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CHAPITRE III : LE LANGAGE DE LA VOLONTE

III.1. Langage et communication

Un langage est un système de signes qui permet de communiquer. Les signes sont produits par un émetteur et fonctionnent comme des messages destinés à un récepteur. Ce récepteur comprend ces signes comme des messages : ainsi une communication a eu lieu. Il faut distinguer le langage de la communication et la communication intentionnelle de la communication non-intentionnelle.

Il y a deux tendances potentiellement divergentes pour définir le langage. Elles aboutissent à deux positions extrêmes : dans l’une on dit que seulement le langage verbal des êtres humains mérite l’appellation de « langage », et on tend ainsi à l’assimiler à la pensée – et à finir par le limiter à celle-ci ; dans l’autre on appelle langage tout moyen et tout système qui puisse servir à communiquer : langage verbal, langage du corps, musique, peinture, publicité, tous les moyens de communication des animaux et, par extension, tous les signes qu’on peut identifier dans la nature et dans le monde qui nous entoure. Nous allons rejoindre la deuxième position, qui définit le langage en un sens large du terme. Nonobstant cette prise de position, nous considérons que les deux positions ont raison : à la fois et chacune à sa manière.

Tout ce qui nous donne des signes dont les référents sont systématiquement identifiables peut constituer un langage, que ces signes soient émis intentionnellement ou non, qu’ils soient compris consciemment ou non. Il y a deux valeurs distinctes du signe au niveau de ce qu’il désigne. Le signe est d’une part l’expression d’un état de celui qui le produit, signifiant l’émotion, l’attitude ou l’effort qu’il exprime à travers son corps et sa voix en agissant. Le signe renvoie d’autre part à autre chose, ce qu’on appelle communément son référent : ce que signifient les mots énoncés ou l’objet pointé du doigt. Dans sa théorie du langage, Bühler les appelle respectivement les valeurs symptôme et symbole du signe langagier.315 J’appelle de même la première valeur du signe un symptôme de l’émetteur : c’est l’expression d’un état de soi. Mais je n’appelle pas la deuxième valeur en général un symbole : je l’appelle plus généralement un signe représentatif (car il peut s’agir d’autres types de représentations que de symboles).

En termes de Saussure316, le signe devient d’une part le signifiant d’un état de soi, car en tant qu’il est symptôme, un état de soi est signifié. Il devient d’autre part le signifiant d’un référent représenté en tant que signe objectif : est alors signifié le concept que désigne le signe représentatif. L’état de soi qui est signifié n’est par contre pas en premier lieu un concept, mais plus directement un état psychique, un sentiment, telle une émotion ou une attitude, réelle ou feinte, qui s’exprime.

Un signe renvoie à quelque chose pour quelqu’un : il devient un signal pour un récepteur. Ainsi le schéma triangulaire de la communication se complète : en même temps on exprime un état de soi, on fait référence à quelque chose et on influence autrui. Ainsi, un singe qui émet un cri d’alarme exprime en même temps un état émotionnel, désigne selon le type de cri un danger, par exemple un léopard ou un aigle, et alerte ses congénères au niveau du signal. Ces derniers réagissent en allant se cacher dans les arbres ou en regardant en l’air. De même, l’homme qui découvre une

315

Bühler (1934)

source de danger exprime en même temps un état émotionnel ou une attitude, désigne verbalement de quel danger il s’agit, par exemple un feu ou des cambrioleurs, et alerte ses congénères au niveau du signal. Ces derniers vont alors sortir du bâtiment, demander l’émetteur s’il faut appeler les pompiers ou la police ou rester dans leurs lits.

Le langage de la volonté regroupe les signes qui renseignent sur la volonté du sujet, sans qu’ils soient nécessairement communiqués intentionnellement. Ce point est très important. Ce sont des signes corporels et verbaux, marqueurs de la volonté du sujet. Le langage corporel de la volonté, ce sont les émotions et les intentions exprimées par le corps et la voix. Ce sont les symptômes de la volonté. Le corps est lui-même le référent du signe qu’il émet, ce qui fait en sorte qu’il communique directement son état volitif. Le langage corporel de la volonté est en ce sens primaire. Il constitue l’appréhension la plus immédiate que nous pouvons en avoir. Cette communication est implicite. Le langage verbal de la volonté, ce sont les émotions et les intentions représentées par le verbe. Ce sont les signes représentatifs de la volonté. Le langage verbal de la volonté est secondaire, puisqu’il dérive de son expression primaire par le corps. Il n’incarne pas la volonté comme l’expression corporelle : il y renvoie au moyen d’un signifiant abstrait. Il a par contre l’avantage d’être plus explicite et de diversifier encore davantage les volontés exprimées.

La communication s’inscrit dans l’interaction. On comprend généralement bien ce qu’on entend par la notion d’interaction, bien qu’elle soit elle-même ambiguë, comme s’il s’agissait d’une « action entre ». L’interaction sociale est généralement définie comme « l’influence réciproque exercée par des individus et des groupes en tant qu’elle porte sur leurs attitudes et leurs actions dans le processus de communication. »317 Goffman a défini l’interaction à peu près de la même manière : l’influence que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres ; une interaction étant définie comme l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence continue les uns des autres (une « rencontre »).318 Ce que la notion d’interaction veut ainsi dire semble évident ; cela saute aux yeux et ne nécessite pas davantage d’explication à ce niveau de définition. Mais la notion elle-même ne me semble pas très pertinente : il ne s’agit pas d’une « action entre » – comme le sont un interlude, un intermezzo ou un intermittent du spectacle – ; c’est plutôt l’action de l’un sur l’autre et vice-versa, l’influence réciproque, comme nous avons vu. Pourtant, je pense qu’il est un peu inopportun maintenant de remplacer la notion d’interaction, qu’on trouve dans tous les livres, par une autre.

La communication est une dilatation représentationnelle de l’interaction. La communication n’est pas le comportement, la caresse, la danse, le combat ou l’action collective proprement dits ; ces comportements se trouvent réduits à leur amorce pour laisser se déployer un champ représentationnel, dans lequel on les signifie. Non seulement on les signifie, de plus on en fait abstraction pour signifier autre chose, en parlant de toutes choses, en décrivant le monde. Mais le comportement, c’est-à-dire

l’action, productrice de cet échange de signes, est loin d’être effacée par la

représentation.

317

Fröhlich (1997 : 223)

Comme le langage, la communication se laisse définir au sens large et au sens restreint. Nous prenons en compte les deux. Nos définissons la communication au sens large, qu’on appeler la communication indirecte, suivant la formule de Watzlawick : tout comportement en présence d’une autre personne est communication.319 , une définition générale de la communication par ailleurs pertinnemment synthétisée par Spitz : « Qu’est-ce que la communication ? Tout changement perceptible du comportement, intentionnel ou pas, dirigé ou non, par l’entremise duquel une ou plusieurs personnes peuvent influencer volontairement ou involontairement la perception, les sentiments, les pensées ou les actions d’une ou de plusieurs personnes. »320 Une définition plus générale encore nous est livrée par Merleau-Ponty : « Toute perception est une communication ou une communion, une reprise ou l’achèvement par nous d’une intention étrangère ou inversement l’accomplissement au dehors de nos puissances perceptives et comme un accouplement de notre corps avec les choses. »321

La communication directe ou au sens restreint est une spécialisation, une accentuation intentionnelle des aspects communicatifs de l’interaction, une délimitation du champ d’attention, une focalisation sur le fait qu’on communique en se percevant les uns les autres. C’est la communication intentionnelle, une exploitation de l’interaction, qui se prolonge dans les représentations mutuellement partagées. Ce n’est que l’attention conjointe qui rend la communication directe. Mais elle n’est pas propre aux humains ; par contre être conscient qu’on porte conjointement attention à un même objet est spécifiquement humain. La communication intentionnelle consciente se caractérise par l’intention consciente de l’émetteur de porter l’attention du récepteur sur un objet et de la conscience mutuellement partagée par les deux de cet objet et de cette intention. A sait que B a l’intention de communiquer avec lui et B sait que A a compris cette intention et qu’il répond de même de façon intentionnelle.

Entre la définition la plus large de la communication, selon laquelle tout comportement est communication, comme le prétendent suite à Bateson des chercheurs de l’école de Palo Alto comme Goffman et Watzlawick322

, et la définition la plus restreinte qui ne parle de communication véritable que lorsqu’on utilise intentionnellement un signe, qui se destine à devenir un motif pour l’interlocuteur, et avec lequel on vise à agir sur lui, et vice versa, il y a plusieurs degrés.

Par exemple quand soudainement une foule de gens se met à courir dans une direction et que je suis pris par ce mouvement en leur suivant immédiatement, ils m’ont communiqué le message « cours par là », bien que ni eux, ni moi n’aient eu l’intention de communiquer ce message – peut-être ni même de courir. Il y a communication, car il y a influence au moyen d’un signe. Le comportement de la foule qui court est pour moi un signe qui me dit de me mettre à courir aussi. Il y a émetteur et récepteur, bien que les deux soient peu ou pas conscients du tout d’occuper ces rôles dans le feu de l’action. Voilà ce que nous allons appeler une communication au sens large, très efficace d’ailleurs. 319 Winkin (Dir.) (1981) 320 Spitz (1965 : 96) 321 Merleau-Ponty (1945 : 370) 322 Winkin (Dir.) (1981)

La communication indirecte devient communication directe quand, entre personnes en interaction, l’une d’entre elles au moins est consciente de ce qui se passe en termes de signes, c’est-à-dire quand l’une d’elles au moins se rend compte ou d’émettre ou de recevoir un signe. Une expression inconsciente d’une personne devient par exemple la cause d’une communication consciente et intentionnelle de la part d’une autre personne. Il n’est pas pourtant pas à exclure que cela puisse se passer inconsciemment : que des personnes puissent communiquer intentionnellement, c’est-à-dire mettre en commun des signes pour faire penser et agir, mais sans s’en rendre compte.

Dans une communication directe et adressée on veut toujours influencer autrui. D’une manière ou d’une autre, on veut toujours modifier son comportement : qu’il fasse ce qu’on veut, qu’il écoute, regarde, sente, comprenne, avale et dise ou fasse ce qu’on lui demande ou ce qu’on attend de lui, ce qu’on aimerait qu’il dise ou fasse. On n’a pas toujours besoin de le dire explicitement : on le fait rien qu’en choisissant ses habits avant de sortir.

La notion d’influence est la dénomination de la causalité dans la communication. Une énonciation est la cause d’une réception, qui, elle, cause la réponse, et ainsi de suite. Du point de vue interne, c’est de la motivation. Il y a communication entre A et B quand le motif qui fait agir A provient, au moins en partie, d’une action (intentionnelle ou non) de B qui est perçue comme un signe, et vice versa. La communication est une motivation intersubjective. La motivation est cette forme de causalité qui traverse la cognition. Un motif fait agir. Un stimulus peut évidemment aussi servir à communiquer, comme dans la communication tactile.

Toute communication est engendrée par des motifs (ou des stimuli). Les interactions se construisent et se déconstruisent d’une part en fonction des rapports de convergence et de divergence entre les interactants et leurs propos, tant en ce qui concerne l’étendue de rapprochement et de distanciation, tant en ce qui concerne la nature de ces rapports (par exemple coopérative vs concurrentielle), d’autre part en fonction des buts de l’interaction : survie et pouvoir, appétit sexuel, etc. Plusieurs de ces rapports se laissent superposer.

Ce qui lie les interlocuteurs, ce n’est pas forcément un enjeu commun – chacun peut avoir son enjeu de son côté – mais un objet commun, capable de motiver les volontés de chacun, qui peuvent s’unir en une volonté collective ou alors poursuivre leurs buts chacun de son côté ou se concurrencer. C’est ce dont on parle, l’objet du discours ou de la communication en général, ce qu’on appelle fréquemment le « sujet » de la conversation, bien qu’il s’agit d’un objet. Cet objet est l’issue commune : aussitôt commun, il se décline de chaque côté en l’objet de la volonté pour chacun des participants. De cet objet commun identifié, chacun en fait son motif, son enjeu, son but. Ce sont des objets qu’on crée dans l’interaction ou alors qu’on tire par les cheveux pour les ramener avec force dans la conversation, tellement on a des fois du mal à les trouver (par exemple « ne trouves-tu pas que les murs sont perpendiculaires ce soir ? »), ou alors des objets qui nous attisent, ces objets de désir irrépressibles, comme le sont les objets de nos commérages, nos passions partagées, et les informations utiles pour notre survie.

Le monde comme représentation est une toile et la communication de ce monde une peinture à l’huile toujours renouvelée qui représente les mêmes événements. Chacun les dépeint différemment, suivant sa subjectivité. On peut mélanger les couleurs sur la toile, repeindre une même chose autrement ou carrément peindre autre chose à la place ou encore rajouter des couches quand la peinture est sèche – et enfin, on ne voit plus ce qu’il y avait au départ. La toile est blanche et vide au départ, comme les événements eux-mêmes sont absents dans le langage verbal : il les reproduit, les forme ou les déforme abstraitement. Il n’y a pas que des réalistes, mais aussi des véritables expressionnistes parmi les hommes communicants : ils dépeignent les événements d’une façon tellement tordue quand ils les relatent, qu’on croirait qu’il ne s’agit plus des mêmes événements.