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CHAPITRE II : LA VOLONTE CORPORELLE

II.3. Volonté instinctive-émotionnelle et volonté intentionnelle

II.3.4. L’autovolontaire et l’egovolontaire

Il y a une distinction supplémentaire que nous devons faire dans le fonctionnement de notre volonté. C’est plus généralement la distinction entre nos actions impulsées automatiquement et celles qui sont impulsées par une décision consciente. Cette distinction recouvre en partie celle entre volonté instinctive-émotionnelle et volonté intentionnelle, mais ne se confond pas entièrement avec elle. D’une part, la volonté instinctive-émotionnelle agit toujours de façon automatique et échappe au contrôle conscient. Mais une action de la volonté intentionnelle peut aussi se dérouler de façon automatique. Tous les comportements routiniers que nous effectuons en continu, comme changer de vitesse en voiture ou taper sur un clavier, tout en restant intentionnels, peuvent devenir automatisés au point de ne se trouver plus qu’au bord de la conscience. Seulement les décisions intentionnelles impulsées consciemment ne sont pas automatiques.

Les comportements automatisés – que ce soient des réflexes, des tendances à l’action émotionnelles ou des comportements intentionnels – se rejoignent comme allant de soi. Quelque soit l’endroit de décision, dans tous ces cas, le corps veut tout seul, sans avoir besoin de contrôle conscient. Nos allons appeler ces décisions et ces actions « autovolontaires », voulant dire ce qui veut de soi-même. Dans les décisions intentionnelles avec impulsion consciente, par contre, nous avons le sentiment que ce sommes nous comme agents conscients qui agissons. Nous allons appeler ces décisions et actions « egovolontaires », voulant dire que c’est le « je » qui veut ou, si on veut, la fonction ego de l’organisme, ce qui reste à prendre en charge par l’agent conscient.

Les deux termes qui permettent de distinguer entre ce qui dans le corps et dans la conscience de soi agit par soi-même et ce qui agit suite à une impulsion consciente sont : l’autovolontaire et l’egovolontaire. Cette distinction devrait

remplacer l’ancienne distinction, peu pertinente, entre volontaire et involontaire, qui appelle vaguement involontaire tout ce qui n’est pas contrôlé ou prévu consciemment. Nous définissons donc les termes comme suit :

- Autovolontaire : l’action est impulsée automatiquement, ce qui veut de soi-même, sans contrôle conscient : processus corporels, réflexes, instincts et émotions, impulsions à l’action inconscientes et aussi conscientes mais non contrôlées consciemment, finalement les actions intentionnelles automatisées.

- Egovolontaire : l’action est impulsée par la volonté consciente, contrôlée consciemment par l’ego, le « je » ; ce sont les actions qu’on appelle traditionnellement « volontaires ».

Les termes autovolontaire et egovolontaire sont des adjectifs (et adverbes) par lesquels nous pouvons caractériser le type de décision, de motivation, d’action volontaire. Il y a une gradation : un acte egovolontaire peut redevenir autovolontaire avec l’apprentissage et l’habitude. Les instincts et les émotions sont toujours autovolontaires, les intentions sont en partie auto- et en partie egovolontaires.

L’egovolontaire est plus exactement la partie de la volonté intentionnelle contrôlée consciemment, où l’on fait consciemment usage de sa volonté. L’egovolontaire se définit par le fait que l’ego, la personne, la partie « je » de l’organisme, utilise sa volonté. Dans ce cas, c’est lui en tant que sujet conscient qui impulse l’action de sa volonté. Autrement, quand on ne fait pas usage de sa volonté, elle est capable de se prendre en charge elle-même : elle agit alors de façon autovolontaire, c’est-à-dire par elle-même. C’est quand le corps, système nerveux y compris, agit par lui-même.

Certains dualistes, qui prennent conscience de quelque chose qui veut en eux, mais sans contrôler cette volonté, ne veulent pas s’attribuer ce fonctionnement autovolontaire. Ils ne veulent même pas l’appeler volontaire, bien que ce sont eux-mêmes qui agissent. Nous pouvons voir en Maine de Biran le porte-parole de l’egovolontaire par opposition à l’autovolontaire, notamment quand il dit : « En effet, le moi ne saurait s’attribuer à lui-même comme cause ces sortes de sensations, de mouvements où il n’interviendrait, pour ainsi dire, que comme témoin ou sujet passif. »134 Une formulation plus exacte serait : nous ne participons pas consciemment à toutes les décisions de notre volonté. Des répliques bien formulées seraient les propos que Nietzsche fait tenir à Zarathoustra face aux détracteurs du corps. Sa distinction entre le corps défini comme le soi et l’esprit défini comme le je rejoint notre distinction entre autovolontaire et egovolontaire. Le je, l’ego auquel on s’identifie surtout dans les choix conscients, est une partie de soi, c’est-à-dire du corps propre, qui agit autovolontairement. Comme le met au point Nietzsche, on est le corps propre et c’est ce corps propre qui produit l’ego : « dein Leib und seine grosse Vernunft : die sagt nicht Ich, aber tut Ich. » 135. Le mouvement du corps est toujours un acte de la volonté qui l’habite.

De plus, d’un point de vue extérieur sur le comportement de l’homme, la distinction entre auto- et egovolontaire n’est même pas pertinente. Cet être vivant se comporte

134 Maine de Biran (1966 : 6)

135

Nietzsche (1891 : 29). Traduction : Ton corps et sa grande raison: elle ne dit pas « je », mais elle fait « je ».

tout simplement. Il agit, qu’il ait une expérience subjective de déclencher son action ou non. Mais c’est du point de vue interne, subjectif à nous, que cette distinction importe. Car nous ressentons une différence entre les actes que notre corps accomplit de lui-même (autovolontaires) et ceux que nous déclenchons consciemment (egovolontaires) ou que nous avons au moins l’impression de déclencher consciemment.

Si la distinction entre auto- et egovolontaire n’est pas évidente à observer, c’est parce que c’est l’activité d’une même volonté, se matérialisant dans un même corps, dans lequel tout est relié et qui agit de façon coordonnée. Nos actes sont en partie auto- et en partie egovolontaires, avec une participation relative de l’une et de l’autre composante. On ne peut d’ailleurs pas agir uniquement de façon egovolontaire, en contrôlant consciemment tous les mouvements qu’on produit. Comme nous l’apprend la physiologie humaine, on peut essayer de distinguer entre actes volontaires (que nous appelons egovolontaires) et involontaires (que nous appelons autovolontaires), mais pratiquement tous les comportements comprennent ces deux composantes jusqu’à indistinction.

Même une action demandant un degré de conscience élevé, comme par exemple enfiler un fil sur une aiguille, fait intervenir le maintien postural inconscient de la main et de l’avant-bras et une inhibition des muscles antagonistes, dont l’activité pourrait entraver l’action recherchée.136

Dans le même ordre d’idées, Ribot notait que « l’activité volontaire (en nos termes egovolontaire) nous apparaît comme un moment dans cette évolution ascendante qui va du réflexe simple, dont la tendance au mouvement est irrésistible, à l’idée abstraite, où la tendance à l’acte est à son minimum. On n’en peut fixer rigoureusement ni le commencement ni la fin, la transition d’une forme à l’autre étant presque insensible. »137

Le comportement apparaît dans son ensemble comme l’activité d’une seule et unique volonté, qui utilise de façon coordonnée plusieurs centres de décision pour impulser et contrôler le mouvement, consciemment ou non.

Le jeu d’ensemble de ce que nous appelons l’autovolontaire et l’egovolontaire est bien illustré dans l’exemple suivant de Damasio : « Vous vous levez et marchez, tout en prenant un livre, et commencez à parler. Votre ami dit quelque chose d’amusant ; vous vous mettez à rire. Vous voici donc à présent en train de produire des mouvements avec tout votre corps, en vous levant et en commençant votre trajectoire, et en adoptant, dans ce but, une certaine posture ; vos jambes sont en mouvement, de même que votre bras droit ; de même que des parties de votre appareil vocal ; ainsi que les muscles de votre visage, de votre cage thoracique et du diaphragme, au moment où vous riez. Il y a une demi-douzaine de générateurs moteurs séparés, chacun jouant son rôle, certains sous contrôle (ego-) volontaire (ceux qui vous aident à saisir le livre), d’autres pas (ceux qui contrôlent la posture du corps ou le rire). Mais tous sont magnifiquement coordonnés en temps et lieu, en sorte que vos mouvements s’effectuent de manière homogène et semblent émaner d’une seule et unique source et d’une seule et unique volonté (moi qui souligne). »138

136 Vander, Sherman et Lucinao (2007 : 314)

137

Ribot (1900 : 12-13)