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Un concept est une mise en relation d’idées. La conceptualisation est l’action par laquelle on vise à accomplir cette mise en relation. Le concept du langage de la volonté est très général : nous disons que la volonté est tout ce qui dynamise l’organisme et son expression comportementale est son langage. Pour que cette simplicité du concept soit pertinente au niveau de sa signification, il faut que toutes les idées desquelles ce concept est la mise en relation, toutes ses déclinaisons, concourent à cette même signification.

Le travail conceptuel est théorique. Il faut préciser qu’il ne consiste pas en la formulation d’une hypothèse de type si, alors, mais en un regroupement de points de vue théoriques, d’hypothèses et de faits, dont il exprime la relation : qu’est-ce qu’ils signifient dans leur ensemble, quel est le phénomène général qu’on peut identifier quand on relie leurs démonstrations, comment le nommer. Nous nous inspirons de concepts existants, proposés par d’autres auteurs, mais notre travail de conceptualisation n’est pas un travail sur auteurs. Il ne s’agit pas d’exposer en long et en large les points de vue de tels ou tels auteurs, de les comparer et de les critiquer, etc. Non : nous nous intéressons directement aux idées et nous allons suivre une piste pour l’aboutir, car il s’agit de répondre à une question sous forme d’un modèle. La conceptualisation, telle que je l’entends ici, c’est l’affirmation d’un point de vue. La trajectoire doit être la plus directe possible. – Pour mieux connaître les auteurs auxquels nous faisons référence, il faut les lire, parce qu’ils sont intéressants à lire.

On crée du nouveau en combinant des choses qui n’ont pas encore été combinées et on se retrouve toujours à un moment donné face à la feuille blanche. Or « pour peindre, il faut d’abord une toile blanche », comme le disait Confucius.22

Notre travail conceptuel a plusieurs facettes : scientifique, philosophique et artistique. Il est ainsi transdisciplinaire : les différentes facettes de la conceptualisation sont d’emblée mélangées. On peut les délimiter brièvement comme suit. On veut savoir quoi, comment et pourquoi. « Quoi » est la question proprement philosophique : qu’est-ce que le langage de la volonté. « Pourquoi » est une question philosophique, mi-scientifique. Cela dépend de quelles raisons on parle. Quand on parle des causes des phénomènes, on reste sur le terrain empirique. C’est le travail scientifique : l’étude des causes et des effets et des corrélations entre phénomènes, un regroupement de faits. Quand on parle des raisons de connaissance, on se détache du sol empirique et on survole ce terrain ; on se comporte alors en théoricien scientifique, ce qui est déjà philosophique : il s’agit d’interpréter les faits obtenus par l’empirisme. « Comment » est une question typiquement empirique, c’est-à-dire scientifique. L’articulation de ces trois questionnements et la manière d’y répondre par une conceptualisation structurée forment le travail artistique.

Le concept est exprimé sous forme d’un modèle structuré, qu’on peut ainsi appeler un modèle théorique ou une théorie générale. Le premier choix à faire quand on veut élaborer un modèle théorique, c’est le choix entre un modèle descriptif et un modèle

normatif ou prescriptif. Veut-on décrire l’homme tel qu’on le rencontre dans la réalité

(descriptif) ou veut-on le prescrire tel qu’on aimerait qu’il soit (prescriptif) ? Que veut-on construire ? De quelle manière veut-on tourner les choses en fabriquant le

modèle : de sorte à ce que cela reflète la réalité, telle que la science peut en rendre compte, ou de sorte à ce que cela ressemble à ce qu’on veuille voir, quitte à ne plus correspondre à la réalité, mais plutôt à une prescription ?

Nous optons pour un modèle descriptif : le concept du langage de la volonté se réfère à quelque chose qui existe : quelque chose de réel. Il faut peut-être brièvement dire ce que nous entendons par « réel », vu que ce mot peut prêter à confusions. Ce qui est réel est ce dont la science peut rendre compte. Cette réalité est quelque chose dont nous faisons subjectivement l’expérience, aussi en tant que scientifiques : un objet que tout sujet humain peut connaître à l’aide de l’investigation scientifique. Le monde objectif est relatif à notre façon de le voir : ce que nous voyons sous le microscope fait partie aussi de notre façon de le voir et ne peut pas être pris pour une connaissance absolue, détachée de la subjectivité. Il est au mieux l’objet de la subjectivité humaine entière : la part de la subjectivité que nous partageons en tant qu’êtres humains qui nous fait voir le même objet et nous permet d’en faire l’expérience et de le rendre intelligible. C’est en ce sens que les choses sont réelles pour nous. Quand un jugement qu’on porte sur un objet correspond à cette réalité, ce jugement est vrai.

Toute science se fonde sur quelque chose d’inconnu, quelque chose qui n’est donc pas conscient et qu’elle se propose d’interroger. La psychologie tourne le questionnement vers nos comportements et notre intériorité, c’est-à-dire vers nous-mêmes. Elle vise ainsi à savoir ce qui de nous-mêmes n’est pas conscient à nous-mêmes. C’est précisément ce qui nous est inconscient. Dans cette optique, la conscience est le projet de la psychologie. Son objet par contre est l’inconscient en un sens large du terme : ce que nous ne savons pas concernant nous-mêmes, ce que j’appellerai l’inconscient

épistémologique. Ainsi nous pouvons dire avec Bachelard : « Nous appelons les

esprits à la convergence en annonçant la nouvelle scientifique, en transmettant du même coup une pensée et une expérience, liant la pensée à l’expérimentation dans une vérification : le monde scientifique est donc notre vérification. Au-dessus du sujet, au-delà de l’objet immédiat, la science moderne se fonde sur le projet. Dans la pensée scientifique, la méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet. »23

L’étude de l’expression corporelle en termes de langage n’est pas tout à fait anodine. Il faut être prêt à se laisser translucider au pire des cas. Mais bon, en tant qu’adeptes de la psychologie, nous sommes à la fois curieux et courageux : nous voulons savoir ce qui de nous-mêmes n’est pas conscient à nous-mêmes. Voici par exemple le témoignage de Thierry Janssen, chirurgien devenu psychothérapeute, relatant sa première confrontation à un reichien, c’est-à-dire un psychanalyste qui utilise le décodage de Reich pour étudier le caractère à partir de l’expression corporelle. « La première fois que j’ai rencontré un praticien « initié » au décodage reichien, je me suis demandé à quel genre de sorcier j’avais affaire. En quelques minutes, l’homme avait percé mes secrets les plus intimes. La précision de son analyse était quasi chirurgicale. Et, de manière troublante, ses questions me faisaient prendre conscience de souffrances encore enfouies dans l’ombre de mon inconscient. Je lui ai demandé s’il se considérait comme un voyant. « Non, m’a-t-il répondu, je suis simplement un

psychothérapeute conscient que, bien avant les mots, le corps est un vecteur de langage. » »24

Nous nous basons surtout sur des données produites par l’expérimentation et l’observation scientifiques pour fortifier la base de notre concept. Les spécialisations scientifiques, que ce soit au niveau des méthodes ou des disciplines et sous-disciplines, sont importantes pour l’empirisme. Au niveau théorique, par contre, surtout si on veut proposer un modèle général, descriptif, il faut tenir compte des résultats et des théories issues de plusieurs disciplines et chercher les convergences.

Une recherche véritablement pluridisciplinaire est constamment articulée autour d’un

thème, un thème duquel on fera le centre de l’investigation et qu’on ne perdra pas de

vue, qu’on essayera d’élucider par tous les moyens possibles, et peu importe les disciplines qu’on traversera pour ce faire. Prenons par exemple le thème de la communication. Pour étudier la communication d’une façon interdisciplinaire, on commencera par exemple par la communication chimique en biologie moléculaire, la communication animale en éthologie et on viendra à la communication non-verbale chez les hommes, on étudiera la communication verbale en linguistique et en pragmatique, la communication en psychanalyse, en psychologie du développement, en psychologie sociale, en sciences de l’information et de la communication, etc. A partir d’un moment on ne tient même plus compte des disciplines et de leurs noms : on ne fait que poursuivre l’investigation, on cherche à répondre à une question.

Pour rendre notre concept perméable à une étude complète de la communication, nous devons prendre en compte toutes ses modalités. Comme l’a mis au point Birdwhistell : « Toute analyse du discours, toute analyse de la conversation, toute analyse de la communication ou toute analyse de l’interaction qui ne s’attacherait qu’à une modalité – lexicale, linguistique ou kinésique –, doit s’attendre à souffrir (ou à être tenue pour responsable) de la présupposition que les autres modalités se maintiennent en état stable ou sans conséquence. »25

Car la réalité humaine se moque des différentes disciplines et sous-disciplines de sciences humaines, qui l’approchent chacune d’un point de vue seulement et qui délaissent les autres points de vue. Elle s’en moque : elle prend son cours inlassablement, en étant dans son intégralité à la fois composée d’activités cellulaires du corps, de comportements observables, de langues naturelles, d’émotion, de cognition, de vécu subjectif, de structures sociales, etc. Ceci veut dire qu’elle est à la fois composée des objets de recherche de la biologie, de la psychologie comportementale, de la linguistique, de l’éthologie, de la psychologie cognitive, de la psychanalyse, de la sociologie, etc. – et qu’elle se moque royalement des incompatibilités apparentes de ces disciplines entre elles. Car dans le réel, tous ces phénomènes coexistent et s’articulent miraculeusement.

Le travail scientifique de notre conceptualisation consiste en l’argumentation basée sur des preuves empiriques. Nous essayons de trouver les convergences entre les données issues de plusieurs disciplines (biologie de l’évolution, neurosciences affectives et volitives, psychologie sociale de la motivation, psychologie des

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Janssen (2006 : 164-165)

émotions…) Car nous avons un même thème : le langage de la volonté, qui se rapporte à un même phénomène observable. Nous allons faire passer en revue une quantité de littérature empirique assez diverse. Mais ce n’est pas un travail de synthèse. Les recherches évoquées résultent évidemment d’un choix. Il n’aurait déjà pas été possible de tout connaître et il ne s’agit pas non plus de faire connaître des courants de recherches entiers, mais de montrer la convergence de plusieurs données issues de disciplines différentes.

Il faut aussi distinguer les preuves des interprétations théoriques qui leur sont associées. Elles en sont souvent proches, certes, mais il faut aussi considérer qu’elles puissent prouver autre chose. Comme nous l’avons dit : une conceptualisation pluridisciplinaire générale ne reste pas figée dans les points de vue théoriques d’une ou d’une autre discipline particulière. Elle cherche plutôt à les mettre en rapport. Elle cherche à montrer comment des données produites par des méthodes différentes, de disciplines scientifiques différentes, démontrent le même phénomène.

Le travail philosophique de notre conceptualisation consiste en grande partie en un travail de définition : qu’est-ce qui est quoi. Qu’est-ce qu’on entend par les termes de volonté corporelle et de langage de la volonté, quels en sont les différents aspects et déclinaisons, qu’est-ce qu’il faut associer, qu’est-ce qu’il faut distinguer. Dans une conceptualisation générale, on cherche à relever un invariant. Identifier l’identique dans la diversité et la diversité dans ce qui se ressemble. Notre concept général est celui de volonté : c’est avec ce terme que nous désignons une chose que nous considérons comme l’invariant, un objet permanent, quelque chose qui définit l’homme.

Une règle importante de la conceptualisation est de ne jamais penser qu’avec des notions abstraites, mais de garder présent à l’esprit les choses auxquelles elles se réfèrent. Nous parlons du mouvement et nous pensons en termes de mouvement. C’est ainsi qu’on échappe au piège de ne pas savoir identifier le même phénomène quand des auteurs différents utilisent des notions différentes pour le désigner. Par exemple, les Anciens appelaient les émotions les passions, d’autres utilisent la notion d’affect, mais ils parlent de la même chose. Si on reste collé aux termes qu’utilisent les uns et les autres, comme si chacun parlait de son extraterrestre à lui, et si on ne va pas au-delà de ces termes, on n’accède pas au phénomène désigné et on ne fait que de la phraséologie.

Le travail philosophique de terminologie consiste d’une part en un travail de traduction et d’autre part en un travail de définition de notions générales. Le travail de

traduction est similaire à celui d’un traducteur ou d’un interprète. La traduction

s’opère à plusieurs niveaux : traduction des notions utilisées par les autres chercheurs en notions de notre conceptualisation, traduction du jargon d’une discipline de sorte à ce qu’il soit compréhensible pour le spécialiste d’une autre, traduction verbale des phénomènes non-verbaux observés, interprétation des résultats empiriques dans le cadre de notre modèle.

Le travail terminologique de définition consiste autant à utiliser des définitions existantes, notamment celles des verbes que nous utilisons pour désigner les actes de langage, qu’à proposer des notions générales. Les notions clés se trouvent élargies au niveau de leur signification. Ce sont dans notre cas notamment les notions de volonté,

d’émotion et de langage, à travers lesquelles nous désignons des choses plus générales qu’on ne désigne à travers leurs sens restreints.

On s’achemine ainsi vers la partie du travail philosophique, qu’on pourrait aussi dire de théorisation scientifique, qu’est la modélisation : la constitution de catégories à partir des notions traduites et conçues qui désignent des données observables. Le classement est essentiel à toute activité scientifique. Nous utilisons une méthode de la philosophie du langage qu’on peut qualifier d’analytique pour établir des catégories d’actes de langage en fonction de leur sémantique.

Le travail artistique de la conceptualisation consiste en la composition de l’ensemble des éléments considérés en un concept cohérent, dans lequel toutes les parties sont censées se répondre. A l’image du processus de l’embryogenèse, la forme et le fond sont indissociables dans la création artistique. C’est à la fois un travail de forme et de fond, réalisé dans un dialogue intime entre la structure et le sens. Je compare ce travail à la peinture, bien qu’on puisse aussi le comparer à un autre art, comme par exemple l’art théâtral ou la musique.

En tout cas, il ne faut pas penser à quelque chose de vague quand on entend « travail artistique ». Nous ne parlons pas de gribouillis ou de tâches de couleurs qui ne représentent rien, mais de choses très précises. Pensez aux fresques de Michel-Ange ou regardez un tableau de David ou de Lorrain. C’est ce qu’on peut appeler une « peinture pluridisciplinaire » : le travail artistique consiste en la tentative de composer l’ensemble du concept de façon organique et harmonieuse, à la manière d’une peinture réaliste, qui se présente comme une structuration détaillée en termes de couleurs, de lumière, d’ombre et de perspective, pour représenter le phénomène qu’elle veut montrer dans un ensemble qui fait sens.

Cette « peinture » du concept exige une mise en forme adéquate, étroitement reliée à son fond. On cherche à dessiner chaque partie en son endroit, afin de faire ressortir dans l’ensemble la signification du phénomène exposé. De même que le dessinateur d’un personnage cherche à le faire ressembler au personnage réel qu’il prend comme modèle, de même nous essayons de faire ressembler notre modèle descriptif à la réalité du phénomène duquel nous voulons rendre compte en l’appelant le langage de la volonté. Dans cette peinture abstraitement réalisée par l’écriture, l’approche est la perspective, les différentes disciplines sont les pinceaux, les idées desquelles le concept est tissé sont les couleurs, les questions sont les ombres et les réponses sont les lumières.

L’écriture, à la différence de la peinture, ne permet pas de tout dire en une seule page ; elle expose le concept successivement d’une page à l’autre. La succession des chapitres, dans lesquels nous exposerons tour à tour les différents aspects du concept du langage de la volonté sont analogues aux différentes étapes du dessin d’un personnage. Ce sont les déclinaisons d’un même concept : la volonté corporelle et son langage. On commence d’abord par dessiner les contours, c’est-à-dire on présente d’abord les aspects les plus généraux : la distinction entre volonté et cognition. On continue par une coloration générale qui s’étend sur tout le personnage : on parlera des aspects communs de la volonté du vivant. Puis on dessinera plus finement les différents aspects du phénomène, différents aspects de la volonté humaine. Puis on va colorer les différentes parties, mais toujours en fonction de l’importance qu’ils

prennent pour notre propos. Les parties ne comprennent pas toutes des sous-catégories : on cherchera à ne dessiner plus finement que ce qui est nécessaire pour la compréhension de l’ensemble. La partie la plus importante est l’expression corporelle de la volonté, dont la coloration sera la plus nette, avec davantage de distinctions, un peu comme si on mettait en évidence le visage d’un personnage comme la partie la plus claire et la plus précise dans un tableau clair-obscur.

C’est finalement le sujet de la thèse, le langage de la volonté, qui sera abordé par une approche artistique en plus de son approche scientifique : peinture de l’expression corporelle, mise en scène du langage, penser le mouvement comme une mélodie ou une danse. L’intérêt d’une double approche artistique et scientifique est d’ailleurs bien souligné par Laban en ce qui concerne l’étude du mouvement : « Il est évident que, pour l’artiste, le processus d’observation et d’analyse du mouvement diffère en plusieurs points de celui de l’homme de science. Mais une synthèse des observations scientifiques et artistiques du mouvement est fortement souhaitable, sans quoi la recherche de l’artiste risque de devenir aussi spécialisée dans une direction que celle de l’homme de science, dans l’autre. Un tout bien équilibré ne peut être créé que si l’homme de science apprend de l’artiste comment acquérir la sensibilité nécessaire à la signification du mouvement et que si l’artiste apprend de l’homme de science comment mettre de l’ordre dans sa perception intuitive de la connaissance du mouvement. »26