En nos termes, il ne s’agit de rien d’autre que d’adopter le langage corporel de la volonté d’autrui et de s’y identifier. La volonté corporelle se branche inconsciemment sur le comportement d’autrui, comme si elle voulait lui ressembler. C’est une volonté inconsciente d’imiter l’autre, une propension naturelle, autovolontaire. Elle est sous l’influence sociale la plus immédiate : le comportement d’autrui fait qu’un individu veut automatiquement la même chose ou de la même manière. Il veut au moins être en partie le même genre de volonté, en ce que sa volonté reflète ou fait résonner automatiquement le même mouvement émotionnel que celle d’’autrui. Nous retrouvons à nouveau une identité de plusieurs volontés, comme si elles devenaient une seule. Chartrand et Bargh ont aussi prouvé expérimentalement que la simple perception du comportement d’autrui accroît déjà la tendance à adopter le même comportement et que des individus plus enclins à l’empathie que d’autres exhibent davantage cet effet caméléon.342

Face à toute cette communication corporelle inconsciente, faite de liens directs entre perception et action, de synchronisation et d’imitation, il est à nouveau nécessaire de

340 Argyle (1975)

341

Lakin et al. (2003)

revenir sur les mots de Bateson : « Il est à nouveau nécessaire d’insister sur le caractère inconscient de presque toute communication. Nous ignorons à peu près tout des processus par lesquels nous fabriquons nos messages, et des processus par lesquels nous comprenons les messages des autres et y répondons. Nous n’avons pas non plus conscience d’ordinaire de bien des caractéristiques et composants des messages eux-mêmes. Nous ne remarquons pas à quels moments nous tirons sur notre cigarette, clignons des yeux ou haussons nos sourcils. Mais le fait que nous ne prêtions pas attention à ces détails de l’interaction n’implique pas qu’ils soient sans conséquence sur le cours de la relation. Nous sommes pour l’essentiel inconscients des conventions passagères que nous passons sur la façon dont les messages doivent être compris ; de même sommes-nous inconscients du dialogue continu qui porte sur ces conventions. »343

A l’évidence, une métaphore du type « ordinateur qui réfléchit » ne peut pas tenir la route pour représenter la brièveté, l’émotionnalité et le peu de conscience des processus impliqués dans nos vives interactions sociales, qui requièrent une coordination interpersonnelle complexe de leurs participants sans qu’ils aient le temps de « computer ». En réalité, c’est presque comme si les cerveaux des autres innervaient directement nos muscles – et nous les leurs en retour. C’est aussi bête et simple que cela. Et pourtant, ce n’est pas bête à proprement parler : ce fonctionnement implicite est pratique et assure efficacement ce que notre réflexion ne saurait à temps égaler. C’est l’action la plus immédiate d’une volonté sur une autre.

On se doutait depuis longtemps que ce n’est pas l’innovation, mais l’imitation qui est la règle dans la vie sociale. Nous pouvons reconsidérer les lois de l’imitation de Tarde, qui avait bien pressenti la chose, à savoir : nous nous imitions infiniment plus que nous n’innovons. Tarde accentuait de plus l’aspect hypnotisé de l’imitation, en disant que la société c’est l’imitation, et l’imitation c’est une sorte de somnambulisme. Un somnambule pousse l’imitation de son médium jusqu’à devenir un médium lui-même. Puis il magnétise un tiers, lequel à son tour l’imitera, et ainsi de suite, donnant une toute une cascade de magnétisations successives. N’est-ce pas cela la vie sociale, dit-il.344 Les gens se copient les uns les autres, ce qui a au moins l’avantage qu’ils se ressemblent et peuvent s’affilier facilement. Comment feraient-ils, s’ils devaient à chaque fois réfléchir, trouver un raisonnement original et essayer de le faire comprendre aux autres ? Ce serait, je pense, le dilemme du constructiviste.

En réalité, la communication n’a à l’origine pas besoin de conscience pour fonctionner. On communique sans savoir comment ni pourquoi et on le fait pourtant d’une manière fonctionnelle remarquable. Ce n’est qu’ultérieurement que les processus et les raisons de la communication deviennent en partie conscients. La communication consciente apparaît d’abord comme un commentaire conscient sur une interaction qui est déjà en route depuis longtemps, comme la décision consciente qui apparaît d’abord comme le commentaire d’un acte volontaire qui s’est déjà préparé avant cette décision consciente. Cette conscience de l’acte permet par la suite de le modifier, et ce n’est que cette modification qui constitue à la fois la volonté et la communication du type intentionnel conscient. En deçà, l’essentiel est déjà là et fonctionne miraculeusement de façon autovolontaire.

343

Winkin (Dir.) (1981 : 132-134)