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CHAPITRE II : LA VOLONTE CORPORELLE

II. 2. La volonté de vivre du corps

II.2.3. Besoins et envies : vouloir toujours

A quel point notre volonté corporelle nous définit se voit dans le fait que nous sommes constamment en train de vouloir. A peine avons-nous satisfait un besoin, aussitôt nous voulons satisfaire le suivant, puis, quand une nouvelle envie nous prend, nous voulons, de même, la satisfaire, et quand reviennent les besoins précédemment satisfaits, nous voulons de nouveau les satisfaire, et ainsi de suite, incessamment, d’un jour à l’autre, de la naissance jusqu’à la mort. Quelque soit la diversité de nos parcours, ce qui met en mouvement chacun d’entre nous, c’est cette tendance intimement prise au sérieux qui consiste à vouloir satisfaire ses besoins et ses envies : c’est cela, la volonté. Il en va ainsi dans les grandes comme dans les petites affaires, avec ou sans effort, tant que nous pouvons, sans pouvoir nous en empêcher et sans jamais nous arrêter.

Avec un peu de recul nous voyons qu’entre nos satisfactions et frustrations, le fait de vouloir forme d’un instant à l’autre le fil rouge de notre vie, comme le cœur qui bat en permanence. Nous voulons toujours : notre volonté nous définit. Vouloir s’alimenter tous les jours, besoin continu de vie sociale, poursuite des plaisirs et des richesses, persévération dans les projets, soif du pouvoir et des honneurs – luxure, ivrognerie, avarice, cupidité, concupiscence, convoitise, etc. Notre volonté est insatiable. Ce fut le constat de Schopenhauer, remarquant que « Zwischen Wollen und Erreichen fliesst nun durchaus jedes Menschenleben fort »102, et c’est aussi ce que résument le fameux dicton populaire « l’homme n’est jamais satisfait, il veut toujours plus », la formule correspondante de Maslow « Man is a perpetually wanting animal »103 et la maxime suivante de Rochefoucauld : « Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre. »104 On peut conclure avec Pascal : « Description de l’homme : dépendance, désir d’indépendance, besoin. »105

Nous voulons toujours : il est étonnant que cette évidence, qui s’impose à tout un chacun une fois qu’il y pense, n’ait pas suscité davantage de curiosité et n’ait pas donné lieu à davantage de conceptualisations en psychologie. Peut-être qu’on a trouvé trop sous-entendu le fait qu’on est tout le temps en train de vouloir pour en faire grand cas. Ce n’est pourtant pas un argument pour ne pas en tenir compte plus que cela, une fois qu’on estime que rien n’est sous-entendu pour la science.

D’un point de vue extérieur, il paraît même étrange que nous fonctionnons de cette manière. Pourquoi donc vouloir tout le temps ? En quoi est-ce rationnel de ne pouvoir

101 Schopenhauer (1818 : 158). Traduction : L’action du corps propre n’est rien d’autre que l’objectivation de l’acte de volonté, son entrée dans la représentation.

102 Schopenhauer (1818 : 430). Traduction : Entre vouloir et atteindre s’écoule toute vie humaine.

103 Maslow (1943 : 370). Traduction : L’homme est un animal perpétuellement voulant.

104

Rochefoucauld (1678 : 46)

s’empêcher de vouloir satisfaire des besoins et des envies tout le temps, au point d’en créer des nouveaux, et de poursuivre le plaisir sans jamais s’arrêter, tout cela sans l’avoir choisi ? – Parce que cela n’a pas besoin d’être rationnel. Parce que notre corps veut vivre et que nous sommes ce corps. Parce qu’il nous pousse à satisfaire les besoins de ses milliards de cellules.

C’est notre corps qui nous pousse à vivre et à nous reproduire, à survivre et à chercher le bien-être. C’est pour cette raison que nous faisons des choix, prenons des décisions et poursuivons des buts sans nous arrêter. Nous nous cramponnons à la préservation de notre corps par une volonté naturelle, parce qu’il se confond avec notre existence. Schopenhauer notait que chacun protège sa vie et s’en soucie vraiment comme d’un bail précieux qui lui aurait été confié, avec la lourde responsabilité de s’en occuper, ce qu’il fait aussi quand cette vie est une misère entière.106

C’est un fonctionnement en général tellement prévisible : peu de gens apprécieraient de se faire découper en morceaux ; ils cherchent au contraire à repousser la mort, ne veulent pas être lésés, ne veulent pas souffrir et veulent respirer.

On ne veut pas dans le vide, comme on n’agit pas dans le vide. La volonté n’est pas une faculté abstraite : son action n’est pas juste un processus ayant une certaine forme. Elle a un contenu et des organes, elle est volonté de quelque chose, quelque chose qui permet de vivre, de survivre et de mieux vivre. Tout ne tourne qu’autour de la vie chez nous. La volonté est ancrée dans le concret et son action dans l’éternel retour des besoins concrets. A l’évidence, comme le dit Berthoz : « On ne peut pas fonder une théorie de la décision sur l’hypothèse d’un sujet évoluant dans un monde neutre. Le cerveau de l’homme, comme celui de l’animal, entretient avec les objets extérieurs des relations différentes selon qu’ils sont susceptibles de l’aider à survivre ou de lui nuire, qu’ils sont source de récompense ou de punition, de satisfaction ou de peine. Le monde contient des individus vivants, proies ou prédateurs, partenaires ou compétiteurs, par qui peut arriver soit le bonheur, soit le malheur. »107

Les besoins de l’homme sont principalement ceux des mammifères. Quand on dépouille un peu notre fonctionnement, on voit que l’essentiel tient à la satisfaction de ces besoins. Nous connaissons le discours conventionnel de la volonté, mais nous connaissons aussi la rationalité particulière des êtres humains. On fait un effort de la volonté pour « lutter contre » ses pulsions animales et bas instincts – dit le mammifère humain. Peu après on le voit, mine de rien, en train suivre instinctivement une de ces pulsions pour satisfaire précisément un besoin de mammifère. Maintenant il dit qu’il y tient. Ce serait même plus important que tout : il va par exemple chercher ses enfants ou manger quelque chose. – Ce n’est d’ailleurs pas insolent de considérer l’homme comme un animal. Il est un animal. Comme le dit Morris, l’être humain est évidemment un animal extraordinaire, mais les autres espèces sont extraordinaires aussi à leur manière. Comme il le suggère, on ne peut que mieux comprendre l’homme si on sait se tenir à cette attitude basique d’humilité évolutionniste.108

Les comportements qui distinguent en grande partie les mammifères des reptiles sont : le soin prolongé de la progéniture, le cri de détresse-séparation du nouveau né et la communication audiovocale pour maintenir le contact entre mère et enfant, puis entre

106 Schopenhauer (1844 : 463-464)

107

Berthoz (2003 : 43)

membres d’un groupe, et le jeu, les activités ludiques.109

Prenez n’importe qu’elle mère mammifère avec ses petits, que ce soient des hérissons, des cochons, des tigres ou des écureuils, vous comprenez immédiatement ce qui se passe, parce que cela se confond avec le fond de votre être.

Ce qui distingue l’homme des autres animaux, ce ne sont pas tellement les types de besoins, d’instincts et de comportements. Voyez tout ce qui se cumule déjà chez le mammifère : activité, exploration, sécurité physique, hygiène, température, croissance, respiration, alimentation, excrétion, régénération, sommeil, sexualité, enfantement, parenté, attachement, affiliation, organisation hiérarchique, territoire, jeu. Ce sont les mêmes besoins essentiels que nous essayons de satisfaire en permanence – et ce sont aussi nos envies. Il suffit d’empêcher quelqu’un de les satisfaire pour voir ce qui va se passer. Nous sommes des êtres de nature et notre culture prolonge cette nature. Nous n’avons pas non plus inventé la vie sociale. Des êtres beaucoup plus simples comme les insectes sont déjà plus sociaux et collectivistes que nous.

Ce qui distingue l’homme des autres animaux, par contre, est la manière de satisfaire ces besoins. Ses activités incroyablement diverses, caractérisées par sa technologie au sens large du terme et son progrès technique continu, ainsi que ses remarquables pratiques discursives sont tellement différentes et tellement évoluées, qu’on croirait des fois qu’il serait vraiment autre chose qu’un animal. Mais si on regarde bien, les besoins et les envies qu’il essaye ainsi de satisfaire, avec tant de raffinerie, de finesse et aussi de détours, sont en grande partie les mêmes que ceux des autres mammifères – et il y tient plus que tout.

Il faut savoir identifier l’identique dans la diversité et ensuite, ce qui est plus difficile, le garder présent à l’esprit. Schopenhauer nous montre l’exemple à travers toute son œuvre. Il ne perdait jamais de vue l’essentiel de notre fonctionnement, à savoir la satisfaction des besoins vitaux. Il ne confondait jamais le fond avec la forme. Car la plupart de nos activités sont des formes évoluées des mêmes types d’activités

fondamentales qui caractérisent les mammifères, impulsées pour satisfaire les mêmes

besoins. Que sont tous ces restaurants d’autre que les diverses manières de satisfaire un besoin essentiel, déjà propre aux unicellulaires, évolutivement gonflé jusqu’à la gourmandise ? Que sont les gouvernements d’autre que des formes évoluées de maîtrise du territoire ? Nos institutions et entreprises sont les prolongements socio-culturels de la biorégulation. Les hôpitaux représentent le besoin de guérison et de régénération, la restauration le besoin de s’alimenter, les forces de l’ordre la sécurité, les boîtes de nuit et les maisons closes l’envie sexuelle, les institutions politiques l’aspiration de dominer et d’établir, de maintenir un fonctionnement hiérarchique ou de le remplacer par un autre, les forces armées le besoin de se défendre, sinon celui d’envahir, et ainsi de suite. Nos activités sociales de loisir, sportives ou autrement ludiques ou humoristiques, sont des formes évoluées du jeu, comportement-type du mammifère, bien que certaines pratiques artistiques et virtuoses le dépassent.

L’ironie de l’histoire, c’est que les instincts et besoins typiquement « animaux » sont encore plus développés chez nous que chez eux. Comme si l’homme était encore plus animal que l’animal. Car aucun animal n’a assez de besoins et de pulsions, ni les moyens, pour remplir la planète entière d’organisations qui n’ont d’autre but que de

chercher à les assouvir, au point qu’on a l’impression que le monde n’est pas assez. Mais nous ne nous rendons pas toujours compte qu’il en est ainsi, parce que les mêmes instincts changent de forme et que les gens s’attachent souvent aux formes et croient voir du nouveau dans le fond, alors qu’il n’y en a pas. Une autre raison est que nos comportements sont intentionnels et souvent prémédités, et, en outre, bien plus variés et civilisés que ceux des autres animaux. On cache le chimpanzé et on essaye de ne pas grogner comme un cochon. Manger avec des couverts est aussi un moyen de faire semblant de ne pas être un animal, mais il suffit de peu pour le voir sortir. Les volontés, besoins et envies, sont en grande partie les mêmes.

Ce qui nous distingue des autres animaux, c’est que nous sommes des animaux particulièrement intentionnels. Ce que les animaux font par instinct ou par intention, mais sans grande planification, nous le planifions, si possible du début jusqu’à à la fin, et nous le mettons en œuvre décidément suite à une délibération consciente et nous sommes pleinement conscients de faire ce que nous avons planifié. Ce que nous faisons ainsi est par contre souvent la même chose que ce que font les autres animaux, mais de façon bien plus amplifiée et projetée dans la durée. Nous planifions en quelque sorte notre animalité. Nous l’augmentons, en guerre comme en amour.

D’une part, cette rationalité de la conduite n’est pas là parce qu’il n’y aurait pas d’instincts : ils sont là, hérités souvent de loin. Elle les prend, les guide et les développe encore davantage. D’autre part, « la raison » n’est pas non plus obligatoirement « le » garant de la paix. Elle fabrique aussi des armes pour les utiliser. Ensuite, les aspects proprement humains de notre fonctionnement, rationalité et contexte socioculturel et idéologique, peuvent causer des dégâts, comme lors des guerres. La partie animale de notre volonté de dominer n’en serait pas capable toute seule. Aucun requin, aucun lion et aucun gorille ne sauraient déployer une telle violence ; cela les dépasse complètement. Leurs combats territoriaux ne sont que des règlements de comptes entre bandes comparés à nos véritables guerres. Nous sommes bien plus évolués qu’eux, quoique pas toujours à notre avantage.

Une autre chose qui nous distingue tient à notre volonté de connaître. D’abord un besoin d’exploration, commun dans le monde animal, le besoin cognitif et d’information se diversifie chez nous pour donner des nouveaux besoins, spécifiques à notre bien-être, tenant aux intuitions et raisonnements de notre cognition, comme le lecteur intéressé le remarque : la recherche, la littérature, les arts, les mathématiques, les besoins esthétiques, les besoins métaphysiques et spirituels. Il peut s’agir de loisirs par pur besoin de connaître, de croyances existentielles, ou de travail salarié intellectuel, visant dans ce cas en même temps la survie.

Ces besoins nous caractérisent et nous distinguent des autres mammifères, mais ne nous définissent pas aussi essentiellement qu’on le dit souvent. On s’adonne plutôt exceptionnellement au pur besoin de connaître – quand on a la chance de pouvoir le faire, comme nous ici et maintenant. C’est dans ces moments qu’on devient même ce pur sujet de contemplation que dépeint Schopenhauer. 110 La plupart du temps, par contre, on cherche à connaître pour des fins plus pratiques : on remet la cognition au service de la volonté et on veut assouvir, de façon certes complexifiée, à nouveau ses

110 Schopenhauer (1818). La deuxième considération sur le monde comme représentation développe l’idée du pur sujet de contemplation dans la perception des arts, de la poésie et de la musique : une partie à recommander vivement aux artistes.

besoins plus concrets de mammifère (alimentation, territoire, sécurité, jeu, attachement, etc.) Il suffit que vous évoquiez la formidable triple synthèse de Kant111 lors d’un dîner, pour que les gens vous fassent comprendre qu’ils sont des mammifères avant d’être des philosophes : ils vous répondent « écoutez, nous sommes en train de manger. » Il faut remarquer aussi que les gens ne sont pas tous des chercheurs et n’ont pas tous envie de l’être non plus.

Des besoins sociaux comme la vanité, le snobisme, le luxe et le besoin de paraître semblent à nouveau plus spécifiques à la quête de bien-être des êtres humains et à leur cognition sociale évoluée. On cherche fréquemment à les assouvir en y accordant beaucoup d’importance, comme si on voulait tout le temps être plus que ce qu’on est (c’est aussi un aspect de l’insatiabilité de la volonté). Mais si on devait manquer d’air ou de nourriture, on les oublierait tout de suite. Il y a une phrase d’Héraclite qui est très percutante quant à ce propos. On laissera au lecteur le soin d’en évaluer les degrés de justesse : « Tous ceux qui se trouvent vivre sur terre sont bien éloignés de la vérité et de la justice : ils se soucient de leurs désirs insatiables et de leur soif d’honneurs, à cause de leur misérable démence. »112 Quand nous savons que notre survie est en jeu, plus rien d’autre ne compte. Nous mobilisons alors rapidement toutes nos ressources cognitives pour satisfaire nos besoins essentiels. Comme le dit Schopenhauer, toujours de façon si prosaïque, toujours pertinent sur ces points : c’est dans l’intérêt de la volonté que l’on pense.

Compte tenu de l’importance de la volonté de vivre et de ses besoins essentiels, il paraîtrait tellement creux maintenant de parler encore de la volonté comme d’une « faculté », comme si on ne savait plus pourquoi on veut et ne devait pas se rendre compte que le corps veut en permanence. C’est une conception erronée de la volonté de la limiter d’une part à un clic mental sans corps et sans émotion, une forme sans contenu, et de la « cognitiviser » d’autre part, comme si elle avait toujours autant de temps que Descartes pour se truffer de raisonnements articulés et de propositions explicites, jusqu’à apparaître aussi abstraite qu’un raisonnement sans cerveau, guidant des hommes fictifs sans besoins corporels, qu’on essayerait ainsi de sortir théoriquement et aprioristiquement de leur animalité, mais sans y parvenir en réalité, sans même l’assumer, sans même le vouloir vraiment.

Car dans notre appréhension tacite du comportement des hommes réels, nous ne nous laissons pas tromper sur ce qu’est la volonté en réalité. Quand nous voyons des mâles en rut sauter autour d’une princesse ou d’une prétendue telle, nous savons que là, il y

a de la volonté. Sans même nous en rendre compte, nous saisissons intuitivement les

thèses schopenhaueriennes : vouloir ne procède pas du raisonnement, la volonté est la partie animale de notre être, les réflexes et les comportements visiblement émotionnels de ces mâles expriment plus directement qu’autre chose leur volonté, une volonté qui culmine dans la pulsion sexuelle et qu’on appelle dès lors la volonté. Elle est comme un volcan, en éruption latente ou manifeste, d’abord instinctive, émotionnelle, puis s’augmentant de comportements intentionnels faits exprès.

111

Kant (1968)