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L’action comme point de départ et d’arrivée de la communication

CHAPITRE III : LE LANGAGE DE LA VOLONTE

III.2. L’inscription corporelle de la communication

III.2.3. L’action comme point de départ et d’arrivée de la communication

Tout comportement est communication une fois qu’il est perçu. Ontogénétiquement et phylogénétiquement, la communication est corporelle avant d’être verbale. Quand nous communiquons verbalement, par la parole ou par l’écrit, nous restons toujours des corps qui émettent et perçoivent les messages, des messages qui ne seraient pas des messages sans nous. La communication interpersonnelle s’inscrit dans l’action : dès la naissance, elle est assurée par une synchronisation inconsciente du mouvement corporel des interactants, et elle sert tout au long de la vie à coordonner des actions plus concrètes, dans lesquelles replonge l’interaction. D’une part, la communication part de l’action du corps : elle est d’abord non-verbale et elle reste inscrite dans le corps sous forme de parole jusqu’aux derniers mots prononcés. D’autre part, la communication retourne vers l’action des corps vivants, qu’elle coordonne aussi longtemps que ces corps respirent.

De même que la volonté de vivre est déjà là avant que nous voulons consciencemment, de même la volonté de communiquer est déjà là avant que nous communiquons verbalement. L’être vivant veut naturellement communiquer. Déjà avant d’en avoir conscience, il émet et interprète autovolontairement des signes à travers l’action. Il suffit d’ailleurs de naître pour entrer dans la communication. Communiquer est à la fois un phénomène auquel nous sommes livrés dès que nous venons au monde et un mode d’action que nous exploitons en le faisant intentionnellement, finalement une activité sociale particulièrement développée dans notre espèce de laquelle nous jouissons. Une partie essentielle des comportements de communication est innée. Comme le dit Plutchik : si les jeunes enfants devaient apprendre comment attirer l’attention et le support de leurs parents et si ces derniers devaient apprendre comment le leur procurer, alors les chances de survie de l’espèce seraient minimes. Ces formes essentielles de communication doivent fonctionner dès la première fois.345

Comme le fait passer en revue Camaioni346, dès la naissance, les nourrissons sont réceptifs aux signes sociaux : ils regardent les visages des autres et imitent leurs expressions faciales. Ils ont une nette préférence pour le visage, la voix et l’odeur de leur mère. Ils sont déjà socialement actifs : ils émettent des signaux dès qu’ils viennent au monde. Leurs sourires, leurs cris et leurs expressions faciales affectent les autres et sont interprétés par les soignants comme des signes appropriés de plaisir et de joie et de peine et de inconfort – en termes de vouloir bien et de ne pas vouloir. Des études microanalytiques (dont celles de Stern, de Trevarthen) d’interactions en face-à-face entre les nourrissons et leurs mères ont montré qu’il y a un rythme, une synchronisation (harmonisation, co-régulation) et une coordination (alternance de vocalisations et de regards) des comportements de l’enfant et de la mère qui garantissent des épisodes dyadiques d’engagement mutuel, de communication affective ou d’intersubjectivité primaire.347

A partir de 5-6 mois, les enfants commencent à alterner leur regard entre un objet d’intérêt et une personne. Le centre d’attention de l’interaction sociale s’élargit sur les objets autour qu’il inclut. Les enfants regardent la réaction émotionnelle de leur mère par rapport à un objet nouveau pour réguler leur propre réaction par rapport à cet objet.

345 Plutchik, in Plutchik et Conte (Dirs.) (1998 : 20)

346

Camaioni (1997)

C’est ici qu’apparaît l’attention conjointe à un même objet : l’ « orientation coordonnée entre personne et objet », des séquences triadiques. Entre 8 et 13 mois, l’enfant fait des progrès considérables en matière de communication. A travers l’interaction avec sa mère, il parvient progressivement à construire par lui-même l’espace d’attention conjointe, qui est le prérequis de la communication directe intentionnelle.

A 8 mois, l’enfant suit la direction du regard (et du pointage du doigt) d’une autre personne quand cette orientation du regard, accompagnée d’un tournement de la tête, change. A cet âge, il ne suit un point et ne regarde un objet seulement quand cet objet visé se trouve dans le même champ visuel que la main de la mère, tandis qu’à 12 mois il devient capable d’utiliser la direction du regard de l’adulte pour retrouver des objets précis. Entre 10 et 13 mois, les enfants qui sont déjà capables de suivre le regard et le pointage du doigt de l’adulte commencent à utiliser des gestes pour diriger activement l’attention de l’adulte vers des objets. La capacité de l’enfant d’alterner le regard entre l’objet et le partenaire indique qu’il est conscient des effets que le signal va avoir sur le récepteur. L’enfant acquiert une communication gestuelle intentionnelle vers la fin de sa première année de vie. Il s’agit surtout du geste de pointage du doigt. On considère cette communication gestuelle comme la base de l’acquisition du langage verbal. Hewes et d’autres émettent l’hypothèse d’une l’origine gestuelle du langage verbal.

Vers un an, les enfants deviennent capables d’attribuer des intentions aux autres, de comprendre des buts, de distinguer entre ce que l’adulte sait et ne sait pas et entre ce qu’ils ont partagé en commun et ce qu’ils n’ont pas encore partagé, ce qu’attestent plusieurs recherches empiriques.348 Les éléments essentiels de la communication – compréhension des actes, des émotions et des intentions d’autrui, attention conjointe, expression émotionnelle et intentionnelle, et espace de significations partagées – sont déjà présents dans la communication corporelle : avant la deuxième année de vie, avant l’apprentissage d’une langue.

En considérant maintenant à quoi sert la communication, nous voyons que le point d’arrivé de la communication est le même que son point de départ : l’action. Le langage sert à agir. Nous n’entrons pas définitivement dans une noosphère en communiquant, mais seulement partiellement, selon le type de discours, l’envie particulière et les limites temporelles. Il arrive aussi que nous parlions juste pour jacter, mais en général, nous retournons vite aux actions concrètes, en négociant nos rapports interpersonnels, en parlant de ce que nous allons faire, en proposant des directives d’action, afin de fermer la parenthèse de la communication. Comme le dit Vernant, la plupart des buts de nos communications sont extra-communicationnels : ils visent des actions qui leur donnent sens.349 En nos termes, nous mettons notre cognition au service de notre volonté, pour satisfaire nos besoins de mammifères, et nous communiquons pour coordonner les activités qui permettent de les satisfaire.

La finalité générale de notre usage d’un langage, qu’il soit corporel ou verbal, n’est pas très différente de l’usage qu’en font les peuples primitifs et les animaux : il s’agit de coordonner l’action. Nous ne sommes que rarement des purs sujets de

348

Tomasello et al. (2007), Bruner (1983)

contemplation, mais nous avons tout le temps des finalités pratiques et des besoins qui nous poussent à agir. Malinowski a étudié le langage verbal chez les peuples primitifs, non-civilisés, chez lesquels il n’est jamais utilisé comme miroir de la pensée.350 Nous ne sommes pas très différents au fond. Voyez, chez eux, le langage fonctionne typiquement comme un lien dans une activité humaine concertée, comme une pièce de comportement humain. C’est ce que Malinowski appelle l’usage primitif du langage. Ce n’est au fond rien d’autre que la conception du langage qui sert d’abord à agir, comme on l’étudie en pragmatique. Il faut bien se rendre à l’évidence que c’est le côté animal et primitif de la communication, loin de la contemplation des œuvres d’art et de philosophie et de leurs langages représentationnels si exceptionnels. Avec un peu plus de complexité représentationnelle, nous faisons comme les autres animaux : nous coordonnons et visons des actions à travers la communication. Tiens, voici, par là, suivez la flèche. Le langage « dansé » des abeilles est tout à fait pragmatique, au point de ne pas avoir besoin d’être plus représentationnel : il leur sert quasi-parfaitement à donner les informations nécessaires, à proposer un cours d’action et à coordonner l’action.

Nous pouvons graduer l’interface de la communication, ce temps de latence entre les actions concrètes, en distinguant deux grands types de communication dans la contiguïté suivante : la communication qui accompagne et sert à coordonner l’action et la communication comme activité autonome. Cette dernière passe par des propositions d’action aux rapports interpersonnels qui les déterminent, jusqu’aux purs échanges d’information, qui servent à ajuster les motifs de ces rapports et propositions d’action. Les échanges d’information forment évidemment l’usage représentatif du langage, cette pointe de l’iceberg, un usage dans lequel il ne s’agit plus que de savoir et de discuter la véridicité, la justesse ou la pertinence des informations, pour replonger ensuite dans le concret, les rapports interpersonnels, les désirs charnels, et le cours d’action à suivre, qu’il s’agit à nouveau de coordonner au sein des activités concrètes, et ainsi de suite.

Durant notre ronde autour de l’inscription corporelle de la communication, nous avons vu apparaître vaguement le langage corporel de la volonté dans le mouvement des silhouettes en interaction. A vrai dire, nous n’en avons pas encore beaucoup parlé. Jusque-là, nous nous sommes contentés de le situer comme donné dans le fonctionnement implicite de la communication interpersonnelle. Il est resté dans la pénombre ; nous ne l’avons pas encore vu de près. Maintenant nous allons prendre nos projecteurs et jeter la lumière dessus : sur le comportement de l’émetteur. Nous allons voir comment le mouvement du corps et de la voix exprime la volonté, quels en sont les symptômes, et comment caractériser ce langage en termes d’actes de langage corporels. A partir de ces actes de langage corporels primaires, nous allons réfléchir les illocutions comme actes de langage verbaux, en ne manquant pas de remarquer où se trouve la force dans l’acte de langage…