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I.4. Prémisses théoriques

I.4.4. La théorie des actes de langage

Une théorie des actes de langage est essentielle pour la pragmatique : c’est dans une une telle que la volonté des interlocuteurs est placée au centre. On ramène les signes aux émetteurs qui les utilisent, à leurs volontés. Il faut savoir que la théorie des actes de langage, conçue par Austin et développée par Searle, est le creuset historique de la pragmatique, bien que ni l’un ni l’autre de ces deux grands philosophes du langage n’utilisaient la dénomination de pragmatique.

La théorie des actes de langage dit qu’un émetteur accomplit des actes en parlant : affirmer, demander, ordonner, supplier, se réjouir, menacer, promettre, s’excuser, agréer... L’unité minimale de la communication n’est ni la phrase, ni une autre expression, mais l’accomplissement de ces actes. En introduisant ce terme d’acte de

langage lors de ses conférences William James en 1955, Austin s’est opposé à la

tradition dans laquelle il a été éduqué, selon laquelle le langage servirait essentiellement à décrire la réalité. Il qualifie cette conception vériconditionnaliste de la fonction du langage péjorativement d’ « illusion descriptive » et propose une approche beaucoup plus opérationnaliste. Aussi quand on décrit le monde, ce qui constitue l’usage représentatif ou constatif du langage, un accomplit toujours un acte : l’acte de décrire notamment. Un émetteur accomplit trois types d’actes en parlant : 1) l’acte locutoire, accompli par le fait de dire quelque chose, indépendamment du sens communiqué, 2) l’acte illocutoire, accompli en disant quelque chose, qui revient à proprement parler à ce qu’on fait en disant, et 3) l’acte perlocutoire, accompli par le fait de dire quelque chose, relevant des conséquences de ce qu’on a dit, l’effet produit sur le récepteur.49

La théorie des actes de langage gravite autour des actes illocutoires ou illocutions. L’acte de langage, c’est principalement l’illocution, ce que l’on fait en disant. C’est cette définition de l’acte de langage verbal que nous allons retenir pour la suite. – Austin propose la taxinomie suivante d’actes illocutoires : les verdictifs ou actes juridiques (acquitter, condamner, décréter, etc.), les exercitifs (dégrader, commander, ordonner, pardonner, etc.), les promissifs (promettre, garantir, jurer, etc.), les

comportatifs (s’excuser, remercier, déplorer, etc.), et les expositifs (affirmer, nier,

postuler, remarquer, etc.).

Nous allons appeler cette théorie des actes de langage la théorie linguistique des actes

de langage. Il faut savoir que la traduction exacte de la notion d’acte de langage

utilisée par Austin et Searle est « acte de parole » (speech act). Nous les appelons les actes de langage verbaux, comme la parole comprend en plus l’expression corporelle, de laquelle ne traite pas la théorie linguistique des actes de langage.

Austin a proposé deux termes importants pour désigner l’illocution : le performatif et la force illocutoire. C’est en cela que correspond en nos termes la volonté de l’émetteur. La performance langagière, c’est l’accomplissement de l’acte illocutoire. Celui-ci se caractérise par sa force. Les différents actes illocutoires sont considérés comme des forces illocutoires : « I explained the performance of an act in this new and second sense as the performance of an « illocutionary » act, i.e. performance of an act in saying something as opposed to performance of an act of saying something ; and I shall refer to the doctrine of the different types of function of language here in question as the doctrine of « illocutionary forces ». »50 Austin appelle les verbes avec lesquels on désigne les actes de langage les verbes performatifs : affirmer, demander, promettre, s’excuser, décréter, commander, etc. Ces verbes se distinguent des autres verbes d’action, qui ne sont pas performatifs au sens langagier, comme marcher, conduire, laver, bricoler, sauter, etc.

Searle développe la théorie en la rendant plus explicite et en proposant une taxinomie d’actes de langage plus élaborée. Il propose la formule canonique suivante de l’acte de langage : une force illocutoire qui s’applique à un contenu propositionnel. Ainsi, pour un énoncé donné, Searle distingue le marqueur de la force illocutoire du marqueur du contenu propositionnel. Le marqueur de la force se laisse traduire en verbe performatif.51 Ce verbe peut faire partie de l’énoncé ou non. Par exemple :

A : Je te promets que je vais acheter du sel. Promettre B : Peux-tu me passer le sel ? Requérir C : Il y a du sel. Informer D : Je t’ordonne de me passer le sel. Ordonner

Dans l’énoncé A, il est facile de distinguer le marqueur de la force (Je te promets) du marqueur du contenu propositionnel (je vais acheter du sel), de même dans l’énoncé D. Dans les énoncés B et C, on se réfère aux types de phrases : on peut reconnaître une requête dans une forme interrogative et une information dans une forme indicative.

La théorie de Searle se présente comme une théorie de l’action avec les paramètres nécessaires à son bon déroulement. Comme dans toute action, il y a réussite ou échec, satisfaction ou insatisfaction des actes de langage. Searle a reformulé ces notions

50 Austin (1962 : 99). Traduction : J’expliquais la performance d’un acte dans ce nouveau et deuxième sens comme la performance d’un acte « illocutoire », c’est-à-dire la performance d’un acte en disant quelque chose comme opposée à la performance d’un acte de dire quelque chose ; et je vais me référer à la doctrine des différents types de fonctions du langage en question ici comme la doctrine des « forces illocutoires ».

d’après Austin. Un acte de langage est réussi si l’émetteur arrive à le formuler de sorte à ce qu’il soit compréhensible et il est satisfait s’il atteint le but que l’émetteur vise. Un acte de langage est défectueux s’il n’est pas réussi et il est défectueusement réussi s’il est réussi mais non sincère. Searle propose en plus un certain nombre de critères pour l’accomplissement de l’acte en contexte, dont les différences touchant le but, la direction d’ajustement entre les mots et le monde, les états mentaux exprimés, le degré de force, le statut des interlocuteurs et la façon d’accomplir l’acte de langage.

La taxinomie des actes de langage de Searle est celle que nous allons retenir. Elle se présente comme une correction de celle d’Austin et comprend les cinq types d’actes suivants, définis par leurs buts. 1) Les assertifs, consistant à décrire le monde. Le but est que l’état de choses énoncé est effectivement le cas (affirmer, nier, informer, décrire, etc.) 2) Les directifs, dont le but est d’amener le récepteur à dire ou à faire quelque chose (demander, requérir, ordonner, questionner, suggérer, etc.) 3) Les

commissifs, dont le but est de s’engager à faire quelque chose (promettre, garantir,

offrir, etc.) 4) Les expressifs, dont le but est d’exprimer un état mental (féliciter, s’excuser, remercier, se réjouir, déplorer, etc.) 5) Les déclaratifs, dont le but est de faire exister un état de choses rien que par son énonciation (déclarer, nommer, baptiser, marier, décréter, etc.) Les déclaratifs sont les actes de langage les plus illustres du performatif verbal : c’est faire juste en disant. Ils requièrent souvent un contexte institutionnel approprié. C’est aussi ce genre d’actes de langage qui ont au départ attiré l’attention d’Austin.

Les développements formels de la théorie des actes de langage se basent sur la conception de Searle. La théorie a notamment reçu des formulations logiques, illocutoire52 et interlocutoire.53 Elle a souvent aussi été critiquée, quoiqu’un peu injustement. Les critiques portent souvent sur les classifications de Searle et d’Austin, sans pourtant que soient proposées des classifications plus pertinentes. J’oserai presque dire qu’il n’y a pas de classification des types d’actes de langage plus pertinente que celle de Searle. Personne n’a d’ailleurs proposé des types d’actes de langage complètement différents, car on ne peut pas faire grand-chose d’autre à ce niveau que s’exprimer, asserter, demander, s’engager et déclarer, ou encore des combinaisons de ces types d’actes. Cette classification est canonique.

Les critiques n’aboutissent pas, parce que les auteurs en cause se basent sur des critères linguistiques et grammaticaux pour classer les actes de langage. Rappelons-nous : Austin disait que l’acte de langage n’est ni la phrase ni une autre expression. Il faut bien garder à l’esprit que c’est l’acte qu’on accomplit en disant et pas le type de

phrase. Différents auteurs, comme Wunderlich, Récanati ou Sperber et Wilson,

proposent des regroupements différents ou des simplifications à partir des classifications de Searle et d’Austin. Mais ils le font en se basant sur les types de phrases, comme s’ils oubliaient que l’acte de langage n’est pas la phrase. C’est un

acte mental, compris ou inférable à partir d’une phrase. Si à mon tour je devais parler

d’une illusion, alors je parlerais de l’ « illusion linguistique », cette fois non pas en ce qui concerne la fonction du langage, mais en ce qui concerne l’identification du type

d’acte de langage.

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Searle et Vanderveken (1985)

La classification révisée de Sperber et Wilson est bien connue en pragmatique. Ils proposent de réduire les types d’actes de langage à trois types : les actes de dire que,

dire de et demander si. Mais que font-ils ? Ils les classent encore une fois par types de

phrases : c’est cela l’illusion. C’est probablement parce qu’en tant que linguiste, on cherche à définir les actes de langage à partir des données qu’on étudie : ce sont des données linguistiques. On a alors tendance à coincer ces actes dans des types de phrases qui peuvent leur correspondre, mais pas obligatoirement. C’est comme confondre syntaxe, sémantique et pragmatique. En effet, le mode interrogatif est typique des questions et le mode impératif est typique des ordres, mais on peut aussi les formuler autrement, comme par exemple formuler une requête comme une question (« Peux-tu me passer le sel ? »). Puis, il y a bien une différence entre s’engager à faire quelque chose et asserter quelque chose, même si ces deux types ont pour mode typique le mode indicatif. Puis, on peut aussi asserter en formulant une question rhétorique ; enfin les possibilités sont nombreuses. Par exemple juste dire « le sel » pour prier, ordonner, ou indiquer le sel. Il n’y a pas une correspondance 1 : 1 entre types de phrases et types d’actes de langage. Pour le dire autrement, comme par ailleurs, l’évolution n’est pas « parfaite ». Notre esprit n’a pas évolué d’une manière à ce que chaque volonté ait sa mise en mots univoque et définitive. C’est aussi un effet de la plasticité.

Les types d’actes de langage sont bien des différents types d’actes de volonté de l’émetteur, ceux de Searle notamment, mais ils ne sont pas toujours identifiables à partir des énoncés seuls. Souvent le contexte ou l’expression corporelle permettent de les désambiguïser, mais pas toujours. On ne peut pas toujours savoir, tout simplement parce qu’on ne peut pas lire dans les pensées ou parce qu’on ignore le contexte d’un énoncé. Maintenant, certains critiques diraient que les actes de langage n’existent pas alors, s’ils ne sont pas linguistiquement identifiables : eux aussi sont en proie à l’illusion linguistique.

Ce ne serait pas non plus un choix méthodologique pertinent de définir d’emblée les actes de langage d’un point de vue interactionniste, c’est-à-dire insérés dans le dialogue, comme le propose Jacques.54 Ce n’est pas parce que les questions réclament des réponses qu’on ne pourrait pas parler séparément des types d’actes accomplis par chacun des interlocuteurs : la question de l’un, la réponse de l’autre. On perd de vue les volontés des interlocuteurs quand on envisage leurs productions langagières d’emblée comme couplées, comme s’il fallait les enchaîner les unes aux autres et leur enlever leur flexibilité, tout en décuplant les paramètres à prendre en compte. Ce serait un peu comme prendre l’autoroute avant d’avoir appris à conduire. Non seulement il faut commencer par les unités les plus simples, desquelles sont tissées les conversations, parce qu’on veut les analyser, mais aussi parce qu’il faut se rendre compte que ce sont effectivement des individus avec leurs volontés propres qui émettent les actes de langage, et non pas des fabuleux « intersujets ». Puis il faut faire attention aussi à ne pas confondre les types d’actes de langage avec les énoncés. Austin et Searle ont bien vu qu’il fallait caractériser les actes de langage isolément, du point de vue de leur émetteur. Comment autrement parler de son acte, s’il n’est pas défini par sa volonté ? La formalisation rigoureuse de la théorie par Searle et Vanderveken indique d’ailleurs pour chaque acte de langage les conditions

d’accomplissement, qui permettent de les insérer et de les identifier en contexte, une fois qu’on en tient compte.55

Ce n’est pas parce que le contexte, l’interaction, permet d’identifier les types d’actes de langage, que ces actes ne seraient pas singuliers et pas déterminés par leurs émetteurs en tant que tels ou tels actes.

Les insuffisances que je relève dans la théorie linguistique des actes de langage sont différentes de celles qu’on trouve d’habitude, qui n’en sont même pas de mon point de vue. Les insuffisances de cette théorie tiennent en grande partie au fait qu’elle ne

prend pas en compte le corps et fait ainsi peu cas de l’acte de langage expressif, dont

elle sous-estime l’importance et l’impact. Searle et Austin définissent les actes de langage uniquement à partir de la linguistique (aussi une illusion linguistique finalement) ainsi qu’à partir d’une conception trop cartésienne et cognitiviste de l’homme, doublée d’une conception trop mentaliste et simplifiée de la volonté. On tient peu compte du corps et des émotions, on n’accomplit que des actes de langage verbaux et intentionnels, souvent conventionnels et institutionnels ; on est supposé formuler leur but consciemment, un peu comme au tribunal. On reste confiné aux propositions abstraites, qui ne disent pas tout non plus.

Quand on part du langage verbal, et non pas des sujets parlants, de plus en ne prenant en compte que les mots, on est obligé de spéculer sur ce que les sujets ne verbalisent pas, comme si leurs mots étaient prononcés sans eux. C’est le paradoxe de cette théorie : les auteurs ont d’une part frayé le chemin vers l’action dans l’usage du langage, en dépassant une conception trop représentationnelle du langage avec une conception dynamique, mettant le sujet et sa volonté au centre ; mais c’est comme s’ils avaient fait demi-tour au dernier moment, pour rester finalement dans le monde

représentationnel des propositions verbales et inférences hypothétiques, sans

vraiment le prendre en compte, ce sujet réel, qui est en train de respirer, de parler et d’agir concrètement.

L’autre insuffisance de la théorie linguistique des actes de langage est le revers de la médaille de sa formalisation si remarquable. C’est peut-être le prix à payer quand on pousse très loin la mise en forme, de ne plus pouvoir tenir compte du fond. Désirs, intentions, promesses, etc. n’apparaissent plus que sous forme de marqueurs logiques, comme si tout n’était que pensée. On croirait entendre les mots de Descartes : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. »56 Entre-temps le sujet réel respire, se meut, bouge les sourcils et scrute du regard, il inspire et produit des sons en expirant, en se tournant vers son interlocuteur ou en se détournant de lui.

Nous restons toutefois tournés vers la théorie des actes de langage, parce que, mis à part ses insuffisances, elle est essentielle : elle appelle à être complétée pour être révélée dans toute son ampleur. Nous allons l’élargir et lui donner littéralement corps. L’idée à la base de cette théorie – l’unité minimale de la communication est l’acte de langage – est fondamentale pour rendre compte de la volonté dans la communication. Avec Schopenhauer nous considérons que cette volonté est corporelle : c’est dans le mouvement du corps que se lit son action. C’est là que tout commence. Searle semble

55

Searle et Vanderveken (1985)

d’ailleurs nous envoyer sur la piste quand il dit : « The general approach that I am advocating is that we need to think of language as a manifestation and extension of more biologically primitive forms of intentionality. It is a mistake to treat language as if it were not part of human biology. »57

Nous insérons les actes de langage dans la perspective évolutionniste. Ce ne sont pas que des formes d’actes, mais ils ont un contenu, dont on peut présupposer qu’il présente un avantage sélectif. Dans cette perspective, on peut supposer qu’on ne dit, demande, promet et déclare pas n’importe quoi, mais des choses qui sont avantageuses pour la survie et le bien-être.

Dans ce cadre, nous allons reprendre la théorie des actes de langage à partir de sa notion centrale, qui dès le début a été la plus ambiguë et qui jusqu’à ce jour est restée la plus ambiguë, mais dont la théorisation aurait été nécessaire dès le début. C’est la notion de force. Tout en maintenant la classification de Searle et ses développements formels, nous revenons sur le questionnement initial d’Austin quant à la force : « there is a further question distinct from this as to what was the force, as we may call it, of the utterance. We may be quite clear what « Shut the door » means, but not yet at all clear on the further point as to whether as uttered at a certain time it was an order, an entreaty, or whatnot. What we need besides the old doctrine about meanings is a new doctrine about all the possible forces of utterances, towards the discovery of which our proposed list of explicit performative verbs would be a very great help; and then, going on from there, an investigation of the various terms of appraisal that we use in discussing speech-acts of this, that, or the other precise kind-orders, warnings, and the like. »58

Pour aborder la force, nous sortons de la linguistique. Car la force est quelque chose de physique, se référant à de l’énergie, celle du vivant précisément, qui se manifeste dans une activation comportementale, et par conséquent dans une expression. Nous entrons ainsi dans la biologie, l’éthologie et la psychologie des émotions et de la motivation. En suivant Schopenhauer, nous ramenons évidemment la force à la

volonté.

Dans la théorie linguistique des actes de langage, il y a eu dès le début une confusion de ce qui est proprement dynamique, c’est-à-dire les forces, avec les illocutions que sont les actes de langage verbaux (assertifs, directifs, etc.), qui, eux, sont proprement représentationnels. Certes, le degré de force se réfère dans cette théorie aussi à des humeurs, des états émotionnels du locuteur, etc. Mais on ne mentionne que brièvement les éléments expressifs correspondants, comme l’intonation, sans les ordonner ou en rendre compte plus explicitement. Les forces ont été confondues avec

57 Searle (2007 : 8). Traduction : L’approche générale que je défends c’est que nous devons considérer le langage comme une manifestation et une extension de formes d’intentionnalité biologiquement plus primitives. C’est une erreur de traiter le langage comme s’il ne faisait pas partie de la biologie humaine.